“S’appeler Colruyt est souvent un inconvénient”

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Les cousins Jef et Frans Colruyt vivaient dans la même rue, faisaient souvent la course sur leur petit vélo et fréquentaient la même patrouille de scouts, à Hal. Aujourd’hui, ils travaillent dans le même groupe, mais Jef, le plus âgé, a gardé un ascendant sur Frans…

Frans Colruyt

l 49 ans

l Etudes : graduat en mécanique automobile, candidatures d’ingénieur industriel en électronique.

l Début de carrière : a travaillé chez Mabille comme spécialiste en électricité et en électronique automobile puis comme vendeur d’appareils de mesure chez Phimar.

l Débuts chez Colruyt : dans un magasin, en 1989, avant de rejoindre divers départements au sein du groupe. Siège aujourd’hui dans le conseil d’administration du Groupe Colruyt.

l Depuis 2005 : responsable de Spar Retail.

Jef Colruyt

l 51 ans

l Etudes :électromécanique et langues en France et aux Etats-Unis.

l Début de carrière : vendeur pour Dexion (systèmes logistiques) en Allemagne puis représentant pour Marchal Systems (pompes chimiques) à Bruxelles.

l Débuts chez Colruyt : en 1986, dans divers départements.

l Depuis 1994 : président du Groupe Colruyt.

Les cousins Jef et Frans Colruyt – leurs pères étaient frères – ne se sont jamais perdus de vue. Aux jeux de leur enfance a succédé le travail, dans le groupe familial. Le premier est président du Groupe Colruyt, le second est directeur de Spar, une division du groupe de distribution coté en Bourse. Comme presque tous ceux qui travaillent en étroite collaboration dans le Groupe Colruyt, ils connaissent leur MBTI respectif, ce groupe de quatre lettres qui résume le profil psychologique d’une personne. Chacun connaît donc les points forts et faibles de l’autre. “Nous ne parlerons pas de mes faiblesses aujourd’hui, lance Jef à Frans. A moins que tu parles aussi des tiennes.” L’interview peut commencer.

TRENDS-TENDANCES. Les concurrents semblent peu à peu réussir à se dégager de la politique de suiveur des prix de Colruyt.

FRANS COLRUYT. Ils testent à nouveau des méthodes pour nous tailler des croupières. C’est agréable d’être ainsi mis au défi.

JEF COLRUYT. Cela se produit régulièrement mais cette fois-ci, une créativité nouvelle inspire le marché. Les coups que nous portent nos concurrents, nous irritent parfois un peu, en interne. Il faut l’avouer. Mais je dis toujours que cela fait partie du jeu.

Delhaize, par exemple, grignote des parts de marché.

JEF. C’est logique. Comme Carrefour cherche sa voie sur le marché belge, des opportunités se présentent. Selon moi, Delhaize aurait pu s’emparer de ce terrain plus tôt mais il vient seulement de découvrir la manière de convaincre les clients de Carrefour, manifestement. Les hard discounters (Aldi, Lidl) ont aussi gagné du terrain pendant tout un temps. A présent, ils sont à nouveau en quête de clients. Ces glissements de clientèle durent en moyenne un an ou deux. Ensuite, cela repart dans l’autre direction.

Vous n’avez pas profité des récents changements survenus sur le marché du retail néerlandais alors qu’auparavant, vous n’excluiez pas une acquisition outre-Moerdijk.

JEF. Savez-vous comment les choses se présentent aujourd’hui sur le marché néerlandais ? Nous avons finalement décidé de laisser les Néerlandais jouer la partie entre eux. S’il y a des entreprises où nous nous sentons bien et qui veulent collaborer avec nous, nous sommes disposés à examiner toutes les propositions. Mais en ce moment, cela ne nous dit rien. Laissons d’abord les Néerlandais s’expliquer entre eux.

Pensez-vous que des chaînes néerlandaises, comme Albert Heijn, viendront aussi prendre part à la bagarre sur le marché belge ?

JEF. Je l’ignore. D’aucuns ont spéculé sur une éventuelle reprise de Carrefour Belgique par Albert Heijn. Les rumeurs sur le départ de Carrefour fusent. Si Carrefour décidait de s’en aller, quelqu’un d’autre pourrait alors immédiatement sauter sur le dossier. En ce qui nous concerne, nous voulons surtout nous occuper de nos propres formules et de notre marque. Sinon, c’est comme si pendant le repas, vous étiez tout le temps en train de reluquer l’assiette du voisin alors que la vôtre est encore pleine. Colruyt a encore des perspectives de croissance plus que suffisantes. En Belgique, nous pouvons encore ouvrir une quarantaine de magasins Colruyt, 100 OKay et 50 à 100 nouveaux établissements Spar. Nous laissons donc les gens de Carrefour faire leur travail et espérons qu’ils finiront par trouver leur place en Belgique. Car après tout, la concurrence nous garde en forme.

La crise, voilà encore un facteur qui garde en forme. Comment la voyez-vous évoluer ?

JEF. Longtemps après l’éclatement de la crise, les clients se permettaient encore souvent un petit extra. A présent, ils se montrent plus prudents.

FRANS. Il ne faut tout de même pas faire paraître la crise plus grave qu’elle ne l’est : on entend parfois parler de la situation économique sur un ton très pessimiste mais il ne faut pas exagérer. Il y a en effet une pression sur les dépenses des consommateurs mais nous ne la ressentons pas comme catastrophique. Trop d’entreprises serrent le frein à main et attendent. Mais combien de temps la crise durera-t-elle encore ?

JEF. Selon mes estimations, il faudra sans doute encore patienter jusqu’à la fin de l’année avant de percevoir les premiers signes d’une reprise économique. Mais il se pourrait que la crise dure plus longtemps. Il s’agit à présent de trouver une nouvelle orientation. Cela m’irrite de voir qu’on s’attend souvent à ce que l’Etat résolve tous les problèmes. Qu’il y a un manque d’initiative au niveau des individus, des groupements et des entreprises. Mais ce qui me préoccupe encore plus, c’est l’immobilisme politique en Belgique. Aujourd’hui, les politiciens prennent à peine les décisions qui sont nécessaires à moyen terme. Cette paralysie a au moins autant d’effet sur les gens que la crise bancaire et la situation économique elles-mêmes. S’il vous plaît, osez pour une fois décider un certain nombre de choses !

FRANS. La politique politicienne domine encore, il n’y a pas de vision à long terme. Aux Pays-Bas, par contre, ils sont plus conséquents, ils osent prendre des décisions importantes comme par exemple, celle consistant à relever l’âge de la pension.

JEF. Ici, c’est le règne de la politique de la jalousie. Tous les politiciens s’en prennent les uns aux autres. Je n’aimerais pas être dans la peau de l’un d’eux, mais bon sang, tout de même… Payons-nous des impôts pour assister à ce spectacle ?

Les politiciens savent probablement aussi que vous n’aimez pas payer des contributions.

JEF. Je ne vois pas d’inconvénient à en payer. Je n’accepte tout simplement pas que 50 % de la valeur ajoutée que Colruyt crée, aillent à l’Etat et y soient utilisés d’une façon inefficace.

FRANS. En tant qu’entreprise, on a parfois le sentiment qu’avec l’argent des impôts, on peut créer plus de valeur ajoutée que le gouvernement.

Malgré les impôts payés, la famille Colruyt reste l’une des familles les plus riches du pays.

JEF.(il soupire) Honnêtement, je ne m’intéresse pas àça et j’ai l’impression que Frans non plus. De plus, ce n’est pas parce que j’aime lire des magazines automobiles que j’ai un garage plein d’ancêtres. Ces voitures, il faut les entretenir, payer des assurances démentielles. Non merci ! Par contre, j’aime les bons restaurants et passer d’agréables vacances. Nous ne sommes ni l’un ni l’autre du genre à collectionner des biens matériels. Pour le reste, nous nous occupons simplement de notre travail.

Vous avez estimé que les salaires les plus élevés ne devaient pas être publiés.

JEF. Quand un conseil d’administration fait bien son boulot – et c’est le cas chez Colruyt -, alors, cela n’est pas un problème.

Cela n’avait-il rien à voir avec le fait que votre rémunération a encore augmenté ?

JEF. Non, car je sais ce que je gagne. Je connais aussi les salaires pratiqués dans le marché et je sais que le mien n’est pas démesuré. J’estime que le dossier sur les gros salaires est monté en épingle. Le seul effet que cela aura, c’est une augmentation des rémunérations. On voit peu à peu apparaître un indice de la jalousie.

Même en des temps de crise ?

JEF. Le secteur bancaire paie toujours plus que celui de la distribution, vous savez.

Le conseil d’administration du Groupe Colruyt ne compte qu’un seul véritable administrateur indépendant depuis 2005. Est-ce bien conforme aux règles de la gouvernance d’entreprise ?

FRANS. Nous essayons de bien diriger l’entreprise et quand la valeur ajoutée des administrateurs est complémentaire, pourquoi opteriez-vous pour un conseil d’administration plus étendu ? La question essentielle est de savoir si cela va profiter à l’entreprise. Or nous n’en sommes pas convaincus.

JEF. Voyez le monde bancaire. Tous les codes y étaient déjà appliqués soi-disant à la lettre. Il y avait des textes avec de magnifiques descriptions dans les rapports. Quelques années plus tard, nous voyons la triste réalité. Je préfère tout de même – si je peux le dire platement – un peu moins de blabla et un peu plus d’action. Mais en silence.

Les locaux du siège central de Colruyt sont néanmoins insonorisés. N’est-ce pas parce que vous n’hésitez pas à crier ?

JEF. Cela permet en effet d’élever parfois la voix sans déranger les personnes qui travaillent à côté de votre bureau. Il nous arrive de temps à autre d’exprimer nos émotions, de nous laisser aller.

FRANS. Mais vraiment “gueuler”, c’est exagéré. Nous donnons naturellement libre cours à nos émotions pendant les réunions. Cela arrive et il faut pouvoir le faire. Ces panneaux sont là depuis 40 ou 50 ans. Ils sont sans doute un peu vieillots mais ils offrent l’avantage d’une acoustique agréable.

Y a-t-il souvent des heurts entre vous deux ?

FRANS. Nous sommes complémentaires. J’aime bien nous comparer à un architecte et à un ingénieur. Jef est quelqu’un qui conçoit les grandes lignes et les structures tandis que moi, je me concentre plus sur la façon dont nous devons vraiment réaliser les choses. Jef m’exhorte parfois àêtre moins concret et à penser avec lui aux grandes lignes. Il m’emmène parfois dans les airs au lieu que ce soit moi qui le ramène sur terre.

Quand vous avez pris la direction de Spar Retail, c’était encore un dossier à problèmes.

FRANS. Un dossier d’opportunités.

Avez-vous reçu cette fonction parce que c’est aux membres de la famille qu’on confie les dossiers importants ?

FRANS. (à Jef) A-t-on envisagé les choses sous cet angle ?

JEF. Non. J’avais simplement le sentiment que Frans était prêt pour cette tâche. Et ce qui ne gâchait rien : il a véritablement la culture Colruyt dans les gènes.

FRANS. Pour les exploitants indépendants des magasins Spar, ce fut un signal que nos intentions à leur égard étaient sérieuses.

JEF. Mais le nom n’a certainement pas été un critère de décision. S’il y avait eu à ce moment-là d’autres personnes dans l’organisation qui étaient prêtes pour la tâche, quelqu’un d’autre aurait obtenu le poste. Sur les 20.000 travailleurs que compte notre groupe, il y a à peine neuf membres de la famille.

N’est-il pas étrange que vous deviez décider de la fonction de votre cousin qui a à peine deux ans de moins que vous ?

JEF. Non, car c’est aussi l’organisation qui prend cette décision. Je ne peux pas simplement dire que quelqu’un deviendra membre de la direction. Certes, c’est moi qui dois prendre la décision finale et en discuter avec le conseil d’administration mais on sent bien sur le terrain qui est capable, qui est compétent. Il m’est déjà arrivé de me tromper, de penser qu’une personne était celle qu’il fallait pour un emploi. L’organisation a alors très clairement signalé que ce n’était pas le cas.

FRANS. On essaie toujours de nous comparer, Jef et moi. Je ne suis pas Jef et Jef n’est pas moi. Le bouddhisme zen (Ndlr : dont Jef est un fervent pratiquant) me passionne aussi mais j’ai tout autant besoin d’exercice physique. Je veux pouvoir m’éclater en dansant, par exemple. J’ai besoin de cette combinaison. Je veux surtout pouvoir être moi-même.

JEF. On est continuellement confrontéà l’étiquette Colruyt. Les gens pensent que c’est un avantage mais c’est souvent un grand inconvénient. Il y a beaucoup de préjugés. Quand j’ai débuté dans l’entreprise, j’avais le sentiment que j’avais intérêt à faire un peu mieux que les autres pour compenser le désavantage du nom.

FRANS. Ici, quand vous portez le nom de Colruyt, vous êtes plus dans le collimateur. Si vous faites une erreur, on l’amplifie. A cause de votre nom, vos erreurs ne passent jamais inaperçues.

JEF. Dans la famille, nous nous efforçons aussi de rappeler que les gens ont un nom mais aussi un prénom.

En raison du nom, justement, on entend souvent dans le milieu que ce sera Frans le successeur de Jef à la présidence du Groupe Colruyt.

JEF. Ah oui ?

FRANS. Cette question de la succession est vieille comme le monde. Mais Jef n’est pas mort, je ne suis pas mort et nous ne sommes pas encore sur le point de prendre notre retraite.

Dans le passé, suite à des décès inopinés, Colruyt a été contraint d’accélérer la succession.

JEF. C’est un sujet qui nous préoccupe. Le planning de la succession est une des tâches dont toute organisation, tout directeur et tout chef de service doivent s’occuper.

Le fait que Frans se soit vu confier un dossier important, attise les rumeurs.

JEF. Voilà.

Elles sont donc exactes ?

FRANS. C’est l’assemblée générale qui doit en décider. Je ne vendrais pas encore la peau de l’ours !

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On connaît Colruyt, Spar un peu moins

Jef et Frans Colruyt définissent Spar Retail comme l’un des piliers de croissance du Groupe Colruyt. Le semestre passé, le chiffre d’affaires de Spar Retail a augmenté de 3,6 % pour passer à 222,9 millions d’euros. Au vu de ce résultat, la croissance du seul concept de franchise du groupe de distribution ne semble pas se dérouler très rapidement. “Nous ouvrons en moyenne 10 nouveaux magasins Spar par an mais c’est peu visible parce qu’en même temps, nous nous séparons en douceur d’établissements qui n’ont pas de véritable avenir, justifie Frans Colruyt. Le chiffre d’affaires par mètre carré et notre part de marché progressent néanmoins, en dépit du fait que notre surface de vente baisse déjà depuis quelques années.”

Il a aussi fallu quelque temps, selon Jef Colruyt, avant que les collaborateurs du Groupe Colruyt comprennent qu’un concept de franchise doit se diriger autrement que des magasins de quartier du type OKay, par exemple. Il n’est plus question de prendre une décision unilatéralement et de l’appliquer. “Vous ne pouvez pas mettre des magasins intégrés et des entrepreneurs indépendants dans un seul carcan, ajoute Frans Colruyt. Delhaize peut le faire car le groupe s’est développé avec des magasins qui sont généralement plus grands que ceux de ses indépendants. De ce fait, il est possible d’exporter l’expertise dans une formule de franchise pure et dure.” Pour Spar Retail, Colruyt a choisi d’appliquer un modèle coopératif sur le plan commercial, logistique et financier. “De cette manière, on est responsable ensemble et il y a un engagement partagé.”

Colruyt n’envisage pas d’adopter cette façon de travailler pour ses autres enseignes. D’éventuelles acquisitions pour accélérerla croissance de Spar Retail ne figurent pas non plus à l’ordre du jour, précise Frans Colruyt. “Nous ne recherchons pas activement des proies. Il subsiste des possibilités éparses dans le marché et nous les observons, naturellement.”

En Belgique, Spar Retail détient la licence de 271 magasins Spar et Eurospar. La licence des autres magasins Spar est entre les mains de Spar Lambrechts.

Sjoukje Smedts

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