Margarita Louis-Dreyfus : revanche de la tsarine

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Contre toute attente, la veuve de Robert Louis-Dreyfus a pris le pouvoir dans le géant du négoce. Après avoir évincé ses rivaux, Margarita Louis-Dreyfus pourrait remettre en question l’indépendance du groupe. Tout en se disant fidèle à la mémoire de son mari…

Le soleil de septembre réchauffe la terrasse du Fouquet’s, avenue George-V à Paris. Cintrée dans un tailleur bleu ciel, brushing impeccable et boucles d’oreilles discrètes, Margarita Louis-Dreyfus arrive, souriante, businesswoman élégante et déterminée. Elle revient de Singapour, déjeune à Paris, le temps de traiter les affaires courantes de l’entreprise familiale, et s’envole tout à l’heure pour Athènes, où “ses” footballeurs de l’OM jouent en Ligue des champions.

La veuve de Robert Louis-Dreyfus, l’ex-empereur français du négoce, n’a pas une seconde à elle. Celle qui, il y a encore deux ans, était une mère de famille accomplie est aujourd’hui à la tête d’une multinationale.

Qui aurait pu imaginer une telle métamorphose ? Lorsque “RLD” disparaît, en juillet 2009, cette jolie Russe, qu’il a épousée dix-sept ans plus tôt, se retrouve à la tête de la septième fortune hexagonale. L’histoire tient déjà du conte de fées. Elle va devenir une saga. Car, dès le départ, la “tsarine” refuse de jouer les rentières dans sa résidence du bord du lac de Zurich en gérant le patrimoine de ses trois fils – Eric, Kirill et Maurice. Ignorant les sarcasmes et les sourires polis, elle se lance à la conquête du groupe familial, un géant qui pèse 8 milliards de dollars. D’une intelligence redoutable, elle entre vite dans ses atours de femme d’affaires. Elle ne parle pas bien le français, ignore le vocabulaire des affaires. Qu’importe. “Sa capacité à apprendre est impressionnante, raconte un proche. Elle est ambitieuse, travailleuse. C’est une vraie femme de pouvoir.”

Au bout de deux ans, c’est le clash

Elle n’y était pourtant pas préparée, elle le reconnaît elle-même : “Au début, je n’étais pas très rassurée. Le négoce est un métier difficile. Pour le comprendre, j’ai rencontré beaucoup d’hommes d’affaires, notamment au Forum économique de Davos, au Brésil et en Argentine.”

Bientôt, Mme Robert Louis-Dreyfus révèle sa vraie nature. Et l’on découvre une Margarita autoritaire, capable d’imposer ses décisions. N’a-t-elle pas répudié Jacques Veyrat, le “protégé” de RLD, celui à qui son mari avait donné les pleins pouvoirs ? Depuis 2009, la veuve et le fils spirituel étaient censés cohabiter au sein d’un “trust” – un système en triumvirat unique dans le capitalisme français. Deux ans plus tard, c’est le clash. “Jacques avait la fâcheuse tendance de la mettre devant le fait accompli, raconte un proche. Elle ne l’a pas supporté. Peut-être, aussi, l’avait-il sous-estimée…” Erreur fatale.

Dans la foulée, le troisième homme, Erik Marris, un banquier d’affaires passé par Lazard, aujourd’hui associé de Messier Partners, quitte le navire. Elle les remplace par deux pointures de l’establishment parisien, le banquier David de Rothschild et Antoine Frérot (aujourd’hui patron de Veolia Environnement). Ils ne resteront que quelques mois. “Ils n’étaient là que pour assurer la transition”, disent les plus gentils. “Ils se sont vite rendu compte que Margarita décidait tout et qu’ils n’auraient pas les coudées franches”, rétorquent les mauvaises langues.

Et c’est reparti pour un tour. Cette fois, “MLD” abat son jeu. Fini, les grands noms du capitalisme français, la tsarine place ses pions dans l’organigramme. En l’occurrence, d’obscurs hommes d’affaires, dont beaucoup sont d’anciens amis de RLD. “Ils sont aux ordres”, lâche un observateur. “De vrais pantins”, renchérit un autre. “Ils connaissent notre famille, ils n’ont aucun lien avec l’establishment et n’ont aucun intérêt personnel à défendre”, corrige Margarita. Leurs noms : George Treuer, ancien industriel français du textile résidant en Suisse, et Mehdi El Glaoui, un homme d’affaires que RLD avait autrefois placé à la tête du conseil de surveillance de l’OM, et qui défend aujourd’hui les intérêts des actionnaires au sein du triumvirat.

Mais Mehdi El Glaoui est aussi un homme de terrain. Il préside le conseil de surveillance de Louis-Dreyfus Commodities, l’activité négoce, la plus grosse filiale. Plus surprenant, la présence, dans ce même conseil, de Jean-René Angeloglou, l’expert-comptable de l’OM, rattrapé cet été par la justice belge dans l’affaire des transferts de joueur au Standard de Liège (longtemps codétenu par RLD).

Victoire totale pour Margarita, qui règne désormais sans partage sur le groupe “français” (le siège est à Genève). Et c’est avec une certaine stupeur que le gotha parisien des affaires a découvert l’existence de la tsarine, qui n’est “même pas” dans le Who’s Who. Cette femme dirige une affaire plus importante qu’EADS ou que France Télécom, et l’on ne sait rien d’elle ! Enigmatique Margarita, qui entretient le mystère jusque sur son âge – personne ne le connaît, pas même son très proche conseiller, Vincent Labrune.

“Elle n’appartient à aucun réseau”

Née à Saint-Pétersbourg, elle est élevée par ses grands-parents. Elle aurait travaillé dans une société suisse d’import-export, mais elle en a oublié le nom… De quoi entretenir les fantasmes. “Pour qui roule-t-elle ? Elle n’appartient à aucun réseau, à aucun cercle”, s’étonne un banquier. En a-t-elle seulement envie ? Sans doute n’a-t-elle jamais oublié la distance hautaine des grands patrons français vis-à-vis de son anticonformiste de mari. Qu’irait-elle faire dans les “salons”, elle qui n’a aucun fait d’armes ? “La bonne nouvelle, c’est qu’elle connaît ses faiblesses. Elle sait qu’elle manque d’expérience”, souligne un opérationnel. “Elle consulte beaucoup le management, elle cherche les avis contradictoires, et quand elle ne sait pas, elle a la modestie de le reconnaître”, témoigne Serge Schoen, le patron de Louis-Dreyfus Commodities.

Une rumeur parle d’un mariage avec Glencore

Vraie patronne, la tsarine veut tout savoir, tout contrôler. Aujourd’hui, les managers sont priés de lui rendre des comptes. “Elle est redoutable, souligne un détracteur. Vous vous rendez compte qu’elle a plus de pouvoir que Robert n’en a jamais eu ?” C’est exact. En son temps, RLD avait laissé les rênes à Jacques Veyrat – qui avait aussi son mot à dire sur les sujets stratégiques. Celui qui, aujourd’hui, est considéré comme son remplaçant, Serge Schoen, n’a pas la même latitude. D’abord, il ne fait pas partie de la fondation. Ensuite, il n’a pas la main sur les deux autres branches, l’énergie et l’immobilier.

Une seule personne écrira la suite de l’histoire : Margarita. Et ne comptez pas sur elle pour révéler ses intentions. “Ce n’est pas le moment de se poser des questions, tranche-t-elle. Ma priorité, c’est de poursuivre la mutation de l’entreprise.”

Quid, toutefois, de l’entrée en Bourse, serpent de mer qui resurgit régulièrement dans les discussions ? “L’époque n’est guère propice”, répond-elle. Et le mariage avec un autre groupe de négoce, par exemple Glencore ? L’opération fait sens : Glencore pourrait absorber 80 % de LD Commodities (les 20 % restants appartenant aux salariés), la famille Louis-Dreyfus devenant, en retour, actionnaire de Glencore (à hauteur d’environ 15 %). “Oui, c’est vrai, j’ai discuté personnellement avec ses dirigeants”, reconnaît Margarita. Mais il y a d’autres prétendants. Des contacts sérieux auraient été pris avec plusieurs sociétés asiatiques – notamment deux groupes singapouriens. Hasard de l’histoire ? Margarita vient d’inscrire ses deux plus jeunes fils dans un collège de Singapour. Quant à l’aîné, il faisait ses armes à Glencore cet été, à Zurich.

“Fusionner avec un concurrent ? Ce serait la fin du Groupe Louis-Dreyfus”, soupire un membre de la famille. Mais Margarita a-t-elle le choix ? Les métiers de la chaîne agricole nécessitent beaucoup de cash – qu’il s’agisse du négoce (il faut, en permanence, financer 5 à 10 milliards de dollars de stocks) ou des activités de production et de transformation.

La famille veut sortir du capital d’ici deux ans

“Nous avons les moyens de croître, nuance Serge Schoen. Nous réalisons chaque année de 1 à 1,5 milliard de dollars d’investissements, ce qui nous a permis de doubler notre taille en cinq ans.” Mais ne faudrait-il pas accélérer cette croissance ? “Cette décision relève de l’actionnaire”, répond-il prudemment.

Surtout, il y a la famille. D’ici à la fin 2012, les actionnaires minoritaires (Monique, Colette, Laure et Philippe Louis-Dreyfus) pourront exercer leur “option”, c’est-à-dire qu’ils pourront contraindre leur “cousine russe” à racheter leurs parts de capital – en tout, 39 %. Il faudrait alors trouver 4 milliards de dollars. Margarita ne veut pas y croire. “Avec la crise, mieux vaut détenir des actifs que des liquidités”, réfute-t-elle.

Pourtant, c’est une certitude : la famille veut sortir du capital dans les deux ans. La raison ? Une grande lassitude. La tsarine ne partagerait guère l’information et tiendrait la fratrie Louis-Dreyfus à l’écart des décisions. N’est-ce pas exactement ce qu’elle avait vécu en 2009, lorsqu’elle était écrasée par un Jacques Veyrat omniprésent ? Difficile de ne pas y voir une revanche. “En aucun cas ! s’insurge-t-elle. Je suis là pour assurer la pérennité de l’entreprise. Dans la continuité de Robert.”

Est-ce si sûr ? Un triumvirat dont les membres ont été renouvelés deux fois en deux ans. Un groupe qui pourrait perdre son indépendance. Des liens familiaux sur le point d’être rompus. Margarita a une façon bien à elle “d’assurer la continuité”. Mais tant que c’est au nom de Robert…

Dans le Groupe RLD, Margarita règne désormais sans partage

En créant une fondation, Akira, qui détient 61 % du capital familial, et en confiant le pouvoir à un triumvirat, Robert Louis-Dreyfus pensait avoir donné à son groupe un parfum d’éternité. Las ! Un peu plus de deux ans après sa mort, son organisation minutieuse est totalement chamboulée. Car ce génie du trading n’avait pas prévu une chose : l’immixtion, aussi rapide qu’inattendue, de son épouse Margarita dans les affaires du groupe. En quelques mois, la charmante Russe a mis au pas la fondation. Elle en a chassé ses rivaux potentiels. Son pouvoir y est désormais incontesté. Et ce ne sont pas les minoritaires (Laure, Monique, Colette et Philippe Louis-Dreyfus) qui pourront le lui disputer. D’autant qu’ils sortiront du capital “dans les deux ans”, dixit une source sûre.

Faudra-t-il, pour financer ce rachat, s’adosser à un autre groupe? Si c’est le cas, cette belle construction capitalistique risque d’exploser en vol.

Pour l’instant, les filiales, telle la branche négoce, LD Commodities, n’ont pas été affectées par cette guerre de pouvoir. “Elles possèdent chacune leur propre conseil d’administration, et sont très autonomes, explique un patron opérationnel. Ce qui se passe dans la fondation Akira, franchement, on s’en moque totalement.”

Charles Haquet et Géraldine Meignan, L’Expansion.com

Une ascension fulgurante

15 mai 1992 : elle épouse l’homme d’affaires Robert Louis-Dreyfus un an après leur rencontre sur un vol entre Zurich et Londres.

4 juillet 2009 : RLD décède d’une leucémie. Sa succession ne prévoit aucun rôle opérationnel pour elle dans le groupe. Elle est chargée de gérer le patrimoine pour le compte de ses trois enfants au sein de la fondation Akira.

Mars 2011 : elle écarte Jacques Veyrat, le fils spirituel de RLD, et s’empare des pleins pouvoirs.

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