Le business très rémunérateur de David Bowie

Une partie de la succession de David Bowie a été vendue à Londres, les 10 et 11 novembre derniers, sous le marteau de Sotheby's. © SOTHEBY'S

Les 10 et 11 novembre, Sotheby’s Londres a dépassé toutes les estimations en vendant une partie de la collection d’art de David Bowie pour 32,9 millions de livres sterling. Pointe de l’impressionnant iceberg financier laissé par le chanteur anglais, homme d’affaires innovant.

“Mon Dieu, oui, je veux que ma musique sonne avec la même allure que cette peinture. ” Voilà ce que David Bowie disait d’une toile à l’huile réalisée en 1965 par le Britannique Frank Auerbach, Head Of Gerda Boehm, représentation tumultueuse d’un visage de femme.

L'ensemble des pièces mises en vente a été exposé du 1er au 10 novembre à la galerie Sotheby's New Bond Street, un événement qui a attiré 55.000 visiteurs.
L’ensemble des pièces mises en vente a été exposé du 1er au 10 novembre à la galerie Sotheby’s New Bond Street, un événement qui a attiré 55.000 visiteurs.© SOTHEBY’S

Initialement estimée entre 300.000 et 500.000 livres, cette peinture acquise par le chanteur s’est vendue en novembre 2016 chez Sotheby’s pour la faramineuse somme de 3.789.000 livres. Un montant assez éloigné de celui généré par la vente de deux pièces de l’Américain Jean-Michel Basquiat qui, elles aussi, ont doublé les prévisions pour atteindre un peu plus de 7 millions de livres. Ainsi, plus de 350 autres objets d’art collectionnés par David Bowie au fil des ans ont atteint des sommes records. Parmi les artistes affectionnés par le chanteur, une majorité (60 % environ) de Britanniques, contemporains et novateurs – parmi lesquels Damien Hirst, l’homme qui plonge les requins dans le formol – mais également des artistes étrangers. On retiendra ce ready-made de Marcel Duchamp, une bobine de fil coincée entre deux pans de table, qui a trouvé preneur pour plus d’un demi-million de livres. L’artiste belge avait suscité une autre petite phrase de David Bowie : ” J’aime assez l’idée d’être mal compris et je suis content d’être le Marcel Duchamp du rock. ”

Tourne-disques à 257.000 livres

Chez Sotheby’s Londres, un mois plus tard, l’enthousiasme n’est pas retombé suite aux 55.000 visiteurs drainés par Inside David Bowie’s Private Collection, présentée du 1er au 10 novembre dernier. La vente a attiré plus de 1.750 acheteurs sur place et 1.000 autres en ligne. Adam Trunoske a travaillé sur les ” huit ou neuf mois de préparation de la vente ” comme spécialiste en design contemporain, témoin des prix qui se sont envolés, y compris pour des objets a priori peu lucratifs : un tourne-disque signé Pier Giacomo et Achille Castiglioni, estimé autour de 1.000 livres, a atteint 257 fois la somme ! ” Clairement, le nom de Bowie a attiré des curieux et des acheteurs extérieurs au monde de l’art, et il a aussi dopé les prix par rapport à la valeur du marché, reconnaît Adam Trunoske. Tout en sachant Bowie collectionneur, l’ampleur comme la qualité de ses acquisitions a surpris, mais en faisant tourner une sélection des pièces mises en vente, cet été à Londres puis en septembre et octobre à Los Angeles, New York et Hong Kong, il était clair que l’opération aurait un retentissement. ”

Le business très rémunérateur de David Bowie
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Question pratique : la vente Bowie a-t-elle profité de sa disparition ? ” Non, rétorque Adam Trusnoke, parce que Sotheby’s a organisé des ventes pour Gunter Sachs alors qu’il était encore en vie (1) ou pour Bear Witness, le pseudo d’un collectionneur bien vivant. Les résultats de la vente Bowie sont le résultat d’une réputation mondiale dans la musique, la mode et la culture globales. Mais certaines pièces comme ce petit cendrier mis en vente à un prix très bas, 60 à 80 livres, ont vraiment donné l’occasion à des gens de s’intégrer à l’opération qui tout à coup perdait de son élitisme. ” La vente n’a pas intégré ” les pièces qui ont une valeur sentimentale pour la famille Bowie “. Ce qui permettra peut-être d’organiser une seconde vente Sotheby’s dans le futur.

Monsieur 50 %

David Bowie a collectionné davantage en pariant sur l’audace créative qu’en voulant thésauriser.

La superstar, décédée en janvier dernier, n’était pas seulement un homme fortuné – à hauteur de 170 millions de dollars à sa disparition – qui se devait d’investir. David Bowie a collectionné davantage en pariant sur l’audace créative qu’en voulant thésauriser. C’est en temps réel que l’artiste achète les Young British Artists juste avant leur triomphe commercial des années 1990. A la même époque, il a un coup de coeur pour l’école de St Ives et le nouvel art sud-africain. On le sait, David Bowie est un buvard qui s’imprègne de toute influence signifiante pour la digérer, y compris dans ses propres peintures qui évoquent le mouvement expressionniste allemand Die Brücke. Dont il fréquente assidûment le musée berlinois fin des années 1970 alors qu’il réside dans la future capitale allemande.

Le business très rémunérateur de David Bowie
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A l’époque, l’artiste britannique est fauché, et ce malgré une demi-décennie de gloire intense et une résidence officielle en Suisse. Les finances du chanteur n’ont effectivement pas toujours été au beau fixe. David Jones – tel est son vrai nom – vient d’une famille défavorisée du sud de Londres. Un premier tube à l’été 1969, Space Oddity, n’empêche pas l’album du même titre d’être un échec commercial, tout comme le furent les deux disques suivants. La machine s’emballe avec Ziggy Stardust en 1972 et 1973. Dans le sillage de ce triomphe discographique et scénique, l’artiste enchaîne 182 shows en 18 mois. Entre-temps, David Bowie signe un deal avec le manager Tony Defries qui décroche contractuellement 50 % de ses gains, pourcentage d’autant plus exorbitant que tous les ” frais de développement ” de la carrière de Bowie restent à charge de ce dernier. Tony Defries entrevoit une carrière américaine pour son poulain qu’il emmène, avec un entourage pléthorique, en tournée américaine cinq étoiles : un coup de pub décisif mais un Waterloo financier. En 1975, David Bowie, aussi squelettique que ses comptes en banque, rompt son contrat avec Tony Defries qui garde alors 50 % sur son back catalogue et 16 % de ses futurs revenus jusqu’en 1982.

Bowie Bonds

En 1983, Bowie qui dirige désormais lui-même ses affaires – assisté du business manager Bill Zysblat, futur conseiller des Stones – signe un contrat mondial de 17,5 millions de dollars avec EMI. S’ensuit le plus grand succès de sa carrière avec l’album Let’s Dance – vendu à plus de 10 millions d’exemplaires – accompagné d’une plantureuse tournée mondiale, centralisée par Arthur Fogel (bientôt cadre de la multinationale Live Nation) et pour laquelle 2,6 millions de tickets sont vendus. David Bowie devient un homme riche qui va peu à peu maîtriser la gestion intégrale de son catalogue. Il le remastérise lors du passage du vinyle au CD, fin des années 1980, via le label américain Rykodisc, le revendant une seconde fois à EMI Music au milieu de la décennie suivante pour une avance de 30 millions de dollars.

L'album
L’album “Ziggy Stardust” fait un carton. S’ensuit une tournée de 182 shows en 18 mois. Un succès qui a surtout enrichi son manager de l’époque.© BELGAIMAGE

Son coup de maître intervient en 1997 lors de l’émission de Bowie Bonds. Il vient de fêter ses 50 ans sur la scène du Madison Square Garden lorsqu’il lance des obligations gagées sur ses 25 albums et 287 chansons enregistrés avant 1990, dont les classiques Ziggy Stardust, Heroes et Let’s Dance. La compagnie américaine Prudential Financial Inc., classée dans le Fortune 500, achète alors pour 55 millions de dollars l’ensemble des titres obligataires dont le taux d’intérêt sur 10 ans est de 7,9 %, supérieur aux bons du Trésor d’époque. Garantis par le support d’EMI et valables sur une décennie, après laquelle les droits musicaux reviennent à Bowie, grand gagnant du procédé alors que les investisseurs souffrent, dès les années 2000, de la baisse des ventes de disques.

David Bowie innove également lorsqu’en 1996 il devient le premier artiste majeur à investir dans la technologie internet en lançanten exclusivité sur le Web son single Telling Lies. Deux ans plus tard, il lance son propre fournisseur d’accès Internet, BowieNet, qui fournit du contenu exclusif à ses fans, ainsi que la possibilité de créer une adresse @bowienet. En 2000, l’artiste lance sa propre banque en ligne, BowieBanc.com, avec carte de crédit à l’effigie de la star. Sans grand lendemain commercial.

Le business très rémunérateur de David Bowie
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Si l’héritage de David Bowie ne repose pas que sur sa plantureuse discographie, comme en témoigne la récente vente Sotheby’s, sa discographie devrait continuer à générer un large profit. On parle de 40 millions de dollars à l’année pour ses 20 chansons les plus populaires.

La renaissance Lazarus

Anticipant sa fin inéluctable, l’artiste – condamné par le cancer – sortit l’album Blackstar deux jours avant de s’en aller. Annonciateur d’une fin imminente, cet ultime opus s’est classé numéro un aux Etats-Unis, une première dans la carrière du Britannique. L’album croise via certains de ses titres et des thèmes abordés le spectacle musical Lazarus. Cette pièce théâtrale chantée est également inspirée de The Man Who Fell To Earth, livre adapté au cinéma en 1976 dans lequel David Bowie tient le rôle principal. Après quelques semaines de représentations – qui ont rapidement affiché sold out – dans un petit théâtre new-yorkais de Broadway il y un an, le musical a déménagé à Londres cet automne pour trois mois de shows. Jusqu’au 22 janvier 2017, un chapiteau aménagé pour l’occasion, à côté du terminal de King’s Cross, permet chaque jour à 800 spectateurs – les places sont vendues entre 15 et 95 livres – de revivre quelques-uns des plus grands hits de Bowie via un casting emmené par Michael C.Hall, la star de Dexter et Six Feet Under. Si aucun plan de tournée n’est pour l’instant annoncé, il serait étonnant que Lazarus ne génère du profit pour les ayants droit de Bowie qu’à New York et Londres.

Après Londres, l'exposition a tourné dans plusieurs villes à travers le monde. Suite au décès de l'artiste, elle devrait être présentée pendant quelque temps encore.
Après Londres, l’exposition a tourné dans plusieurs villes à travers le monde. Suite au décès de l’artiste, elle devrait être présentée pendant quelque temps encore. © PH. CORNET

L’exposition David Bowie Is va, elle aussi, permettre aux héritiers du créateur britannique polymorphe de générer de beaux revenus. Présentée en 2013 au Victoria & Albert Museum (V&A) de Londres, elle attira 311.000 visiteurs. Un triomphe commercial pour cette immersion dans la vie de Bowie, rendue possible via la mise en scène de plus de 300 objets en provenance de ses archives personnelles. Un succès marketing – 46.000 catalogues, 36.000 onglets de guitare et 93.000 cartes postales écoulés à Londres – qui a essaimé à l’étranger. ” Avant l’exposition à Londres, aucun musée étranger n’en voulait, explique Victoria Broackes, co-curateur de David Bowie Is au V&A. Après, on a reçu près de 100 demandes ! Le catalogue, créé et façonné comme un véritable livre indépendant, dépasse aujourd’hui les 160.000 copies écoulées en six langues. ”

Outre Londres, l’exposition a tourné à Toronto, Sao Paulo, Berlin, Chicago, Melbourne, Groningen et Paris, qui vient de clôturer un autre succès de foule ce 13 novembre. ” On devait arrêter en 2016, poursuit Victoria Broackes, mais la mort de David Bowie a changé la donne, les gens n’auront définitivement plus l’occasion de le voir en concert et stopper l’expo maintenant serait source de pas mal de frustrations. Donc, il est encore prévu d’aller à Barcelone, Tokyo et quelques autres villes. ” Pas d’étape prévue en Belgique, aucune institution du royaume n’ayant voulu s’acquitter des 150.000 livres de droits de David Bowie Is.

(1) Play-boy et collectionneur d’art suisse et allemand (1932-2011), brièvement marié à Brigitte Bardot dans les années 1960.

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