Laurent Alexandre et Frédéric Beigbeder: quand l’immortalité passe à table

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Frederic Brebant Journaliste Trends-Tendances  

Ce n’est pas un ring, mais le décor feutré d’un restaurant étoilé. A gauche, Laurent Alexandre, chirurgien, auteur scientifique et grand spécialiste de l’intelligence artificielle. A droite, l’écrivain mondain Frédéric Beigbeder dont le dernier roman met en scène un anti-héros en quête de vie éternelle. A l’invitation de “Trends-Tendances”, les deux facétieux se sont mis à table pour un duel à fleurets mouchetés.

Laurent Alexandre et Frédéric Beigbeder ont au moins deux points en commun. Ils sont de fins gastronomes et aiment disserter sur l’avenir de l’humanité. Leurs derniers livres respectifs – un essai, La guerre des intelligences, pour l’un ; un roman, Une vie sans fin, pour l’autre – évoquent en effet la possibilité d’un homme ” augmenté ” dont l’espérance de vie pourrait bientôt tripler grâce aux progrès de la science. C’est donc à la table de L’Ecailler du Palais Royal, à Bruxelles, que Trends-Tendances a convié les deux auteurs français pour un déjeuner étoilé dédié à l’immortalité.

FREDERIC BEIGBEDER. Personnellement, je ne vais pas boire d’alcool car je compte vivre 400 ans.

LAURENT ALEXANDRE. Il va nous faire croire qu’il est sobre… C’est incroyable !

F.B. Oui ( rires). Mais c’est du marketing !

L.A. A ce propos, ton attachée de presse a l’air épuisée. Pourtant, il paraît qu’elle t’a mis au lit hier à 20 h, avec une soupe et sans cocaïne !

F.B. Exactement ! J’étais invité à une teuf d’enfer hier soir à Bruxelles, je savais que cela allait être un truc de folie avec des gens très marrants comme Noël Godin et plein de jeunes filles. Je me suis mis au lit à 20 h en pensant faire une petite sieste…

L.A. Et tu t’es endormi !

F.B. Oui, j’ai dormi 12 heures ! Cela ne m’est jamais arrivé !

L.A. Mon pauvre loulou…

TRENDS-TENDANCES. Laurent Alexandre, qu’avez-vous pensé du dernier roman de Frédéric Beigbeder ?

L.A. Je l’ai trouvé très bon. Il m’a plu parce qu’il fait très bien passer toutes les hésitations de l’homme de 2020 face à la technologie : le vertige, la volonté transhumaniste de ne pas mourir et, en même temps, une interrogation qu’on voit très bien dans la conclusion. Finalement, il dit que l’amour des bébés est plus important que l’immortalité transhumaniste. Et donc toute cette réflexion, toute cette ambivalence est très représentative de ce qu’est notre 21e siècle et aussi de notre humanité qui se cherche face à un homo deus. Beigbeder est un transhumaniste en rodage. C’est l’impression que j’ai eue en lisant ce très beau livre.

Laurent Alexandre et Frédéric Beigbeder: quand l'immortalité passe à table
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F.B. Merci beaucoup. Vous savez, Laurent Alexandre est un peu à l’origine de mon roman. C’est-à-dire que si je n’avais pas entendu parler de différents médecins qui évoquaient très sérieusement l’idée de tripler la longévité hu-maine, je n’aurais pas eu l’idée d’écrire ce livre. C’est vrai et je lui rends hommage.

L.A. Il a lu La mort de la mort et il y a cru. Il l’a espérée…

F.B. C’est exactement ça ! Le point de départ du livre, c’est de réécrire un autre roman sur l’immortalité, car il y en eu beaucoup, de Gilgamesh à Dorian Gray. Moi, je suis à la fois fasciné et effrayé face aux avancées de la science. On ne peut pas interdire la recherche parce que ce serait absurde, notamment pour guérir le cancer, mais en tant qu’être humain, on a aussi de bonnes raisons d’être très effrayé par certaines pistes transhumanistes qui se moquent parfois de l’éthique. Comme l’évoque Laurent Alexandre dans son livre, que se passe-t-il si on a, tout à coup, deux sortes d’êtres humains ? Des humains performants, augmentés, connectés, et d’autres qui sont des chimpanzés ? Cela nous ramène à l’ Übermensch et donc à des périodes de l’histoire qui étaient assez tragiques. Bien sûr que les transhumanistes ne sont pas des nazis, mais les nazis étaient transhumanistes. Les nazis voulaient créer une race parfaite…

L.A. Attention, le transhumanisme est en opposition totale avec le nazisme car il ne propose pas de réserver cela à un petit groupe d’aryens. Le transhumaniste propose de rendre immortel tout le monde : les hommes, les femmes, les blancs, les noirs, etc. Le transhumanisme est une idéologie d’augmentation universelle et pas d’augmentation d’un sous-groupe en particulier. Il y a là une différence fondamentale.

F.B. Sérieusement, j’aimerais vraiment savoir : es-tu transhumaniste, oui ou non ? On n’arrive jamais à savoir avec toi…

L.A. Je suis comme le philosophe Luc Ferry dans La révolution transhumaniste : je ne pense pas qu’il y a ait des gentils d’un côté et des salauds de l’autre. Le clivage entre transhumanistes et bioconservateurs, il passe à l’intérieur de moi, comme il passe à l’intérieur des partis et des familles. Il y a chez moi un mélange des deux. Je ne suis pas dans la logique de la foi. Je suis dans l’interrogation.

F.B. Je trouve très intéressant d’être à la fois pour et contre, mais à un moment, il faudra faire des choix.

L.A. Bien sûr, mais tu ne peux pas ignorer que la technologie galope, en ce moment, un tout petit peu plus vite que la capacité d’acceptation de la société et qu’on a donc besoin d’un sas intermédiaire. Le rodage d’ homo deus dont je parle, c’est aussi la bioéthique. C’est habituer tout doucement les gens à la construction d’un homme 2.0, cet homme augmenté qui développe la vie artificielle en éprouvette, qui conquiert le cosmos avec Elon Musk et qui met des micro-processeurs dans son cerveau. Cet homme tout puissant, démiurgique, immortel… Ce n’est pas simple ! L’homme 2.0 ne va pas apparaître en cinq minutes. Cela va prendre sur plusieurs siècles. Il faut bien que les gens s’y habituent tout doucement.

– Profil – Frédéric Beigbeder

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52 ans.

Ex-publicitaire, il est l’ auteur des romans L’amour dure trois ans (1997), 99 francs (2000), Windows on the world (Prix Interallié en 2003), Un roman français (Prix Renaudot en 2009) et, récemment, Une vie sans fin paru aux éditions Grasset.

Il est également chroniqueur sur France Inter.

Laurent Alexandre, Dieu n’est pas présent dans votre livre dédié justement à l’homo deus…

L.A. Je suis totalement athée. Je suis convaincu que Dieu n’existe pas.

F.B. Moi, je me pose des questions. Des questions tout à fait banales. L’univers est-il organisé ? La vie a-t-elle un sens ? Est-il mieux de faire le bien que le mal ?

L.A. Son frère ( l’homme d’affaires Charles Beigbeder, Ndlr) est une grenouille de bénitier. Aux repas de famille, il y a une prière avant le début du repas et, petit à petit, Frédéric est contaminé par Charles !

F.B. Mais toi, tu as une foi en l’idée que Dieu n’existe pas.

L.A. Pas du tout ! J’attends que l’astrophysique tranche le débat.

F.B. L’astrophysique dit qu’il y a eu un big bang. Un jour, il n’y avait rien, et puis, il y avait tout. Quelqu’un a allumé l’interrupteur !

L.A. Je pense que tu as 30 ans de retard sur la théorie du big bang. Les astrophysiciens ont maintenant des scénarios où, à partir du néant, peut apparaître le couple matière-antimatière. Et donc l’idée qu’il y a eu un interrupteur avec un grand doigt n’est pas du tout obligatoire.

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F.B. En fait, un athée, c’est aussi sectaire qu’un intégriste !

Laurent Alexandre, vous prédisez la toute-puissance de l’intelligence artificielle, mais ne craignez-vous pas un scénario à la “Terminator” dans lequel la créature échappe finalement à son créateur ?

L.A. Je suis peut-être très optimiste, mais je n’imagine pas une seconde que l’intelligence artificielle puisse acquérir une conscience artificielle et puisse chercher à exterminer l’humanité avant 2050.

F.B. Que ce soit en 2050 ou plus tard, qu’est-ce que ça change ? De toute façon, l’arrivée de Terminator, ce n’est pas une très bonne nouvelle ! Moi, j’aime bien l’ homo sapiens. Je trouve que c’est un mec plutôt cool, même s’il a commis pas mal d’erreurs et d’exterminations.

L.A. L’intelligence artificielle, elle, sera toujours là dans un milliard d’années.

F.B. Alors, c’est là où je sors la phrase du chercheur israélien qui est dans mon livre : ” Vous êtes bien gentil, mais de toute façon, dans 100 ans, la planète sera morte. L’environnement sera tel que l’humanité disparaîtra. Alors, pourquoi vous fatiguez-vous à réfléchir à des histoires de milliards d’années ? “.

L.A. Alors ça, on nous l’a déjà fait 1.000 fois, y compris en couverture du Time. Je rappelle le trou dans la couche d’ozone qui allait causer notre mort à tous avant 2020. On l’a réparé. Donc, cette idée qu’on va tous mourir dans 100 ans, je n’y crois pas une seconde..

F.B. Non, mais attends, tu ne penses pas qu’avant de régler le problème de la longévité humaine, il faudra aussi se battre pour régler le problème du réchauffement climatique ?

L.A. Tu es en train de faire la même connerie que celle des petits vieux sur la couche d’ozone.

Donc, Donald Trump a raison ? Il ne faut pas s’inquiéter ?

L.A. Ce n’est pas ça que je dis ! Est-ce que j’ai dit qu’il ne fallait rien faire ? Il y a un certain nombre de solutions techniques. Cela va prendre du temps, mais on va y arriver. Comme pour le trou dans la couche d’ozone.

Frédéric Beigbeder, dans votre roman, vous dénoncez les “réseaux asociaux” comme vous dites et le ” selfisme ” illustré par la formule “Je pose donc je suis”. Vous avez vous-même fui Facebook…

F.B. Oui, j’ai lancé un appel le 4 novembre 2017 pour boycotter Facebook parce qu’ils avaient censuré une photo de Mireille Darc aux seins nus absolument magnifique. Donc, j’ai considéré que ce Mark Zuckerberg ne méritait plus ma présence.

L.A. Et depuis, la fréquentation de Facebook en minutes a légèrement baissé !

F.B. C’est amusant parce que, depuis, je suis rejoint par pas mal de gens dont l’un des fondateurs de Facebook qui a déclaré qu’il ne se laissait pas ses enfants aller ” sur cette merde “.

L.A. Pour se rendre intéressants, les gens savent aussi cracher dans la soupe…

F.B. J’en ai fait un fonds de commerce !

L.A. ( Rires) 99 francs !

F.B. J’ai raison de critiquer les réseaux sociaux parce que, pour moi, c’est une première étape dans la déshumanisation.

L.A. C’est là où, finalement, quoi qu’il s’en défende, Frédéric ressemble un peu à son ultra-consevateur de frère.

F.B. ( Rires) Nooooon !

L.A. Ton frère est très conservateur, comme tu le deviens avec l’âge…

F.B. C’est possible. La vieillesse consiste à trouver que c’était mieux avant. Moi, j’aimais bien me prendre des râteaux. Je donnais rendez-vous à une fille et elle ne venait pas. Pas de téléphones portables, pas de réseaux sociaux. J’aimais bien ce mystère. Maintenant, on confirme 27 fois son rendez-vous. On peut même géolocaliser la fille. Il y a un peu moins de romantisme, finalement. Si George Orwell revenait aujourd’hui, il serait horrifié de voir que non seulement Big Brother existe, mais que Big Brother, finalement, c’est nous ! Nous sommes candidats à être surveillés 24 h sur 24 et nous sommes ravis de l’être. C’est un truc absolument effrayant.

L.A. Si je puis permettre, même George Orwell est, par moment, un vieux con puisqu’il a expliqué à la fin de sa vie que l’avion, la radio et le cinéma étaient en train de perdre l’humanité. Donc, cette idée que les nouveaux médias vont entraîner la mort de l’humanité, on ne cesse de la ressortir.

F.B. Je fais partie des vieux cons et j’en suis fier !

L.A. A l’approche de l’andropause, c’est normal que tu aies des inquiétudes par rapport aux nouvelles technologies. Tous les vieux sont comme ça…

F.B. ( Rires) Je dis juste que c’est marrant de voir qu’un annuaire d’élèves de Harvard – c’est ça Facebook au départ – soit devenu une plateforme où chacun sacrifie sa vie privée et la donne gratuitement à des mecs qui sont devenus milliardaires en la vendant à des marques. Que tout le monde trouve ça cool, O.K., mais moi je trouve que c’est une formidable entourloupe. Ces mecs-là, qui ont réussi ce hold-up, sont des génies !

L.A. Tu es jaloux. Tu aimerais bien être l’un des trois hommes les plus riches au monde.

F.B. Moi, je suis catholique, donc je suis pour le partage des richesses. En ce moment, il y a des richesses qui sont concentrées sur quatre entreprises qui représentent des milliers de milliards de dollars qu’on pourrait très bien partager. On pourrait très bien redonner ce butin aux gens à qui on a volé ce qu’ils avaient de plus précieux : leur jardin secret, leur famille, leurs amis. En fait, dès qu’on est sur Facebook, on devrait toucher de l’argent !

– Profil – Laurent Alexandre

Laurent Alexandre et Frédéric Beigbeder: quand l'immortalité passe à table
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57 ans.

Chirurgien, énarque, cofondateur du site internet Doctissimo (qu’il a revendu depuis) et de plusieurs sociétés high-tech dont DNAVision basée à Charleroi.

Auteur de trois ouvrages de référence : La mort de la mort, La défaite du cancer et, plus récemment, La guerre des intelligences.

Faudrait-il taxer les GAFA pour financer le revenu universel ?

F.B. Ben oui !

L.A. Le revenu universel est l’idée la plus réactionnaire qu’on ait jamais eue ! Elle signifie qu’il est trop compliqué de moderniser l’école et d’aider les gens pas très doués à monter l’ascenseur cognitif. Le revenu universel est une idée profondément défaitiste et très conservatrice. C’est la forme ultime de mépris vis-à-vis des petites gens qui n’ont pas fait d’études et qui ne sont pas formés. C’est une idée profondément dégueulasse !

L’idée est de dire aussi qu’il y aura moins de travail à cause des robots et que ce n’est pas plus mal d’avoir chacun un revenu universel…

L.A. Mais on peut dire ce qu’on veut ! Nous, les élites, on va gérer l’intelligence artificielle et gouverner le monde, et on va donner un revenu universel à tous les inutiles, c’est ça ? C’est une idée fascisante !

F.B. Mais en France, on a déjà le RSA ( revenu de solidarité active pour aider les personnes sans ressources, Ndlr).

L.A. Mais de quoi on parle ? Il ne s’agit pas d’aider ou de ne pas aider les gens. Il s’agit de ne pas généraliser l’assistance à tout le monde pour avoir des armées de barakis !

F.B. Des armées de quoi ? ! ?

De barakis ! C’est un mot belge…

L.A. Un baraki, c’est un pauvre type qui a un revenu d’assistance depuis trois générations. Les barakis, il faut les former, il faut qu’ils aillent à l’école, il faut les faire monter l’ascenseur social pour que leurs enfants soient à leur tour bien formés et qu’ils existent dans le monde de demain. Le revenu universel, c’est tout le contraire.

F.B. Laurent Alexandre est encore dans un vieux schéma où le travail est l’alpha et l’oméga. Moi, je suis pour la paresse. Je suis pour l’oisiveté. Je considère que ce sera un progrès le jour où les gens ne travailleront plus et où l’on arrêtera de stigmatiser les chômeurs. On dira alors que le chômeur est un type qui a beaucoup de chance parce qu’il a le temps de s’occuper de sa famille, de lire des livres et de voyager. Donc, je suis évidemment favorable à ce qu’on donne du pognon à tout le monde pour ne rien faire ! Là, on s’oppose sur un point fondamental : Laurent vit toujours dans la société capitaliste avec du travail et rien que du travail, tandis que moi, je pense, comme beaucoup d’utopistes, que le travail est une torture.

L.A. Tu oublies juste que le fait de ne pas travailler est dépressogène et très mauvais pour le câblage neuronal. Parce que le cerveau est un muscle…

F.B. Quand tu as une famille à élever, tu as suffisamment de câblage neuronal, crois-moi ! Bon, il faut qu’on fasse un spectacle de cabaret ensemble.

L.A. On va l’appeler Dieu, Terminator…

F.B.et nous !

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