Jean-Luc Crucke, la Wallonie à pied comme voyage d’étude

Jean-Luc Crucke © Denis Vasilov

Jean-Luc Crucke, futur ministre wallon du Budget, de l’Energie et des Aéroports, s’était embarqué l’été dernier pour un voyage d’étude singulier: traverser la Wallonie à pied, sur 850 km, pour rencontrer du monde. Nous l’avons rejoint à mi-parcours et l’avons suivi le temps d’une étape, entre Floriffoux et Villers-la-Ville.

Cet article a été publié en ligne pour la première fois le 29 août 2016.

Pas de chance. En ce dimanche de fin août, alors que nous emboîtons le pas à Jean-Luc Crucke (53 ans) sur les sentiers qui relient Floriffoux à Villers-la-Ville, il pleut des cordes. Nous démarrons la balade au pied du château de Florrifoux. Nous avons à peine rejoint les berges herbeuses de la Sambre que nos chaussures sont déjà détrempées. ” Dommage, mais, bon, on fera avec “, se résigne l’élu wallon, vêtu d’un ample imperméable qui l’emballe entièrement, ne laissant apparaître qu’un morceau de visage et de robustes mollets. ” Jusqu’ici, nous n’avons essuyé au total qu’une ou deux heures de pluie. ” Le ciel va lui donner raison, les gouttes cesseront au bout d’une demi-heure.

La météo a effectivement été plutôt clémente avec Jean-Luc Crucke, député wallon MR, vice-président du parlement régional, bourgmestre de Frasnes-lez-Anvaing. Au départ de Florrifoux, près de Floreffe, il avait déjà parcouru 465 km de sentiers de grande randonnée, depuis le départ à Eupen, le 8 août. Au rythme de 35 km par jour, à 5 km/h. A travers les Fagnes, les forêts ardennaises, les hauteurs de l’Ourthe, poursuivant vers la Roche-aux-Faucons (Neupré), les échelles le long de la Lesse, passant près de Celles, rejoignant les berges et les crêtes de la Meuse entre Anseremme et Namur, pour encore atteindre les ruines du château Poilevache. L’étape vers Villers-la-Ville (36 km) présente un profil plus doux, moins pentu. Nous sommes rejoints par deux Frasnois, Philippe et Georg, dont l’un sort, embarrassé, une cape de pluie du Setca, bien rouge.

Inspiré d’un socialiste et généticien français, Axel Kahn

Il s’agit à la fois de vacances et aussi, un peu, d’un voyage d’étude. Le projet a été concocté avec un ami, Vincent Duchateau, entrepreneur (il gère une dizaine de franchises AD Delhaize, Proxy Delhaize, Tom & Co dans le Hainaut). Il accompagne Jean-Luc Crucke. Le parcours total couvre 850 km, exclusivement sur des GR (sentiers de grande randonnée), et se terminera à Frasnes-lez-Anvaing le 31 août.Ce périple est inspiré de celui réalisé en 2013 par Axel Kahn, médecin généticien français, et ex-élu socialiste, qui avait traversé la France de Givet au Pays basque, sur 2.000 km. Il en avait tiré un livre sur l’état de la France vue d’en bas (1), écrivant sur le déclin de régions dont on ne parle jamais à Paris, comme les Ardennes françaises. ” Ce n’est pas une campagne électorale, ni celle de Jésus et ses apôtres, tempère Jean-Luc Crucke. J’ai pour objectif d’écrire un livre, comme Axel Kahn. ” L’élu wallon a déjà commencé à livrer son périple sur Facebook, où il publie chaque jour les photos de ses étapes prises avec son smartphone, accompagnées d’un petit commentaire.

Il réside toutefois quelques différences entre la marche wallonne et celle d’Axel Kahn. Ce dernier a réalisé son périple de deux mois alors qu’il avait mis un terme à sa carrière, à 68 ans. A la retraite, il ne convoite plus de fonction et ne cherche pas à alimenter une démarche politique. Les deux parcours suivent toutefois un même principe : il est bon d’arpenter au plus près un pays, une région, pour mieux la connaître, la sentir.

” Je suis contre la refédéralisation ”

Le projet, fort médiatisé dans la presse, avait fait sourire les collègues parlementaires de Jean-Luc Crucke, qui y voyaient une fantaisie d’un élu amateur de sport et un peu chien fou. ” C’est vrai, je suis un peu fou, reconnaît-il. Mais en termes de communication, ceux qui rigolaient rigolent moins à présent. ” L’objectif de ce parcours très physique est défini dans le nom qu’il lui a donné : ” La Wallonie en marche “. Une manière, sans doute, de s’offrir un peu plus d’épaisseur politique à l’échelle régionale. Jean-Luc Crucke, libéral, défend l’idée que la Wallonie doit davantage se préparer à une plus grande autonomie. ” Je ne suis pas un régionaliste romantique, mais je suis régionaliste par conviction et par raison. La Wallonie doit prendre son sort en main, il faut arrêter de dire que c’est la faute de l’autre. Je ne crois pas à la refédéralisation chère à Alexander De Croo, que je connais bien. ” Pour rappel, l’élu Open Vld prône une refédéralisation du commerce extérieur et de la mobilité. ” D’où ma traversée de la Wallonie “, pour mieux mesurer cette capacité d’autonomie.

Surprise à Bertinchamps

L’étape Florrifoux/Villers-la-Ville fut émaillée d’une heureuse rencontre, telles celles qu’espérait vivre Jean-Luc Crucke alors qu’il préparait son périple. A l’heure du déjeuner, après avoir parcouru environ 25 km et dépassé un champs d’éoliennes, nous arrivons au bourg d’Ardenelle, avec l’espoir, vite déçu, d’y trouver un café pour abriter le pique-nique. Un habitant confirme qu’il n’y a rien dans les environs sauf, peut-être, une nouvelle brasserie ouverte récemment dans une ferme voisine isolée, à Bertinchamps, le long d’une ancienne chaussée romaine. Ce sera une belle surprise : nous nous retrouvons dans une énorme ferme carrée de la Hesbaye namuroise, en rénovation, entourée de bois et d’étangs. Qui abrite une start-up brassicole, fondée par Benoît Humblet, ex-brasseur de l’abbaye de Val-Dieu, et ses quatre enfants. Son épouse, Geneviève, accueille le groupe sur une terrasse. Elle ne reconnaît pas Jean-Luc Crucke, mais a entendu parler du projet de la traversée de la Wallonie par un élu. ” J’ai entendu une interview de cet homme politique à la radio “, dit-elle. ” Eh bien c’est moi “, lâche Jean-Luc Crucke. Il accepte une visite rapide de la brasserie, dont les installations totalement neuves tournent depuis 2013. Il est impressionné. ” En Wallonie, la richesse entrepreneuriale n’est pas assez valorisée, nous ne sommes peut-être pas assez orgueilleux “, dit-il en sortant de la ferme, heureux de la rencontre.

Sortir du pré carré frasnois

Cette longue marche n’est pas la première occasion qui a permis à l’élu de faire parler de lui hors de son pré carré frasnois. Il a notamment connu un quart d’heure de gloire alors qu’il achetait deux radars pour verbaliser les chauffards qui foncent sur les routes rectilignes de son entité. Dont un modèle mobile, camouflé dans une poubelle, ” qui est toujours en fonction “. Initiative exceptionnelle car les communes n’achètent jamais de radars : elles ne peuvent les opérer – c’est la tâche de la police – ni les financer par les amendes – qui vont au fédéral.

Autre sujet médiatisé : les chroniqueurs politiques annoncent régulièrement Jean-Luc Crucke à un poste de ministre,que ce soit lors de la formation du dernier gouvernement, lors de l’exfiltration de Jacqueline Galant (Transport) oude Hervé Jamar (Budget). Puis rien :le Premier ministre, Charles Michel,se serait méfié d’un élu un peu trop proche de Didier Reynders, son rival au MR.Malgré 19.531 voix de préférence aux élections régionales, qui en font un poids lourd au MR. Peut-être une autre fois ? Interrogé sur le domaine où il se verrait bien ministre, Jean-Luc Crucke préfère ne rien dire. ” Dire qu’on veut tel ou tel poste de ministre est la meilleure façon de ne jamais être nommé “, glisse-t-il.

Père flamand, mère francophone

La Flandre, il la connaît bien, il en vient. Il est né à Renaix, ” d’un père flamand et d’une mère francophone “. Un père entrepreneur dans la bonneterie, qui vote sp.a, et une mère libérale. Un de ses oncles a été bourgmestre sp.a de Renaix, Orphale Crucke. Un profil bicommunautaire qui aurait pu en faire un nostalgique de la Belgique unitaire. Au contraire. Après ses études de droit à Saint-Louis (à Bruxelles), puis à l’UCL, et une spécialisation en droit européen à Gand, il s’inscrit au barreau d’Audenarde pour son stage. La période se passe mal, il se sent mal à l’aise comme francophone flamand, encaisse des remarques. ” Je comprends le contentieux historique avec, naguère, la domination bourgeoise francophone en Flandre. Mais une fois que les choses ont été corrigées, les attitudes devraient changer, or je perçois une attitude qui ressemble à un complexe de supériorité “, dit-il. Cette expérience éclaire sa position politique d’aujourd’hui. Très vite, il déménage de Renaix à Anvaing : ” Ma place n’était plus en Flandre “. Il développe un cabinet d’avocats à Frasnes. Cette migration de quelques kilomètres est inspirée par un désir de carrière politique et un mentor, Jean Gol.

La première rencontre avec Jean Gol a été agitée. ” J’étais étudiant à l’université et militant à Alternative Libertaire, et venais chahuter une conférence de Jean Gol, dans les années 1980, puis j’ai été séduit par ce qu’il disait. Il m’a mis le grappin dessus. ” Il avait auparavant ” mis le grappin ” sur un jeune plein d’avenir, Didier Reynders, qui deviendra un proche de Jean-Luc Crucke. ” J’ai avec lui un lien indéfectible. On me l’a fait largement payer. Mais l’amitié ne se discute pas. ” Ensuite, Jean-Luc Crucke a gravi les marches électorales : échevin à Frasnes en 1989, bourgmestre depuis 1997. Député depuis 2004, avec des allers-retours au fédéral et à la Région wallonne. Aux élections de 2014, le MR le pousse vers la Wallonie pour profiter de sa capacité à tirer des voix. Cela n’évitera pas l’opposition aux libéraux, au sein desquels Jean-Luc Crucke est une voix importante. Il traite des questions d’enseignement, du sport, s’intéresse aux entreprises. Il a notamment été en pointe sur le péage kilométrique, qu’il estime néfaste aux petits transporteurs.

Dans sa commune, il développe son approche des relations communautaires : il lance une école d’immersion (en flamand) pour rendre les petits Wallons bilingues, fait accueillir les néerlandophones dans leur langue par l’administration communale, bien que Frasnes ne soit pas une commune à facilité. Et fait inscrire aux entrées de l’entité le panneau ” Où chacun se sent chez soi ” en plusieurs langues, y compris en néerlandais : une réponse à la fameuse inscription ” Waar Vlamingen thuis zijn ” qui fleurissait à l’entrée des communes flamandes.

Le sport explique en partie sa popularité. Jeune, il a beaucoup joué au hockey, à Renaix, à l’armée. Il a beaucoup couru, mais un mal de genoux l’a poussé à passer à la marche. Chaque dimanche, il parcourt une vingtaine de kilomètres à l’occasion d’une marche de type Adeps, où il rencontre beaucoup de gens, et claque la bise à un maximum de randonneurs et de randonneuses.

Le projet ” La Wallonie en marche ” est ancien. Il en a souvent parlé avec un ami, Vincent Duchateau. Un ami marcheur qui connaît bien les sentiers GR parcourus durant ses études universitaires, un ami aussi discret que Jean-Luc Crucke est volubile. Ils sont passés cette année à l’acte. De manière très déléguée : Vincent Duchateau a pris en charge la conception du trajet, complexe, car il fallait à la fois passer dans toutes les provinces wallonnes, et passer dans toutes les villes ou villages que Jean-Luc Crucke voulait traverser, comme Bastogne, Charleroi ou Namur – la capitale politique. Puis il fallait trouver des logements : auberge de jeunesse (à Eupen), des gîtes et même un hôtel de la FGTB à Pont-à-Lesse. Pour l’organisation, la compagne de Jean-Luc Crucke rejoint les marcheurs aux étapes, et transporte les bagages et les pique-niques en voiture.

Les rencontres en chemin

Côté rencontres, Jean-Luc Crucke a vu des marcheurs, mais moins qu’il l’espérait, et… plutôt des Flamands. La randonnée est plus populaire dans le Nord ! Ses rencontres, il les provoque en parlant avec des habitants dans la rue ou dans les cafés. Il était parfois reconnu, mais pas toujours. Les discussions pouvaient être légères, sur la difficulté à capter France Culture. Ou fort sérieuses comme celle avec un notaire à la retraite, rencontré au fond d’une zone boisée et isolée. ” C’était passionnant, il a expliqué que, d’après son expérience, la Wallonie devrait adopter la même approche que la Flandre pour le portage des droits d’enregistrement. Ainsi, si vous achetez une maison et la revendez après quelques années, vous ne paierez comme taxe que la différence entre les droits payés pour le premier bien et ceux dû pour le second. C’est une manière de dynamiser le marché, et la Wallonie est riche en terres. ” La marche donne des idées.

(1) Axel Kahn, ” Pensées en chemin, Ma France des Ardennes au Pays basque “, 2014, éditions Stock, 350 pages.

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