“Je continue ma vie comme prévu”

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Sous peu, Luc Vansteenkiste quittera son poste de CEO de Recticel. Il a accepté d’évoquer ses projets pour la Wallonie, ses mandats d’administrateur et, pour la première fois, de revenir sur l’affaire Fortis-Bois Sauvage pour laquelle il a été privé de liberté durant une semaine.

Luc Vansteenkiste

l 62 ans

l 1972 : ingénieur chimiste, KU Leuven

l 1973 : ingénieur de production chez PRB Wetteren

l 1979 : directeur de production chez Recticel Belgium

l 1982 : directeur général de Recticel Belgium

l 1989 : directeur général adjoint de Recticel n.v.

l 1991 : administrateur délégué de Recticel.

l 2002-2005 : president de la FEB.

l 2003 : fait une thrombose lors d’une mission économique en Mexique.

l 2005 : devient baron.

l Préside le jury des pôles de compétitivité wallons mis en place dans le cadre du Plan Marshall.

l Siège dans divers conseils d’administration (Ter Beke, Bois Sauvage, Delhaize, etc.)

“Je me sens bien dans ma peau”, déclare Luc Vansteenkiste avec force. L’an passé, en septembre, il avait occupé une cellule de la prison de Forest pendant une semaine. Il avait été inculpé de délit d’initié suite à la vente d’actions Fortis par Bois Sauvage peu avant la suspension de la cotation du titre. Luc Vansteenkiste était suspecté d’avoir transmis des informations privilégiées à ce holding. Nul ne peut prédire l’issue de cette affaire mais l’ancien président de la FEB et Manager de l’Année 2000 de nos confrères de Trends ne se fait pas de mauvais sang. Aucune trace d’amertume chez ce sexagénaire (62 ans) dont la vie est encore dominée par Recticel pour quelque temps. Il prend très à c£ur la dernière phase de la préparation de son successeur Olivier Chapelle. “Je voulais avoir la fierté personnelle de transmettre à mon successeur une entreprise avec laquelle il pourrait travailler sans devoir se concentrer sur des choses que j’aurais en fait dû résoudre moi-même. J’y suis parvenu et ce succès contribue également à mon sentiment de bien-être”, se réjouit-il.

TRENDS-TENDANCES. Vous avez connu une période difficile où tout est arrivé en même temps : la crise économique, la succession chez Recticel et l’affaire Bois Sauvage.

LUC VANSTEENKISTE. Cela faisait déjà deux ans que nous nous occupions de cette succession. Quand j’ai eu 60 ans, je me suis livréà un exercice de brainstorming avec un ami qui connaît très bien Recticel, pour voir comment nous devions recruter le nouveau CEO. Il a suggéré de le demander à mes managers. Ils ont dû dire s’ils étaient eux-mêmes candidat, et s’ils ne l’étaient pas, ils ont été invités à indiquer qui ils recommanderaient. Après neuf mois, j’ai su que nous ne trouverions pas la solution en interne. En partie, à cause de l’âge de certains managers qui était très proche du mien. D’autres se trouvaient encore trop jeunes. Mais j’ai eu ainsi l’autorisation officielle de mon propre management de rechercher quelqu’un en dehors de l’entreprise. Nous nous sommes alors tournés vers un chasseur de têtes. Cette méthode de recherche classique était en cours quand l’histoire de la société holding Bois Sauvage a débuté mais il n’y a aucun rapport entre les deux. Un premier candidat a étééliminé dans la phase d’analyse avant d’en arriver aux contrats. De sorte qu’il a fallu refaire l’exercice une seconde fois. Mon successeur est à présent dans l’entreprise depuis le 1er décembre et est en train de tout apprendre. Le 1er avril, je lui passerai le témoin.

L’affaire Bois Sauvage est-elle suspendue comme une épée de Damoclès au-dessus de vos activités actuelles ?

Non. Je me suis fait ma propre opinion à ce sujet, avec l’aide de mes conseils. Et j’estime qu’il n’y a pas de raison de changer ma vie. Je vais donc la continuer comme prévu. Je n’entends plus rien de cette affaire et j’attends ce qui va se passer.

Cela pèse-t-il sur le plan personnel ?

Au début, oui, naturellement. Si je prétendais le contraire, je serais un fieffé menteur. Il est évident que ce genre de chose vous envoie au tapis. Vous ne pouvez pas penser que cela passera inaperçu. Mais je me suis fait ma propre opinion à ce sujet et je suis passéà autre chose. Même si cela ne se fait pas en deux temps trois mouvements.

Vous pouvez vous irriter du fait qu’on vous a infligé un traitement que vous estimez ne pas avoir mérité. Mais il y a tant de gens dans ce pays qui sont traités de la sorte et dont on ne parle pas dans les médias. Quel droit aurais-je de me sentir meilleur qu’un autre ? Aucun. Et vous avez le choix. Soit vous dites “les gars, je me sens coupable et je dois me barricader, me protéger” ; je ne saurais pas dire comment on se sent dans ce cas. Soit vous dites “je ne me sens pas coupable et je continue à vivre comme avant”. C’est le choix que j’ai fait. Je n’ai rien de plus à dire à ce propos.

Le fait que vous puissiez mettre cet épisode entre parenthèses est-il liéà la thrombose que vous avez eue en 2003 ? Cela vous permet-il de mieux relativiser les choses ?

Je ne me suis jamais posé cette question. Ma thrombose m’a rendu plus émotif et plus sensible. C’est un état que vous dissimulez dans le monde des affaires parce que vous ne pouvez pas vous le permettre. Donc, je dirais plutôt que la thrombose n’aide pas à traverser ce genre d’épreuve.

Cet accident vous fait malgré tout réaliser que vous avez déjà connu pire, non ?

C’est en effet pire. L’affaire Bois Sauvage est une expérience qu’on ne souhaite pas mais cette thrombose, c’était le choix ultime entre la vie et la mort. J’aurais tout aussi bien pu y rester. Au cours des six mois qui ont suivi, je me disais chaque matin “ouf, une nouvelle nuit de passée à laquelle j’ai survécu”. Cela aussi finit par s’estomper.

Accordez-vous à présent plus d’importance à d’autres choses, à la famille, aux loisirs ?

Non, je continue simplement à m’occuper de ce qui fait l’objet de mes pensées depuis longtemps déjà. Recticel est mon bébé, mon enfant que j’ai aidé en partie à grandir. J’y ai consacré beaucoup d’énergie. Mon passage à la direction de la FEB (Ndlr : Luc Vansteenkiste en a été le président de 2002 à 2005) a été une expérience fantastique. Mais entre-temps, cela fait 19 ans que je suis CEO et je vais devoir progressivement réduire mes activités, à un rythme que je déterminerai moi-même. Je ne vais pas m’ennuyer. Je vais m’occuper de choses qui m’intéressent, comme les conseils d’administration. Je ne sais pas si j’écrirai un jour des livres parce que je doute que ma vie intéresse quelqu’un. Mais le plan Marshall me tient profondément à c£ur, non parce qu’il concerne la Wallonie mais parce qu’il me donne l’occasion de participer à la définition et au développement d’une économie. C’est un processus fascinant pour un dirigeant d’entreprise comme moi. Difficile de rêver mieux. A moins qu’on ne veuille plus de moi. Alors je serai un peu déçu.

Pouvez-vous consacrer encore plus d’énergie au plan Marshall ?

Oui, je pense bien. Je peux m’en occuper de façon encore plus approfondie. Cela correspond d’ailleurs à une demande. Beaucoup de belles choses ont déjàété réalisées mais il y a encore du pain sur la planche, surtout concernant la question fondamentale : “Comment allons-nous maintenir la solidarité dans ce pays et assurer la redistribution des richesses afin de garder l’équilibre ?” Quand on a affaire à une économie en croissance, la réponse est très simple mais dans une économie en régression, c’est une question terriblement difficile à résoudre. Le thème en soi est fascinant.

Et savez-vous quelles leçons du plan Marshall peuvent servir à la Flandre ?

Oui, mais on ne m’écoute pas encore (il rit).

Pourquoi pas ?

Je n’en sais rien. En Wallonie, nous développons cinq pôles de compétence. Seulement cinq, et sous peu, il y en aura un sixième : la technologie verte. Une expérience unique. Ces pôles doivent faire en sorte qu’on n’éparpille pas des subsides sur tout et tout le monde mais qu’on les affecte à des thèmes bien déterminés. En France, ils ont développé 75 pôles, c’est beaucoup trop. Il y en a qui se chevauchent de sorte qu’on prend de mauvaises décisions. Ce qui est unique en Wallonie, c’est que nous essayons d’apporter de l’innovation aux PME. C’est la tâche la plus difficile qui soit. Par définition, les PME ne sont pas à même de faire de l’innovation à moins d’être des spin-off d’universités et d’être nées d’une innovation. Pour une PME ordinaire, l’innovation est souvent absolument irréalisable. Elle éprouve beaucoup de difficultés à obtenir des subsides. Or pour innover, il faut pouvoir s’attacher les services de coûteux ingénieurs, déjà rien que pour constituer des dossiers. Quand vous introduisez un projet en Wallonie, cela doit se faire dans le cadre d’un de ces cinq pôles, en dehors de toute influence politique. Depuis quatre ans, personne n’a plus pu introduire un dossier par le biais d’un politicien local. Tout le monde doit passer par le jury, composé de personnes qui n’ont pas d’appartenance politique. Et cette règle est respectée à 100 %. Toute PME qui introduit un dossier doit toujours collaborer avec une grande entreprise et une université. Si cette condition du triangle n’est pas remplie, le projet est rejeté. Ainsi, nous entraînons les petites entreprises dans de la recherche et de l’innovation qui a en grande partie été initiée par le travail de réflexion de la grande entreprise ou de l’université. Nous essayons ainsi de mettre en mouvement toute la société. Jusqu’à présent, nous n’avons accordé que 320 millions d’euros de subsides et nous avons mis 1.100 chercheurs au travail. C’est fascinant de voir ce que nous avons changé. Cela dérange un peu l’administration parce qu’elle veut tout contrôler. C’est une bataille qui n’est pas encore gagnée.

Quand vous regardez du côté de la Flandre, vous pensez “pourquoi ne pas établir des ponts ?”. Je ne dis pas qu’il faut procéder à des fusions mais il y a en Wallonie aussi bien qu’en Flandre 80 % de petits entrepreneurs occupant moins de 20 travailleurs. A ce niveau, il doit tout de même être possible de collaborer davantage ? Les Kris Peeters, Jean-Claude Marcourt, Rudy Demotte de ce pays sont sensibles à cette idée mais elle est difficile à mettre en pratique. Il y a encore beaucoup trop de slogans et de dogmes des deux côtés. Dois-je encore y investir plus d’énergie ? Peut-être, une fois que je m’occuperai moins de Recticel.

En Flandre, certains sont agacés parce que le sud du pays est en train de bouger. Ils pensaient que cela ne réussirait pas mais c’est en passe de marcher. Et nous avons enclenché un processus qui permet même à la Wallonie de devancer la Flandre en matière de dynamisme alors que cette dernière cherche encore son équilibre. Ce que la Flandre vit aujourd’hui, la Wallonie l’a connu voici 15 ans. A l’époque, deux grandes industries – le charbon et l’acier – ont sombré. A présent, c’est l’automobile et la chimie qui sont mises à mal en Flandre.

Vu sous l’angle du plan Marshall, remarquez-vous que les Régions évoluent en s’écartant encore plus l’une de l’autre ?

Vous ne pouvez rien changer au fait qu’elles sont géographiquement côte à côte. Si vous ne placez pas Liège et Anvers sur une seule ligne sur le plan logistique, nous n’avez pas compris grand-chose à l’Europe. Economiquement, les Régions ne peuvent pas s’ignorer. Signalons en passant que dans le cadre du plan Marshall, nous parlons tout autant de la Flandre, de la France et de l’Allemagne que de la Wallonie.

Dans le plan Marshall, on parle de la Flandre mais du côté flamand, on ne dit quasiment rien du plan.

Les choses sont en train de changer. Des gens comme le président de Voka (Ndlr : Luc De Bruyckere, l’homme fort du groupe alimentaire Ter Beke et ami de Luc Vansteenkiste) ont compris que les Wallons et les Flamands ne peuvent pas s’ignorer. Il a lui-même des usines en Wallonie et a eu le courage de siéger en tant que Flamand à l’Union wallonne des Entreprises (UWE) et l’Union des Entreprises de Bruxelles (UEB).

Votre engagement pour le plan Marshall a suscité des commentaires. N’avez-vous jamais regretté cette décision ?

Non. Je l’ai fait pour un seul homme, Jean-Claude Marcourt. Point à la ligne. Je ne l’ai pas regretté une seconde. Elle a bien provoqué des disputes avec quelques amis qui estimaient que je n’aurais pas dû le faire.

Peut-être qu’elle vous a coûté des opportunités d’assumer de nouveaux mandats flamands ?

Ne pensez-vous pas que j’en ai déjà assez ? Non, je ne crois pas que ceci ait influencé quelqu’un. Je n’ai pas le sentiment d’avoir raté quelque chose. Je n’ai jamais non plus couru derrière quelque chose. Ils sont venus me chercher pour ces conseils d’administration.

Un article paru récemment dans un quotidien suggérait que vous auriez mieux fait de quitter votre poste de CEO plus tôt car vous étiez vraisemblablement trop fortement impliqué dans l’entreprise pour permettre la prise de décisions indispensables.

Je n’ai pas tiré sur la corde. Nous avons entamé la recherche d’un successeur quand j’ai eu 60 ans mais nous avons encore dû prendre beaucoup de décisions concernant l’activité”habillage intérieur pour voitures”, les tableaux de bord et panneaux de portière. Tout le monde s’accorde à dire que les trois divisions classiques de Recticel – mousses souples, matériaux d’isolation et produits de literie – ont très bien survécu à la crise. La quatrième division, l’automobile, a connu une année 2009 difficile et c’est logique car avec nos panneaux de portière et nos tableaux de bord, nous nous trouvions dans les segments supérieurs et donc chers. Nous livrions à Mercedes et BMW et ce ne fut pas une funny year.

Je ne crois pas non plus dans un système consistant à changer de CEO tous les trois ans. La vie agitée des entreprises, la recherche de la bonne place dans un monde en perpétuelle mutation, tout cela est à peine gérable pour un seul homme en une aussi courte période. A moins qu’il ne dispose d’une brillante équipe mais dans ce cas, il est simplement un coach et ne prend pas de décisions. Les managers de crise ? Ils sont bons pour traverser une période difficile mais ce ne sont pas ces gens-là qui redonnent du tonus à une entreprise.

Vous avez manifestement encore des idées bien tranchées et l’esprit combatif. Vous puisez de l’énergie dans votre travail.

J’aime travailler. Je ne vais pas me mettre à pleurer quand ça s’arrêtera mais je réduirai tout de même mon volume de travail très progressivement.

Vous êtes un accro du boulot ?

Cela s’appelle être intéressé. Louis Verbeke (Ndlr : administrateur chez Recticel)était obsédé par le fait que les managers qui faisaient carrière ne pensaient qu’à eux-mêmes et pas à l’entreprise dans laquelle ils vivaient. Il disait : “Vous avez la responsabilité de changer votre environnement.” C’est donc l’homme qui a fait remarquer à des gens comme Luc De Bruyckere et moi-même que ne pouvions pas nous contenter d’être uniquement des managers. Mon passage à la FEB a aussi joué un rôle dans ma perception de ce qu’est le travail. Avant d’y entrer, la Belgique ne m’intéressait en fait pas. A part mon usine de Wetteren, avec laquelle j’avais un lien émotionnel. La Belgique était un pays comme un autre. Me remémorant les paroles de Louis Verbeke, je me suis dit que nous avions une responsabilitéà l’égard du monde qui nous entoure. Via la FEB, cette idée est devenue un élément important dans mon mode de pensée. Je suis convaincu que l’on peut aider la sociétéà changer mais que c’est terriblement difficile. Et il y a eu récemment de nouveaux appels à concevoir un nouveau modèle social. Et bien, je peux vous en élaborer un mais personne ne l’appliquera. Il y aura immédiatement des dizaines de personnes qui se lèveront pour émettre des critiques. Le changement est toujours intervenu par le biais de petits mouvements. La question est de savoir si nous avons encore le temps de procéder ainsi. Donc la réponse est oui, le travail m’intéresse encore énormément.

Vous souhaitez aussi voir cette responsabilité assumée par les entreprises où vous êtes administrateur ?

Oui, je pense que cela se sait que je lis très bien mes dossiers dans les entreprises où je suis administrateur. Je ne me contente pas d’occuper mon siège. Je suis aussi favorable à ce que mes propres managers siègent dans des conseils d’administration. Beaucoup ne veulent pas mais je pense qu’ils peuvent y apprendre énormément de choses. Dans une grande entreprise, ils peuvent apprendre à connaître les structures, et dans une petite entreprise, voir à quel point leur propre entreprise est devenue lourde. On se remet ainsi continuellement en question.

Dans un entretien que vous nous aviez accordé en 2008, vous disiez vouloir réduire progressivement vos mandats.

Il y en a déjà un de moins : la présidence de Telindus. Par ailleurs, chez Spector, j’ai aussi cédé la présidence à Tony Van Doorslaer mais je siège encore dans le conseil d’administration. Et voyons, réfléchissons. Il y a encore Recticel, et Fortis Banque, Ter Beke, Delhaize et Sioen. Chez Bois Sauvage, mon mandat prend fin en principe en 2011, 2012. Certaines entreprises ont des règles qui ne permettent d’assumer que deux mandats successifs après quoi il faut céder la place. Et par définition, la plupart des entreprises appliquent une limite d’âge de 70 ans aux administrateurs. Il ne faut pas chercher à y voir plus que cela..

Propos recueillis par Bert Lauwers

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