Comment Margaret Thatcher a marqué l’économie et la société britannique

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Décédée ce lundi à 87 ans, la “Dame de fer” restera comme une des figures phares du libéralisme économique qu’elle a appliqué sans état d’âme au Royaume-Uni. Au point que la haine qu’elle a suscitée dans les franges populaires est toujours aussi vivace.

Margaret Thatcher, décédée lundi à l’âge de 87 ans, restera à jamais la “Dame de Fer”. Celle qui a régné pendant onze ans sur le Royaume-Uni est sans doute la plus contestée des Premiers ministres britanniques. Son arrivée au 10 Downing Street en mai 1979 a marqué un tournant dans l’histoire du pays. Retour sur les années Thatcher.

L’homme malade de l’Europe

Depuis le milieu des années 1950, le Royaume-Uni est confronté à des problèmes économiques persistants: déficit commercial, déficit de la balance générale des paiements, endettement croissant, inflation galopante et sous-productivité. Le pays perd du terrain face à ses voisins: le taux de croissance moyen est de 2,8% dans les années 1960 alors que la France et l’Allemagne enregistrent des croissances de 5%. Durant cette période, les gouvernements travaillistes et conservateurs qui se succèdent appliquent des politiques de relance, qui entraînent un regain d’inflation, puis des politiques de rigueur afin de casser l’inflation. Cette stratégie dite de “stop and go” sclérose l’investissement des entreprises.

Le choc pétrolier de 1973 aggrave la situation. L’inflation atteint alors 25%. Le Royaume-Uni passe pour l’homme malade de l’Europe. En 1976, le gouvernement travailliste est contraint de solliciter l’aide du FMI à hauteur de 4 milliards de dollars, une somme alors importante. En contrepartie, le Premier ministre de l’époque, James Callaghan, engage une politique déflationniste de compression de la masse monétaire et de réduction des déficits publics. Il obtient temporairement le soutien des syndicats qui acceptent une limitation des hausses de salaires. Fin 1978, alors que la croissance est revenue, les mêmes syndicats refusent la limitation à 5% des hausses de salaire et entament un grève de cinq mois (d’octobre à février 1979).

C’est dans ce contexte qu’ont lieu les élections législatives. Margaret Thatcher, qui dirige les Tories – le parti conservateur – depuis 1975, fait campagne sur la stigmatisation du “socialisme rampant” imposé par des syndicats tout-puissants. Elle promet de combattre l’inflation et d’encourager le libre marché. Elle obtient une victoire marquée (44% des voix contre 37% aux travaillistes), moins par adhésion de la population à son programme néolibéral que par un ras-le-bol du consensus Etat-patronat-syndicats. Et met aussitôt son programme en application: réduction des dépenses publiques, forte hausse des taux d’intérêts de la banque d’Angleterre pour comprimer l’inflation, suppression de l’encadrement des salaires et des prix.

Libéralisation à marche forcée

Sa politique monétaire -qui se fait sans dévaluation de la livre -, combinée au ralentissement de l’économie mondiale suite au deuxième choc pétrolier, entrainent une chute de 10% de l’activité en 1980-1981. Des pans entiers de l’industrie s’effondrent les uns après les autres. Le taux de chômage double (il passe de 5% en 1979 à 11% en 1983). En 1982, la production repart et le chômage baisse un petit peu. Mais c’est surtout la guerre qu’elle mène contre les généraux argentins pour récupérer les Malouines qui lui permet d’être réélue pour un second mandat en 1983. Margaret Thatcher poursuit alors à marche forcée sa libéralisation de l’économie du pays.

Elle lance une vaste vague de privatisations qui touchent tous les grands secteurs nationalisés de 1945 à 1951 (houilles, chemins de fer, aérien, aciérie, télécommunications, gaz, électricité, etc.). La première est celle de British Telecom (1984). Suivront notamment British Steal et British Airways. 29 entreprises employant 800 000 salariés sont privatisées. Elle s’attaque également à déréguler la finance. Les banques ne sont plus obligées de déposer une partie de leurs avoirs auprès de la banque centrale, les mouvements de capitaux sont libérés, les groupes étrangers sont autorisés à racheter 100 % des actions d’entreprises cotées britanniques et les commissions sur les échanges de titres sont supprimées. C’est ce qu’on appelle le “Big Bang de la finance” de 1986. L’internationalisation de l’économie britannique s’accélère alors fortement et la City s’impose comme une place boursière majeure dans le monde.

Margaret Thatcher engage par ailleurs un bras de fer avec les syndicats dont elle veut casser l’influence considérable: limitation du monopole syndical sur les embauches et les salaires, encadrement du droit de grève et répression des grèves “sauvages”. Durant son passage au pouvoir, cinq lois sur les syndicats sont votées (en 1980, 1982, 1984, 1987 et 1988). Cette politique a entraîné sans doute la plus violente grève qu’a connu le pays, la grande grève des mineurs qui dura de mars 1984 à mars 1985. Un an de grève, soldée par un échec. Margaret Thatcher fait face à de très nombreuses grèves durant son règne. Mais elle a toujours résisté, elle n’a jamais transigé. D’où son surnom de “Dame de fer”.

Désintégration de la société britannique

Margaret Thatcher est réélue en 1987 pour un troisième mandat puis chute en 1990, parce qu’elle a voulu réformer les impôts locaux. Elle est alors désavouée par une grande partie des conservateurs et doit céder sa place à John Major. Dans quel état laisse-t-elle le pays? Une inflation autour de 10%, un taux de chômage à 5,8% et une balance des paiements déficitaire de 30 milliards de dollars. Quant à la base industrielle, elle s’est fortement rétrécie au profit du tertiaire, et notamment de la finance. La libéralisation forcée de la finance a en outre noyé les exigences éthiques, comme le prouvent les nombreux scandales qui ont marqué la vie de la City dans les années 1990.

A ce bilan économique peu flatteur s’ajoute un bilan social et culturel “désastreux”, selon Keith Dixon, professeur de civilisation britannique à l’université Lumière Lyon-2. Si Margaret Thatcher a été réélue trois fois, c’est qu’elle était très populaire. Car la “Dame de fer” a aussi su mettre un gant de velours, en réduisant notamment la pression fiscale sur les classes supérieures, moyennes et ouvrières qualifiées. Ce faisant, elle a flatté un électorat très nombreux, vivant en majorité dans le sud et le sud-est de l’Angleterre. Mais en parallèle, elle a réduit les allocations sociales pour les chômeurs. Résultat: si le niveau de vie moyen des britanniques a augmenté durant ces onze années, les inégalités sociales se sont fortement creusées.

L’écart de niveau de vie entre les pauvres et les riches était, en 1990, du même niveau que l’écart existant dans les années 1930. En onze ans, le libéralisme “sans âme” de Margaret Thatcher a produit une société à deux vitesses avec sa cohorte de laissés pour-compte, les chômeurs et les inaptes au travail. Des populations qui vivent en grande majorité dans les régions ruinées par la désindustrialisation accélérée du Royaume sous l’ère Thatcher, dans le nord de l’Angleterre, l’Ecosse et le Pays de Galles. “L’héritage de Margaret Thatcher, c’est la désintégration sociale, culturelle et identitaire du pays, estime Keith Dixon. La popularité de Thatcher est un phénomène anglais, pas britannique”, ajoute cet Ecossais de naissance et petit-fils de mineurs.

Des traces toujours vivaces

Vingt ans après, il reste encore des traces douloureuses de l’ère Thatcher. Les inégalités de revenus sont toujours fortes: les 20% les plus riches travaillent trois heures de plus par semaine qu’au début des années 1980 et leurs revenus ont augmenté de plus de 2% hors inflation; les 20% les moins riches travaillent une heure de plus et leurs revenus ont augmenté de moins d’1 % hors inflation. Le fossé entre les riches et les pauvres et le plus large de tous les pays de l’OCDE. Le chômage touche 8% de la population, soit environ 2,5 millions de personnes, mais il y en a tout autant – 2,5 millions – qui se sont retirés du marché du travail, soit un taux de chômage potentiellement double.

Quant à la “haine” des classes populaires envers la “Dame de fer”, elle est toujours aussi vivace. “Les mineurs qui ont participé à la grande grève de 1984-1985 n’oublieront jamais comment Margaret Thatcher les a stigmatisés, relate Keith Dixon. Ils ont été profondément marqué par sa phrase ‘vous êtes les ennemis de l’intérieur'”. “Tout est parti en vrille dans les années 1980. Depuis, on ne fait que recoller les morceaux”, fait dire à l’un de ses personnages l’écrivain britannique Graham Hurley, dans son roman “The Take“.

Emilie Lévêque

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