Carlos Ghosn, un patron en sursis ?

Carlos Ghosn, PDG de Renault et Nissan. © Reuters

Une direction déstabilisée, des salariés sous pression et, maintenant, l’allié Nissan fragilisé… Renault traverse une grave crise. Depuis la vraie-fausse affaire d’espionnage, son patron, Carlos Ghosn, fait de plus en plus figure de patron en sursis.

Lorsqu’ils se croisent dans les couloirs, les salariés de Renault lèvent les yeux au ciel. Les ultimes révélations de “l’affaire” les laissent sans voix. Sur leurs lèvres, une interrogation : le patron va-t-il être débarqué ?

Ces dernières semaines, au fil des rebondissements de cette rocambolesque histoire, jamais ils n’auraient pu imaginer une telle issue : ce qui se présentait comme une affaire d’espionnage industriel a tourné à la vulgaire escroquerie. Jamais ils n’auraient cru Carlos Ghosn, le puissant PDG de la firme au losange, et son n° 2, Patrick Pélata, capables d’être manipulés par un escroc à la petite semaine. “Nous ne sommes pas des amateurs !”, lâchait encore, crânement, à L’Express le 2 février, le patron de Renault. “Nous avons des certitudes”, assenait-il quelques jours plus tôt, au 20 Heures de TF1.

Après la mise hors de cause par le procureur de la République de Paris, lundi 14 mars, des trois cadres licenciés, Bertrand Rochette, Michel Balthazard et Matthieu Tenenbaum, Renault est en état de choc. Déjà fragilisé, voici quelques années, par plusieurs suicides de salariés du Technocentre, confronté aujourd’hui à l’énorme pari du développement des véhicules électriques, secoué par la catastrophe japonaise – son allié Nissan est affaibli – voici que la crédibilité du comité de direction est sérieusement entamée.

Depuis quelques jours, plusieurs ministres critiquent l’état-major pour sa gestion de la crise et certaines personnalités politiques sont allées jusqu’à demander la tête du patron. Vendredi 18 mars, de nouvelles accusations étaient portées contre le PDG. Selon L’Express.fr, Dominique Gevrey, l’un des membres de la sécurité du constructeur, mis en examen et écroué, a accusé Carlos Ghosn et son équipe, devant les enquêteurs de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), d’avoir, notamment, fait espionner un des dirigeants de Nissan.

Responsables, mais pas coupables

“Comment en est-on arrivé là ?”, s’interroge, atterré, un cadre de l’ingénierie du groupe à Guyancourt, là où travaillaient les trois cadres blanchis. Encore groggy, les Renault peinent à se remettre au boulot. Le 14 mars, la plupart ont regardé, affligés, le journal de 20 heures. Pour la deuxième fois depuis le début de l’année, Carlos Ghosn venait s’y expliquer.

Cette fois-ci, le patron le mieux payé de France présentait publiquement des excuses personnelles aux trois salariés. Des excuses à la japonaise, qui ont dû coûter à ce manager dont l’arrogance est souvent stigmatisée au sein de l’entreprise. “Je me suis trompé”, a-t-il reconnu, avant d’ajouter aussitôt, mouillant toute l’équipe de direction : “Il semble que nous ayons été trompés.” Responsables mais pas coupables.

Quelques heures plus tôt, Carlos Ghosn avait refusé, lors d’un conseil d’administration extraordinaire de la société, la démission de Patrick Pélata, directeur général délégué du groupe. Pour ne “pas ajouter une crise à la crise”, a-t-il justifié. Comme Daniel Bouton, PDG de la Société Générale à l’époque de l’affaire Kerviel, Carlos Ghosn n’a pas cru bon, lui non plus, d’abandonner son fauteuil. Il a préféré proposer un plan d’action pour faire la lumière sur les dysfonctionnements internes qui ont conduit à cet incroyable épilogue. Il a annoncé, en outre, le lancement d’un audit dont les conclusions doivent être rendues, au plus tard, le 28 avril.

La solution Schweitzer envisagée

Autrement dit, un siècle ! Car, selon nos informations, l’Etat, qui détient 15 % du capital, a déjà songé, au cours de ces dernières semaines, à démettre le chef d’entreprise de ses fonctions. L’Agence de participations de l’Etat, Bercy et Matignon lui ont même cherché un remplaçant. L’hypothèse d’un recours à l’ancien patron de la Régie, Louis Schweitzer, seul profil susceptible de protéger l’alliance avec Nissan, a été envisagée puis abandonnée pour cause de limite d’âge et, surtout, parce que le président de la République, Nicolas Sarkozy, s’y serait opposé. Le PDG a donc sauvé sa peau. Provisoirement tout au moins.

L’affaiblissement du n° 1 et de l’état-major du groupe tombe au pire moment pour l’entreprise. Alors que 2011 se présentait comme une année cruciale pour l’avenir du groupe, elle a bien mal commencé. En février déjà, l’annonce du nouveau plan stratégique pour les six prochaines années, censé redonner un élan à la maison, est presque passée inaperçue.

A peine remis de la crise de l’industrie automobile mondiale, Renault ne doit pas rater le lancement de ses premiers véhicules électriques. Ces modèles doivent sortir des chaînes de montage à la fin de 2011. Or, l’affaire dite d’espionnage met en lumière la tension extrême qui règne au sein de l’entreprise. “Sur l’électrique, on n’a pas le droit à l’erreur”, prévient un technicien de l’ingénierie. Quelque 4 milliards d’euros ont été investis dans ce programme. Et, depuis deux ans, Carlos Ghosn a fait de cet enjeu l’axe majeur de sa communication. “Je suis sûr que la voiture électrique sera un succès”, déclarait-il encore lors du dernier Mondial de l’automobile, à Paris.

Fragilisé, Renault va aussi subir les contrecoups du drame japonais. La production de son allié Nissan est d’ores et déjà affectée : les six usines ont dû être arrêtées. Un coût estimé à près de 18 millions d’euros par jour. Surtout, plus de 60 % des voitures fabriquées dans l’archipel sont destinées à l’exportation. Pour Renault, qui contrôle 43,5 % du capital du nippon, le manque à gagner est inévitable.

Tout dépendra de la durée de désorganisation des sites. Dès à présent, le groupe va devoir subir une baisse de la production de 15 % à 20 % de Samsung Motors. Sa filiale coréenne tourne en effet au ralenti faute de recevoir suffisamment de pièces en provenance du Japon.

Des objectifs trop élevés abandonnés en route

Paradoxe : c’est peut-être cette situation exceptionnelle qui, pour l’heure, a permis à Carlos Ghosn de rester en place. Si critiqué soit-il, le grand patron de l’Alliance Renault-Nissan n’est pas si facile à remplacer. Au lendemain du conseil, un responsable de l’Etat, cité par l’hebdomadaire Paris Match, lâchait : “Ghosn peut remercier le Japon.”

Pourtant, voilà bien longtemps que les talents de ce manager, porté aux nues après avoir sauvé Nissan voici une dizaine d’années, ne suscitent plus l’admiration. Depuis son retour en France, l’étoile du patron a pâli. Il y a d’abord eu l’échec du contrat 2009. Les objectifs trop élevés de ce plan ont dû être abandonnés en cours de route.

La pression mise sur les salariés du Technocentre pour y répondre avait augmenté de façon vertigineuse le stress des salariés de l’ingénierie. Une enquête interne révélait que plus de 30 % des effectifs (contre 10 % pour la moyenne nationale) étaient “sous tension” à Guyancourt. Surtout, une série de plusieurs suicides avait débouché sur une crise de confiance dans le management. Carlos Ghosn avait alors reconnu avoir voulu mettre la barre trop haut.

Les ventes de Renault ont chuté de 29 % en cinq ans

“On peut aussi s’interroger sur les réussites concrètes du PDG, estime Jean-Louis Loubet, historien du secteur automobile. L’alliance avec Nissan a été décidée par son prédécesseur, de même que le développement dans le low-cost.” Pour le reste, “la Laguna, modèle sur lequel il s’est beaucoup investi, est un bide commercial”, ajoute un spécialiste du secteur automobile. Selon l’hebdomadaire L’Usine nouvelle, les ventes de Renault, hors Dacia et Samsung, ont chuté de 29 % en cinq ans.

Le cost-killer a-t-il vraiment perdu la main ? Pendant la crise, où de nombreux constructeurs ont eu peur de mourir, Ghosn a su gérer pour éviter le pire. En 2010, les ventes de Renault ont signé un record, avec 2,6 millions de véhicules écoulés. Et le capitaine n’a pas abandonné le navire : il a décliné les offres de l’administration Obama, qui lui proposait de prendre les rênes de General Motors.

En réalité, cette pseudo-affaire d’espionnage aura mis en évidence les déficiences d’un mode de management. “Ghosn ne sait pas fonctionner autrement que dans la conflictualité, estime un ancien cadre dirigeant. Toute l’organisation qu’il a mise en place avec les groupes transverses a pour conséquence de monter les gens les uns contre les autres.”

“Il faut qu’il sorte de sa tour d’ivoire, estime un élu CFDT. Il est coupé de la réalité. Sans cela, il n’aurait jamais mis à la porte des cadres aussi solides.” Quoi qu’il arrive, le patron, qui fait de plus en plus figure de manager en sursis, devra au moins remettre ses méthodes à plat.

Libie Cousteau, L’Express.fr

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