Rencontre avec Felix Van de Maele, CEO de la première licorne belge de la tech: “Tout reste à faire”

© EMY ELLEBOOG

La start-up bruxelloise Collibra vient de lever 100 millions de dollars auprès de CapitalG, un fonds d’investissement lié à Google. Active dans la “data governance”, elle devient la première licorne belge dans le secteur des technologies. Felix Van de Maele, son jeune CEO, se confie sur l’avenir de l’entreprise.

En 2012, c’est le couteau sous la gorge que Felix Van de Maele, le CEO de Collibra, s’est retrouvé à devoir récolter un million d’euros pour commercialiser son logiciel de gestion et d’analyse des données. Depuis lors, ” lever des fonds avant d’en avoir besoin ” est devenu son credo. Un credo qui s’applique à la dernière levée de fonds de 100 millions de dollars, avec comme investisseur principal CapitalG, une société soeur de Google.

Grâce à ce succès, Collibra figure désormais au rang des licornes, un terme utilisé dans la Silicon Valley pour qualifier les entreprises non cotées en Bourse dont la valorisation dépasse le milliard de dollars. L’entreprise, qui aide les grandes organisations dans le suivi et l’automatisation de leurs données, est la première société belge à intégrer ce cercle très fermé. ” Il ne s’agit jamais d’investir pour investir, affirme Felix Van de Maele. C’est ce que l’on en fait ensuite qui compte vraiment. ” Originaire d’Ostende, le jeune CEO vit aujourd’hui à New York. C’est en 2008 qu’il se décida à fonder Collibra avec trois autres anciens étudiants de la VUB, à savoir Stijn Christiaens, Pieter De Leenheer et Damien Trog. ” Il est clair qu’aucun d’entre nous ne s’était attendu à voir notre valorisation s’envoler en si peu de temps, précise l’entrepreneur. Nous en retirons une certaine fierté, mais tout reste à faire. ”

TRENDS-TENDANCES. Collibra avait déjà rassemblé 133 millions de dollars, et pourtant vous êtes allés chercher 100 millions supplémentaires. Pourquoi ?

FELIX VAN DE MAELE. Nous aurions eu besoin de cet argent tôt ou tard. Et le meilleur moment pour lever des fonds, c’est toujours quand on n’est pas le dos au mur. A côté de cela, notre valorisation est au beau fixe et notre entreprise intéresse. Après avoir constaté que nombre de grandes entreprises utilisent notre logiciel, CapitalG a pris elle-même l’initiative de venir frapper à notre porte. Vu son réseau et ses connaissances, il s’agit d’un partenaire intéressant. L’entreprise appartient à Alphabet ( le holding qui chapeaute Google, Ndlr), ce qui signifie que nous disposerons d’un accès aisé à son expertise en matière d’intelligence artificielle et de cloud computing. Les autres grands actionnaires – Index Ventures, Battery Ventures et Iconiq Capital – sont eux aussi de la partie.

Avec les liquidités que nous venons d’engranger, nous avons de quoi voir venir. Bien sûr, une introduction en Bourse figure parmi les options possibles à l’avenir.

Collibra est une entreprise mature. La prochaine levée de fonds se fera-t-elle via une introduction en Bourse ?

Avec les liquidités que nous venons d’engranger, nous avons de quoi voir venir. Bien sûr, une introduction en Bourse figure parmi les options possibles à l’avenir. Tout dépendra de facteurs externes comme le climat boursier et le contexte macroéconomique.

L’année dernière, votre chiffre d’affaires a bondi de 80%, et vous tablez sur un chiffre d’affaires récurrent de 100 millions de dollars pour 2019. Si les bénéfices sont au rendez-vous, vous pouvez vous lancer en toute confiance en Bourse, non ?

Les éditeurs de logiciels qui proposent des modèles par abonnement, comme Collibra, sont pour l’heure évalués essentiellement sur leur croissance. Et nos investisseurs adhèrent à cette stratégie. Leur objectif consiste plus à investir dans notre croissance que d’engranger des bénéfices. Une entreprise SaaS ( Software as a Service, Ndlr) doit investir beaucoup au préalable pour attirer des clients. Ce n’est qu’après qu’elle récupère progressivement sa mise. Si nous le voulions vraiment, nous pourrions être rentables en six mois. L’efficacité est déjà là, et nous allons encore la renforcer. Cependant, nous souhaitons pour le moment mettre l’accent sur les investissements et le maintien de notre rythme élevé de croissance.

Allez-vous utiliser ces liquidités fraîches pour vous lancer en Asie ?

Ce n’est certainement pas l’objectif cette année, mais on verra en 2020. Nous avons déjà un petit bureau en Australie. Cela dit, nos ventes sont concentrées aux Etats-Unis et en Europe, qui représentent respectivement 60 et 35% de notre chiffre d’affaires. Les 5% restants sont générés par le reste du monde, notamment l’Asie. Toujours est-il que nos marchés principaux actuels recèlent encore beaucoup de potentiel.

Nous comptons aussi investir pour élargir notre offre et lancer de nouveaux produits. Cette année, par exemple, nous avons développé un nouvel outil permettant à nos clients de se conformer plus facilement aux nouvelles règles européennes en matière de vie privée. Cet outil, et d’autres produits encore, devrait nous amener de nouveaux clients, dont chacun devrait rapporter plus d’un million de dollars chaque année. Notre vraie priorité est là. On verra ensuite pour l’expansion géographique.

Avez-vous encore la possibilité d’étendre vos activités auprès de vos clients existants ?

Absolument. Sans compter que seul un petit pourcentage d’entre eux résilient leur contrat. Cela explique aussi pourquoi nous continuons à croître si rapidement. Même sans nouveaux clients, notre chiffre d’affaires progresserait malgré tout de 30% cette année. La raison est simple : nos clients existants nous achètent de plus en plus.

Vos premiers gros clients étaient principalement issus du secteur financier. Est-ce toujours le cas ?

Notre ciblage est beaucoup plus large aujourd’hui. Au cours du dernier trimestre, nous avons signé de nouveaux contrats dans 15 secteurs différents.

Rencontre avec Felix Van de Maele, CEO de la première licorne belge de la tech:
© EMY ELLEBOOG

Ne craignez-vous pas de vous disperser en ciblant autant de clients différents et en développant une large gamme de produits ?

Notre stratégie reste très claire : devenir le leader dans notre catégorie de produits, à savoir la gouvernance des données. Les autres grandes entreprises technologiques comme SAP, Oracle ou Salesforce ont toutes suivi une stratégie similaire au sein de leur niche. A l’origine, Salesforce était une simple application de gestion des données clients, avant de proposer ensuite une offre globale, contenant notamment des solutions marketing et de service à la clientèle. Une meilleure intégration des données clients peut contribuer à renforcer ces activités connexes.

Collibra entend suivre la même stratégie. Nous avons commencé avec un logiciel de gestion de données, intégrant la récolte des données, leur exploitation et leur accès. Notre plateforme s’efforce de fournir une meilleure vision de ces ” données sur les données “, c’est-à-dire les métadonnées. C’est sur ce terrain que nous entendons développer de nouveaux produits pour aider nos clients à mieux gérer et automatiser leurs processus de données.

Les données sont le nouvel or noir. Vous avez vous-même comparé Collibra à une raffinerie de données. Mais dans le même temps, nombre d’entreprises éprouvent encore des difficultés à orienter leur stratégie de gestion des données.

Les problèmes des entreprises évoluent. Il y a quelques années, le sujet de préoccupation était les infrastructures, et donc le stockage. Une question dont plus personne ne s’inquiète aujourd’hui. Grâce notamment à l’avènement du cloud computing ( procédé par lequel les entreprises confient leurs données à des centres de données spécialisés, Ndlr). Ce qui préoccupe les entreprises à l’heure actuelle, c’est plutôt de savoir comment traiter ces données. C’est là-dessus que nous concentrons notre travail.

Quels sont les principaux concurrents de Collibra ?

S’agissant de notre marché, j’y perçois plus d’opportunités que de concurrents. Les entreprises qui possèdent un logiciel de gestion des données spécialisé sont finalement peu nombreuses. Elles se servent encore de feuilles de calcul Excel ou utilisent un serveur SharePoint. Bien sûr, des concurrents existent. IBM et d’autres grandes entreprises technologiques possèdent effectivement des systèmes de gestion de données, mais elles placent aussi le curseur ailleurs. De plus, il n’y a pas encore de vrais acteurs de niche, qui se concentrent par exemple spécifiquement sur le RGPD.

CapitalG est liée à Google, qui fournit des services “cloud”. Serez-vous le fournisseur exclusif de sa plateforme ?

Non. Notre objectif est plutôt d’intégrer notre plateforme à tous les grands fournisseurs de services cloud, en particulier Google, Microsoft et Amazon, le leader du marché. J’ai constaté une certaine nervosité chez les grandes entreprises quant à leur dépendance vis-à-vis d’Amazon. Elles recherchent des alternatives. Aussi, ce lien avec Google et ses services cloud est peut-être un avantage, car cela pourrait nous rapporter de nouveaux clients.

CapitalG influencera-t-elle les décisions du conseil d’administration ?

CapitalG ne siégera pas au conseil d’administration. Il n’y a là rien d’anormal vu la phase dans laquelle se trouve Collibra. Et lorsque le moment viendra de modifier le conseil, il s’agira plutôt d’attirer des administrateurs indépendants. Là encore, il s’agit d’une évolution logique.

En raison de tous ces investissements, Collibra doit toujours viser plus haut. Cela vous arrive-t-il de regretter la phase de démarrage, lorsque les défis à relever étaient plus simples ?

Les défis sont désormais plus importants, c’est vrai, mais ce n’était pas plus facile au début pour autant. Au contraire, on se posait des questions existentielles. ” Comment ne pas faire faillite “, voilà ce qui nous préoccupait à l’époque. Si on nous avait dit il y a 10 ans que Collibra connaîtrait une telle croissance, jamais nous ne l’aurions cru.

Notre évolution dépasse nos plus folles attentes. Mais c’est vrai, les enjeux sont toujours plus importants. En raison de notre forte croissance, je dirige chaque année une autre entreprise. Nous comptons aujourd’hui 450 collaborateurs et nous envisageons de nouveaux recrutements cette année, notamment à Bruxelles. Nous y sommes principalement à la recherche d’ingénieurs, car c’est là que sont centralisées nos activités de recherche et développement. Quant à moi, je reste à New York, notre siège commercial.

Vous aimez toujours votre travail ?

Et comment ! Je pense toujours que j’ai le meilleur job du monde. Bien sûr, les choses ont beaucoup évolué. Je pouvais m’impliquer directement dans beaucoup plus de choses auparavant. Cependant, je n’ai jamais eu de mal à déléguer.

En 2015 ( l’année où le célèbre investisseur Index Ventures est entré au capital, Ndlr), les autres fondateurs et moi-même avons définitivement fait notre deuil si je puis dire : nous avons certes fondé l’entreprise, mais elle ne tourne plus autour de nous. Nous ne pouvons constituer un obstacle à sa future croissance. Nous avons donc fait évoluer notre entreprise et avons commencé à accorder davantage d’attention à la gestion interne et aux processus. Collibra développe une plateforme logicielle, mais je perçois plutôt l’entreprise comme un produit que l’on peut progressivement perfectionner.

Devenir une licorne fait rêver beaucoup d’entrepreneurs technologiques belges. Vous auriez des conseils à leur donner ?

Il n’y a pas de recette miracle, mais je dirais que tout commence par l’état d’esprit. Il y a comme un paradoxe dans le fait d’entreprendre : vous devez avoir une confiance et une foi inébranlables en vos capacités, tout en restant continuellement à l’écoute et ouvert aux critiques et aux suggestions. Sans compter que vous êtes en permanence aux prises avec des problèmes. Aussi, posséder un état d’esprit qui pousse à aller de l’avant, en apprenant à résoudre des problèmes et à poser sans cesse des questions, constitue une qualité indispensable.

Biographie

– Né le 12 août 1984 à Ostende.

– A étudié les sciences informatiques à l’ULB.

– 2006 : master en ingénierie logicielle à l’Ecole des Mines à Nantes et devient chercheur à temps partiel à la VUB.

– 2007 : MBA à la Vlerick Business School à Gand.

– 2008 : fonde Collibra avec ses collègues chercheurs Stijn Christiaens, Pieter De Leenheer et Damien Trog.

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