RODIN, SUPERSTAR STATUFIÉE

sera visible à Bruxelles chez Artcurial, les 20 et 22 avril prochains. © ARTCURIAL

Il y a 100 ans disparaissait Auguste Rodin, passé maître dans l’art du marbre et du marketing. Un siècle plus tard, les salles d’expositions et de vente déroulent le tapis rouge pour sanctifier le génie du sculpteur français dont la cote ne s’est jamais aussi bien portée malgré la prolifération de contrefaçons.

Elle était aux abonnés absents depuis 130 ans. Elle a été retrouvée par deux commissaires d’exposition à Madrid, alanguie et nue sur son rocher, comme au premier jour. L’ Andromède de Rodin, taillée dans un bloc de marbre de 31 cm, fait partie de ces oeuvres que l’on pensait perdues à jamais. La sublime revenante sera visible à Bruxelles pour deux jours, chez Artcurial, les 20 et 22 avril prochains, avant un tour d’Europe et un retour à Paris où elle sera mise en vente le 30 mai. L’estimation haute de 1.200.000 euros pourrait bien être pulvérisée.

Il faut dire que le calendrier fait bien les choses. Signe des dieux ou retour judicieusement programmé, la vente coïncide, en effet, avec les 100 ans de la disparition du sculpteur français. Dans les galeries d’expositions, les musées, les salles des ventes et même sur le grand écran – à partir du mois de mai, avec Vincent Lindon dans la peau du génie à la barbe fournie -, il sera très difficile d’ignorer la déferlante commémorative.

Un homme très médiatique

Pour cause de Première Guerre mondiale, Auguste Rodin, amoureux exalté de Camille Claudel, avait été privé d’obsèques nationales au moment de son décès, en 1917. L’heure de la revanche aurait-elle sonné ? A vrai dire, l’ogre n’a jamais eu besoin d’un retour en grâce. Après le scandale de L’Age d’Airain (1877), lorsque le milieu officiel, peu habitué au réalisme, l’accuse à tort d’avoir fait un surmoulage de son modèle – Auguste Neyt, un jeune soldat belge -, Rodin devient un artiste en vue, tout juste quadragénaire, qui s’attelle à La Porte de l’Enfer, sa première commande monumentale.

” Il connaît le succès et la fortune à partir des années 1887, au moment où il quitte Bruxelles pour revenir à Paris “, rappelle Gilles Perrault, expert international en objets d’art. Pour satisfaire ses riches commanditaires danois, américains ou français, comme l’industriel Maurice Fenaille, pionnier du commerce pétrolier et mécène, Rodin s’entoure d’une équipe de collaborateurs qui font plus que le seconder. ” Son atelier comptait une quinzaine de sculpteurs, de metteurs au point ou de mouleurs qui prenaient le relais une fois que Rodin avait réalisé son modèle en terre glaise, détaille Gilles Perrault. Son travail s’arrêtait là. Il se contentait de superviser ses marbres en laissant l’exécution à des praticiens très talentueux comme Bourdelle ou François Pompon. Une grande partie de son temps était consacré à ce que l’on appellerait aujourd’hui le marketing. C’était quelqu’un de médiatique, très présent dans les salons parisiens, qui jouait de son influence et usait de ses relations jusqu’au ministère de la Culture qui lui décerna la légion d’honneur. ”

Soucieux de sa postérité, il léguera l’ensemble de son oeuvre à l’Etat. Sa renommée n’a jamais faibli, même pendant les heures sombres de l’Occupation. Rodin est une valeur sûre, à l’abri des caprices du marché et des trous d’air. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2008, Eve, un bronze de grande taille, a été vendu chez Christie’s pour 12,2 millions d’euros, établissant un record pour l’artiste, dépassé de peu l’an dernier par L’Eternel Printemps, un marbre de 1884, cédé pour 15,7 millions d’euros. Hors de ces cimes, le retour sur investissement est très profitable. Les oeuvres de l’artiste ont dégagé une plus-value de l’ordre de 53 % entre 2000 et 2016, selon Artprice.

Rétrospective au Grand Palais

Parallèlement aux transactions, le double jubilé est l’occasion de réactiver la machine culturelle et événementielle. Il faut dire que Rodin est un nom porteur, connu de tous, ” bankable ” comme on dirait dans le cinéma. A Calais, l ‘exposition ” Le Baiser dans l’art, de Rodin à Wang Du ” s’accroche à l’oeuvre du sculpteur comme à une locomotive pour tracter une thématique de l’étreinte à travers les âges et le travail d’artistes contemporains comme Jacques Monory ou Douglas Gordon. De quoi défendre l’idée que l’oeuvre du ” Sultan de Meudon ” comme on surnommait l’artiste, en référence à la commune où il vécut et fut enterré, n’a rien perdu de sa modernité.

On trouve la même démarche de cure de rajeunissement dans la colossale rétrospective ” Rodin, l’exposition du centenaire ” au Grand Palais (jusqu’au 31 juillet) à Paris. Dès l’entrée, sous la nef de verre et de fer, le Penseur (1904), cet autre blockbuster, se retrouve côte à côte avec Volk Ding Zero, un imposant totem de bronze blanc et bleu de 3 m de haut de Georg Baselitz, réalisé en 2009. Plus loin, ce sont les oeuvres de Giacometti, Germaine Richier ou celles, plus récentes, de Barry Flanagan ou Markus Lüpertz qui font le pont entre le passé et le présent. De quoi élargir le public cible et espérer doper le taux de fréquentation du Grand Palais qui accuse le coup. En 2011, Monet avait attiré dans le même lieu, 900.000 spectateurs, un record avec lequel les organisateurs espèrent bien un jour renouer, mais c’était avant la vague d’attentats. Plus que jamais, les grandes institutions culturelles parisiennes ont besoin de renflouer leurs caisses.

De son côté, le Musée Rodin, situé à l’hôtel Biron dans le 6e arrondissement, mise sur un face-à-face avec Anselm Kiefer, célèbre plasticien allemand contemporain, pour titiller la curiosité, dépoussiérer l’image du centenaire et générer des entrées. Fréquenté majoritairement par les touristes étrangers, le Musée qui compte également une seconde adresse à Meudon, dans l’ancienne maison-atelier de Rodin, doit faire face à une désaffection massive du public. Les ambitieux travaux d’embellissement n’ont pas apporté l’éclaircie espérée. Au terme de trois années de chantier, l’adresse parisienne a ouvert en novembre 2015… 24 heures après l’attaque du Bataclan. L’impact négatif a été immédiat. En 2016, la direction a dû se contenter d’une hausse de 11 % de sa fréquentation malgré l’important lifting de l’hôtel Biron au lieu des 30 % attendus.

De nouveaux “tirages” officiels

Heureusement, le Musée Rodin dispose d’autres sources de revenus. En tant que légataire officiel désigné par voie testamentaire, l’institution a la mainmise depuis 1919 sur un trésor composé de 6.775 sculptures et de 33.697 oeuvres. Une position enviable qui lui donne le privilège d’éditer de nouveaux tirages ” officiels ” du sculpteur, essentiellement des bronzes. Un business qui finance jusqu’à 50 % de son budget annuel, situé autour de 11 millions d’euros, contre 20 % à 25 % en provenance de la billetterie. C’est ainsi que des nouveaux Balzac et Penseur, fondus à partir des moules d’origine, ont été cédés à prix fort à des galeries et des musées coréens ou japonais. Mais la manne n’est pas éternelle. Depuis les années 1960, l’édition des oeuvres a été limitée à 12 exemplaires numérotés et certains best-sellers ont déjà atteint leur quota. Il reste à ” l’héritier ” qui tient ici le rôle atypique de marchand d’art, à se tourner progressivement vers d’autres compositions du maître, moins célèbres et donc plus difficiles à vendre, comme cette Aphrodite, exhumée des réserves et fondue pour la première fois en 2015 sur la décision du Musée et de son comité scientifique.

L’établissement n’a pas pour autant le monopole du marché. Tombées dans le domaine public en 1982, les créations de Rodin appartiennent à tout le monde. Certains marchands ont su tirer habilement profit de la situation. Il y a une quinzaine d’années, une galerie parisienne, détentrice d’un plâtre authentique, qui est la base de la multiplication, a fondu en toute légalité 25 nouveaux bronzes du Penseur – la version grand format, celle de 1,80 m et 700 kilos – sans que le Musée Rodin n’ait eu son mot à dire. L’initiative a suscité évidemment un tollé. S’agit-il d’un hommage réalisé dans le respect des règles avec pour partenaire une fonderie irréprochable, Valsuani, ou, comme l’ayant droit l’affirme, une simple reproduction à vocation mercantile ? A chacun, ses arguments. Toujours est-il que les rééditions, estimées à 1 million d’euros l’unité, se sont écoulées dans les grandes foires internationales, chez les clients fortunés et dans les ventes aux enchères les plus officielles…

Les faussaires sur le coup

Un marchand américain, Gary Snell a, lui, récemment été traîné devant les tribunaux pour avoir organisé une filière ” quasi industrielle ” d’oeuvres contrefaites de Rodin, tirées à partir de moules d’origine mais aussi de surmoulages exploités jusqu’à la corde. Un procédé qui a pour conséquence de dénaturer la qualité originelle. Plus gênant encore : sur certaines pièces figuraient la prestigieuse marque de la fonderie Rudier, l’un des partenaires attitrés et historiques de Rodin, alors que les pièces, encore tièdes, sortaient d’une fonderie italienne. Au total, plus de 1.700 copies ont été recensées pour un préjudice de 60 millions d’euros.

” Rodin attise particulièrement la convoitise des faussaires car il représente beaucoup d’argent, note Gilles Perrault. Mais ce n’est pas une situation récente. Il y avait déjà des contrefaçons du vivant de l’artiste. Cela s’explique, en partie, parce qu’il payait parfois mal ses fondeurs comme Montagutelli, qui avait exécuté des tirages illicites de bronze pour les revendre sous le manteau. Les faussaires de l’art ne sont jamais en retraite. C’est plus facile que de faire des faux billets de banque et pénalement, vous risquez 100 fois moins. ”

La circulation de pièces apocryphes ne semble pourtant pas entacher la cote de Rodin qui réalise d’excellents scores, y compris hors de France. Avec 51 % du chiffre d’affaires aux Etats-Unis, suivi par le Royaume-Uni (27,2 %), pour un total, tous pays confondus, de 200 millions d’euros entre 2000 et 2017 (chiffres Artprice), les ventes du ” Sultan de Meudon ” se portent comme un charme. Tout le monde peut s’en réjouir, de près ou de loin. A Nogent-sur-Seine, dans l’Aube, vient de s’ouvrir le premier musée consacré à l’oeuvre de Camille Claudel, la muse au destin tragique. On appelle ça les bienfaits collatéraux…

ANTOINE MORENO

Le Musée Rodin, légataire officiel de l’artiste, a la mainmise sur un trésor composé de 6.775 sculptures et de 33.697 oeuvres

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