Comment les géants du jouet s’organisent pour survivre face à l’e-commerce

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Jérémie Lempereur Journaliste Trends-Tendances - retail, distribution, luxe

Difficultés du leader mondial Toys ‘R’ Us, mise à l’étalage de Maxi Toys, fermetures de magasins La Grande Récré, etc. Le secteur de la distribution de jouets vit des temps difficiles. Alors que les géants de l’e-commerce redéfinissent les règles du jeu, focus sur les défis des enseignes traditionnelles et sur la manière dont elles tentent de les relever.

C’est un secteur qui, par essence, joue sur le rêve. Pourtant, en coulisses, vendre des jouets à l’ère numérique s’apparenterait plutôt à un cauchemar. Il suffit pour s’en convaincre de se pencher sur les événements qui ont marqué l’année écoulée. Il y a tout d’abord le placement du leader mondial Toys ‘R’ Us sous la protection du chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites. Un véritable coup de tonnerre pour le secteur. Plus près de chez nous, le français La Grande Récré (groupe Ludendo) a récemment fermé 41 points de vente dans l’Hexagone pour recentrer son développement sur des ouvertures en franchise. Enfin, la chaîne Maxi Toys, propriété du néerlandais Blokker Holding, est pour sa part à vendre depuis mars dernier.

Une zone de turbulences qui n’épargne pas les fabricants. Le groupe Lego a ainsi annoncé en septembre la suppression de 1.400 emplois dans le monde, tandis que le géant Mattel, qui fabrique la célèbre Barbie, vient de lancer un vaste plan de restructuration destiné à économiser 560 millions d’euros d’ici deux ans. Dans ce contexte, on assiste de manière assez prévisible à de grands mouvements de consolidation. Craignant de perdre son principal client suite à la déroute de Toys ‘R’ Us, Hasbro vient de faire des avances à Mattel en vue d’un éventuel rachat, avances pour le moment repoussées. En 2015, le poids lourd allemand Ravensburger rachetait le fabricant suédois de jouets en bois Brio, avant d’acquérir cette année le spécialiste américain des jeux de logique Thinkfun.

Comment expliquer les difficultés traversées pour le moment par les grands acteurs de la distribution de jouets?

1. Une croissance accaparée par les ventes en ligne

En 2016, d’après des chiffres du BeCommerce Market Monitor, 19,8 % des achats de jouets en Belgique ont été effectués en ligne, ce qui représente 27,8 % du chiffre d’affaires du secteur. Ces ventes en ligne, loin d’être réalisées sur les webshops des magasins spécialisés, sont surtout le fait de pure players comme Amazon ou Bol.com. “Amazon s’y est pris très tôt, assure Frédérique Tutt, analyste du marché des jouets chez The NPD Group. A partir du moment où les marques sont connues, il est beaucoup plus simple d’acheter en ligne et de se faire livrer à domicile.”

Pour répondre à ces mastodontes de l’e-commerce, les enseignes spécialisées se doivent de mettre en place une stratégie omnicanal. “Mais il y a omnicanal et omnicanal, prévient Chris Van Wesemael, spécialiste du non-alimentaire pour la publication Gondola. Il ne faut pas se lancer à moitié. Le client doit pouvoir commander ce qu’il veut, où il veut et quand il veut. Il doit pouvoir être livré à domicile. Poser la question de savoir comment amener le client en magasin n’est pas un bon départ. Il faut pouvoir proposer en ligne un choix complet de produits livrables à domicile, disposer de bornes de commande en magasin, ne pas s’en tenir à la livraison en magasin ou en points de retrait.”

La montée en flèche des loisirs numériques détournent les jeunes du jouet proprement dit.
La montée en flèche des loisirs numériques détournent les jeunes du jouet proprement dit.© istock

2. Des marges sous pression

Le marché de la distribution de jouets est un marché ultra-concurrentiel où chaque acteur rivalise de promotions pour attirer le client. Les hypermarchés utilisent les jouets comme produits d’appel pour attirer les consommateurs vers les articles alimentaires, des acteurs comme Club, Trafic, Lidl ou Action proposent des jouets pendant les fêtes, la transparence des prix est totale avec l’e-commerce. “Alors que tout le monde tente de prendre des parts de marché dans les jouets, cela crée une pression énorme sur les marges, insiste Chris Van Wesemael. Chaque année, les promotions sont toujours plus importantes. Mais à l’heure du commerce en ligne, le prix ne constitue plus la raison principale pour se rendre en magasin. Il faut se différencier.”

Pour ce faire, il peut être judicieux pour un spécialiste de se particulariser encore davantage dans un segment et de se faire par exemple connaître comme le spécialiste des jeux de société, le spécialiste des jeux d’extérieur, etc. “Il faut accepter de ne pas tout faire, assure notre observateur. Cela offre ainsi la possibilité de faire de la marge sur sa spécialisation.” Les spécialistes tentent par ailleurs de plus en plus d’obtenir des offres exclusives de la part des fabricants. Offres qui permettent de se différencier et d’éviter la comparaison. “Les distributeurs peuvent aussi développer leur propres marques, ajoute Frédérique Tutt. Cela permet d’offrir une alternative aux consommateurs et de construire une certaine image de l’enseigne.”

3. La concurrence de l’expérience et des écrans

De plus en plus de parents cherchent à offrir à leurs enfant une expérience, au-delà du “simple” jouet. Il peut par exemple s’agir d’une sortie familiale dans un parc d’attractions. Par ailleurs, une autre tendance de fond explique les difficultés rencontrées par les distributeurs de jouets. La montée en flèche des loisirs numériques, qui détournent les jeunes du jouet proprement dit. “Les jeux vidéo se vendent davantage sur Internet”, relève Chris Van Wesemael. Si Frédérique Tutt admet que les écrans rognent sur le temps consacré aux jouets, l’analyste tient à relativiser et pointe une résurgence de la catégorie des jeux de société. “Il semble y avoir un temps pour tout, dit-elle. En 2016, ils représentaient 14% du chiffre d’affaires du secteur, soit une croissance de 20%.”

Pour faire revenir les clients en magasin, les enseignes doivent à tout prix proposer une expérience singulière. Le hangar à boîtes, c’est fini! Place à la mise en scène… “Le magasin doit être un lieu de théâtralisation, de conseil et de service, confirme notre experte. Quand le patron de La Grande Récré déclare consacrer 20% de la surface de vente de ses nouveaux magasins à l’animation, ce n’est pas anodin. Internet ne peut rivaliser avec les émotions vécues dans les points de vente. Par ailleurs, les enseignes peuvent jouer avec ces héros de la génération Z que sont les micro-influenceurs sur YouTube.”

Jouets Broze: “Nous n’allons pas nous lancer dans une vaste stratégie omnicanal”

L’entreprise familiale wallonne Jouets Broze compte au total 31 magasins (dont 21 gérés en propre) répartis à Bruxelles et en Wallonie. Elle a réalisé un chiffre d’affaires de 42 millions en 2016 (pour ses points de vente intégrés). La situation de Toys ‘R’ Us? “Cela prouve que le volume ne fait pas tout, lance Cédric Haleng, directeur marketing. Grandir, c’est bien. Maîtriser sa croissance, c’est mieux! Nous sommes dans un secteur où les marges ne sont pas énormes, d’où la nécessité d’avoir une attention de tous les instants pour maîtriser nos coûts et notre marge.” Le responsable est conscient de se retrouver en concurrence avec de grands groupes internationaux ou nationaux. “Nous nous découvrons souvent de nouveaux concurrents, dit-il. Action se met à faire du jouet, la Fnac aussi. Ne dépendant pas d’un grand groupe, nous n’avons pas une maison mère qui bouche les trous des pertes. Nous avons donc l’obligation d’être agressifs sur notre politique de prix.”

Pour faire venir les clients en magasin, Cédric Haleng croit dur comme fer dans le service, l’accueil et un large choix de produits. En revanche, Jouets Broze ne vend pas ses articles en ligne. “Nous avons des projets en e-commerce, mais nous n’allons pas nous lancer dans une vaste stratégie omnicanal”, assure le responsable marketing. Suicidaire? “Les gens souhaitent encore acheter en parcourant le catalogue, dit-il. Le lien avec le magasin reste très fort. Beaucoup de clients nous expliquent avoir testé l’achat en ligne. Mais ils reviennent car la livraison leur a coûté plus cher et le produit qu’ils ont reçu n’était pas vraiment celui qu’ils souhaitaient.”

Maxi Toys: “Nous voulons développer la livraison express sous le sapin”

Mise à l’étalage en début d’année par son propriétaire néerlandais Blokker Holding, Maxi Toys n’a toujours pas trouvé acquéreur. D’après plusieurs observateurs, l’enseigne a tardé à évoluer et est restée trop longtemps bloquée sur le modèle du “hangar à boîtes”. Son directeur omnicanal pour la Belgique réfute. “Nous sommes différenciants, lâche Gwénaël Berthouloux. Maxi Toys est perçu comme le spécialiste du jouet proposant une large gamme, des promotions régulières ainsi que 23 marques exclusives.” Notre interlocuteur le reconnaît volontiers: “Le marché du jouet est davantage challengé ces dernières années. Nous sommes à la recherche d’un nouveau partenaire qui puisse nous accompagner avec la nouvelle feuille de route que nous avons mise en place l’année dernière”. Lorsqu’il a pris ses fonctions il y a un an, Gwénaël Berthouloux a eu pour mission de “muscler toute la partie digitale”, comme il dit. “Nous avons créé une plateforme d’e-commerce qui permet une réservation en ligne et un retrait en magasin deux heures plus tard, la livraison à domicile et la livraison en relais-colis”, énumère le responsable, qui veut à présent développer la livraison express sous le sapin, en dernière minute. La chaîne vient par ailleurs de nouer un partenariat avec la plateforme Actito, qui lui permet de se lancer – enfin, dirons certains – dans la voie du marketing automatisé. Comprenez l’envoi automatique de messages personnalisés vers les clients (en fonction, notamment, des achats antérieurs). “Cela peut paraître basique, mais beaucoup d’enseignes envoient encore des mails de masse”, assure le directeur omnicanal.

Dreamland: “Nous prêtons également attention aux parents et à la famille”

Poids lourd dans le paysage belge du jouet, l’enseigne Dreamland (groupe Colruyt) est, d’après plusieurs sources, en plein repositionnement. “Elle se cherche car le chiffre va mal, pointe un professionnel du secteur. Les magasins n’attirent plus, et puis ne jouer que sur le prix n’est pas forcément la meilleure solution. Dreamland n’a plus de différenciation.” Du côté de Colruyt, on reconnaît que le marché du jouet est un marché “stagnant et particulièrement concurrentiel”. “Mais Dreamland a réalisé ses objectifs en ligne comme en magasin au cours de l’exercice comptable écoulé, précise le détaillant de Hal. Les clients font de plus en plus souvent leurs achats en ligne et les puissants webshops étrangers soumettent le marché du non-food à une pression constante. Dreamland a intégré à l’automne 2016 son nouveau webshop à son site web. Cela améliore les résultats de recherche en ligne et attire davantage de visiteurs sur le site. Durant la Saint-Nicolas 2016, les réservations en ligne représentaient déjà plus de 20% du chiffre d’affaires total.”

Pour se différencier, l’enseigne a notamment créé un nouveau webshop dédié aux tickets de parcs d’attractions. La chaîne poursuit aussi ses investissements dans sa marque maison. “Durant l’année écoulée, nous avons évalué l’ensemble de notre gamme et nous avons notamment adapté nos emballages, explique Colruyt. Le panier d’achats est resté stable mais le chiffre d’affaires a connu une légère baisse.” Restant centré sur les enfants, Dreamland a quelque peu élargi sa cible. “Nous prêtons également attention aux parents et à la famille à travers, notamment, des assortiments de création de gâteaux et de jardinage”, souligne le groupe. Les magasins font par ailleurs la part belle aux animations. Les enfants sont encouragés à tester des jeux et des vélos.

Fox&Cie: “Nous proposons d’autres types de jouets ainsi qu’un autre service”

Fondée en 2014 par trois amis carolos, l’enseigne Fox&Cie devrait atteindre un chiffre d’affaires de 7 millions d’euros cette année. Elle compte à ce jour 16 points de vente répartis en Wallonie et à Bruxelles, et ses patrons se donnent pour objectif d’atteindre 20 magasins en 2020. N’est-ce pas un pari pour le moins risqué de se lancer dans le marché ultra-concurrentiel que l’on sait? “Tout le monde se bat sur le même type de produits et sur le prix, assure Frédéric Henrotte, l’un des cofondateurs. Nous avons décidé de nous placer dans une niche et de proposer d’autres types de jouets ainsi qu’un autre service.” Fox&Cie surfe sur une tendance: le retour pour toute une frange de la population à des articles durables, “qui ont du sens”. “Nous proposons des produits de valeur que l’on ne trouve pas partout. Vous trouverez par exemple le beau train Brio en bois, de beaux jeux de sociétés de chez Haba, des marques belges comme Lilliputiens ou encore des marques éthiques telles que PlanToys.”

Au total, la base de données de l’enseigne compte 60.000 références, dont environ 10.000 disponibles en magasin. Les trois cofondateurs proposent aussi leurs articles en ligne avec livraison gratuite en magasin, et livraison payante à domicile ou en points-relais. “L’omnicanal était pour nous un évidence dès le début”, insiste Frédéric Henrotte, qui explique accorder beaucoup d’importance à l’expérience en magasin avec, notamment, les jeux ouverts sur des tables et la possibilité d’entrer dans une cabane.

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