“Nous traitons nos vignes avec le sens du luxe”

" La mise en scène de notre vin est importante. Nos châteaux ici à Reims, nos caves de 1.000 ans : faire le lien avec le patrimoine donne de la valeur ajoutée. " © LUC VALIGNY

Cela fait juste 11 ans que son père, Pierre-Emmanuel Taittinger, a racheté la maison de champagne qui porte son nom au fonds d’investissement Starwood Capital. Avec sa soeur Vitalie, Clovis Taittinger a propulsé la marque dans l’ère de la modernité tout en préservant son âme. Rencontre avec celui qui ne se prend pas pour l’héritier…

L’histoire de la Maison Taittinger remonte à 1734 lorsque Jacques Fourneaux fonde une société de négoce en vins de champagne. En 1932, quasiment 200 ans plus tard, devenue Forest-Fourneaux, elle est rachetée par Pierre Taittinger. C’est le début de l’aventure de la Maison Taittinger qui, dans le rachat, hérite de la sublime Demeure des comtes de Champagne en plein centre de Reims et d’une gentilhommière du 18e siècle construite à Pierry en face de la fameuse Côte des Blancs : le château de la Marquetterie. Très vite, Pierre définit le style très particulier du champagne Taittinger. C’est ce style, cette identité qu’avec son père et sa soeur et toutes leurs équipes, Clovis Taittinger s’évertue à perpétuer.

CLOVIS TAITTINGER. Il a choisi de privilégier le chardonnay. C’était très audacieux pour l’époque. Mais ce cépage est aussi synonyme de finesse et d’élégance. Des caractéristiques qui, aujourd’hui encore, accompagnent nos champagnes. Deuxièmement, pour produire des vins les plus précis possibles, il a fait appel aux dernières technologies disponibles à l’époque. Ensuite, il estimait que pour produire un champagne de qualité, il fallait être propriétaire de ses terres et avoir de la vigne. Aujourd’hui, la Maison Taittinger possède 288 hectares, soit le deuxième vignoble le plus important de la Champagne. Enfin, Pierre Taittinger a aussi voulu transmettre son amour du patrimoine et de la région. Notre siège social est toujours installé place Saint-Nicaise sur les vestiges de l’abbaye du même nom. Nos caves millénaires, qui descendent jusqu’à 18 mètres sous terre, permettent de les découvrir. Tout comme d’ailleurs des crayères du 4e siècle, inscrites désormais au patrimoine de l’Unesco. Nous avons rénové la Demeure des comtes de Champagne. C’est un symbole important puisque c’est l’un de ces comtes, Thibaut IV, qui a ramené l’ancêtre du chardonnay de Chypre.

L’aspect famille est très marqué dans la maison. Cela a dû être un choc pour vous cette vente en 2005 par les actionnaires familiaux au fonds Starwood Capital ?

Moi qui suis membre d’une génération plus jeune, ce fut un vrai choc émotionnel. Et le rachat par mon père, moins de deux ans plus tard, fut celui du coeur, de la passion et du panache. Le champagne est un produit qui permet de dire je t’aime à quelqu’un. Eh oui, quand on aime, on ne compte pas…

Avec le recul, quelles sont, selon vous, les raisons profondes de cette vente ?

Cela reste une question difficile. J’ai toujours du mal à l’analyser plus de 10 ans après. Nous vivons dans un monde qui bouge et certaines choses que l’on imagine immuables ne le sont pas. Il faut être prêt à tout. Maintenant, la vente a été décidée par des actionnaires familiaux adultes et responsables. Je précise que nous ne sommes pas à couteaux tirés avec les autres membres de la famille. A dire vrai, nous ne nous sommes jamais mal entendus. Pour de l’argent ? Sincèrement, je n’en suis pas sûr. Sans doute un manque de volonté collective, je pense. Une entreprise, c’est comme pour un couple, il faut la désirer tous les jours.

Faut-il voir en vous l’héritier de la Maison Taittinger ?

Oh, c’est plus compliqué que cela. Evidemment, la question se posera un jour. Mon père a presque 65 ans et il entre bien dans ses intentions de préparer la transmission du flambeau. N’oublions pas que nous sommes toujours dans un processus de rachat et que notre dette n’est pas payée. Si demain héritage managérial il y a, il sera professionnel et non familial. Dans le sens où nous aurons bien travaillé pour pouvoir présider aux destinées de la maison. Un héritage par le travail donc, pas par le sang. Et pour reprendre une phrase célèbre, je n’y pense pas tous les matins en me rasant ! Ce serait une belle histoire si un Taittinger continuait à diriger la maison. Mais moi, ce qui m’intéresse maintenant, c’est poursuivre la marche en avant de notre marque de champagne.

Que représente, aujourd’hui, économiquement, la Maison Taittinger ?

Nous employons 220 personnes. Bon an mal an, nous produisons 6 millions de bouteilles pour un chiffre d’affaires qui avoisine les 150 millions d’euros. Au niveau mondial, nous appartenons au Top 5/Top 6 des marques de champagne. Je parle bien de marques car il y a évidemment des producteurs plus gros que nous mais qui n’ont pas la même notoriété. Nous vendons environ 75 % de la production à l’export. Un chiffre qui reste stable. Ceci dit, nous ne plaçons pas de curseur. Si demain, nous devions vendre plus en France, cela ne me dérangerait pas. Si les ventes de champagne ont globalement baissé en 2016, aux environs de 2 %, ce n’est pas le cas chez nous. Nous enregistrons une année record pour la sixième fois d’affilée.

Vous avez le deuxième plus grand domaine de la Champagne. Est-il envisageable, comme c’est la mode, de le convertir au bio ?

Je vous dirais que si nous avions 300 hectares dans le sud de la France, oui nous pourrions envisager la conversion. Mais ici, ce n’est pas possible. Depuis 20 ans, nous pratiquons du bien raisonné : sélection massale, pas d’herbicides, un vignoble enherbé, etc. Nous tendons vers un raisonné absolu mais 100 % bio, je n’y crois pas. Pas ici. Par contre, je crois aux meilleures pratiques possibles. Nous élaborons un produit de luxe et nous traitons donc nos vignes avec le sens du luxe. En termes de soins et dans le sens moral du terme.

Qu’est-ce qui différencie le champagne Taittinger des autres ?

D’abord, c’est une marque éponyme. C’est notre nom, notre maison. C’est un gage de qualité et d’engagement. C’est très spécifique. Il n’y a pas de Monsieur Clicquot ni de Monsieur Roederer. Mais, c’est mon nom et le nom de mon champagne. Je n’aime pas en mettre plein la vue, ce n’est pas mon genre, mais c’est une fierté quand même ! Je suis content quand les gens aiment mon champagne, quand je les vois sourire. Un peu comme un gosse qui fait un dessin à ses parents et qui les rend heureux. Deuxième différence : nous sommes une marque mondiale mais nous restons des artisans. Nous sommes le plus petit des grands comme on dit. Taittinger est une marque forte qui a une relation forte avec ses clients. Enfin, il y a le style Taittinger. Un champagne facile à boire. Simple mais bien distinctif. Très chardonnay.

Vous évoquiez la baisse des ventes de champagne en général. La concurrence des autres effervescents, genre prosecco ou cava, se fait-elle fortement sentir ?

Très franchement, je ne peux pas répondre par l’affirmative. Je ne suis pas persuadé que la concurrence des autres appellations soit réellement une concurrence. Je nous trouve plutôt complémentaires. Nos produits ne s’adressent pas aux mêmes clients et ne se boivent pas dans les mêmes moments. Le coeur de l’explication de cette baisse ne se trouve pas là. Vous savez, la compétition entre Champenois n’est déjà pas triste. Elle est féroce mais loyale. A mon sens, cette concurrence nous fait du tort. En même temps, nous travaillons bien ensemble à relever les défis de notre produit.

Quels sont-ils, ces défis communs ?

La qualité, l’écologie, l’image, la culture, etc.

Vous n’évoquez pas la commercialisation.

Mais le défi n’est pas là. On trouve du champagne partout : des bordels de Rio aux hôtels du Mozambique en passant par les restaurants étoilés de France. Aujourd’hui, le défi n’est pas de conquérir le monde. C’est fait. Mais il faut parler à plus de gens. Et pour reprendre une expression très à la mode en France en ce moment : il faut rassembler ! Il faut que le champagne reste un mythe, une vraie culture, une tranche de vie de l’histoire de France. Cet aspect culturel est fondamental, comme le cérémonial qui accompagne l’ouverture d’une bouteille. Il faut continuer à faire rêver les gens. Le champagne, c’est le vin des rois, des fêtes, des moments importants, des grands événements de ce monde.

Tout sauf le banaliser…

Surtout pas ! La mise en scène de notre vin est importante. Nos châteaux ici à Reims, nos caves de 1.000 ans : faire le lien avec le patrimoine donne de la valeur ajoutée. Le champagne fait partie intégrante de la valorisation du patrimoine français dans son ensemble.

Le coeur de l’explication de la baisse dont vous parliez tout à l’heure est-il imputable à une crise du luxe ?

Le luxe n’est pas en crise. Il se porte bien en France, me semble-t-il. Et puis, le champagne est un luxe accessible, non ? Le prix n’est pas remis en cause. C’est plus une question de morosité ambiante.

Vous parlez de la France ?

Oui, la France vit une espèce de crise morale et psychologique. Liberté, égalité, fraternité et bonheur. Depuis quelques années, nous l’avons un peu oublié le bonheur. Sommes-nous devenus moins festifs ? Trop sérieux ? Notre vie est-elle encore peuplée d’événements qui justifient de boire du champagne ? Nous n’avons qu’une vie quand même…

A propos de la France, votre père a été brièvement candidat à la présidence de la République. Pourquoi a-t-il renoncé ?

Disons que certains de ses amis lui ont dit que ce n’était peut-être pas une si bonne idée que cela. La politique fait partie intégrante de notre branche familiale. Mon grand-père Jean a été garde des sceaux de Georges Pompidou et maire de Reims pendant près de 30 ans. Maintenant, en tant qu’entrepreneur aussi, on peut faire du bien à sa ville ou à sa région. Je pense très sincèrement que les gens d’ici ont été ravis de voir le champagne Taittinger retourner dans le giron familial.

Avec le château de la Marquetterie, vous disposez d’un merveilleux endroit pour faire de l’oenotourisme, pour proposer des chambres dans un lieu chargé d’histoire. Or, à part pour des réceptions, il reste inoccupé puisque même votre famille n’y vient pas.

Je vais vous répondre en deux temps. D’abord, nous sommes très présents dans l’oenotourisme en Champagne. A Reims, nous sommes l’une des dernières maisons à proposer des visites organisées de nos caves. Organisé dans le sens où il ne faut pas prendre rendez-vous. Nos guides vous accueillent toute l’année. Pour ce qui est des chambres, vous avez sans doute raison mais ce n’est pas notre métier. Ensuite, vu notre dette à rembourser, notre capacité d’investissement n’est pas infinie. Or, dans un groupe viticole, il y a d’autres priorités que de développer un concept hôtelier. Même si le château est bien entretenu. Quant à y venir en famille, je vais vous surprendre mais je ne suis pas un homme de la campagne. Ce n’est pas antinomique avec le métier que je fais. Je n’ai jamais eu la prétention de monter sur un tracteur ou de soigner la vigne. Des gens, mille fois plus compétents que moi, s’en occupent.

Nous venons de terminer une dégustation des vins clairs des vignobles Taittinger. Soit, pour simplifier, des vins blancs, quasi imbuvables, qui vont être assemblés et mis en bouteille où ils subiront une deuxième fermentation et deviendront du champagne. Après une telle dégustation, il faut convenir que faire du champagne, c’est véritablement un art à part…

Je suis content de vous l’entendre dire ! Et je vous avais prévenu ! (rires) Ce genre de dégustations permet, en effet, de saisir toute la complexité de la fabrication d’un champagne et ce n’est pas propre à Taittinger. Mais c’est important pour une marque aussi d’expliquer cela. L’assemblage et le choix des grands crus ou des parcelles est un art compliqué. Nonante pour cent de la qualité de nos champagnes vient de la vigne. Mais en même temps, à l’assemblage, il faut deviner le futur, l’évolution de ce que l’on goûte. Cela demande des années d’expérience et cela ne s’apprend pas dans les livres. Chez nous, notre chef de cave, Loïc Dupont, qui prend d’ailleurs bientôt sa pension, nous propose différents projets d’assemblage pour les différentes cuvées. Et nous nous exprimons collégialement. Pour la cuvée Comtes de Champagne Blanc de Blancs, un 100 % chardonnay élaboré exclusivement à partir des meilleurs grands crus de la Côte des Blancs, c’est un peu différent. C’est notre champagne haut de gamme. Il est millésimé et produit uniquement quand la vendange est de qualité. Nous commercialisons actuellement le 2006. ”

PROPOS RECUEILLIS PAR XAVIER BEGHIN

” Nous employons 220 personnes. Bon an mal an, nous produisons 6 millions de bouteilles pour un chiffre d’affaires qui avoisine les 150 millions d’euros. ”

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