Mémoire troublée

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La mémoire a la particularité de ne pas fonctionner de manière linéaire. Ainsi les premières pages évoquant les souvenirs de Wilfried Wils apparaissent comme dispersées, s’éparpillant dans les détails et les époques : l’Anvers des années 1930, l’arrivée de la SS Vlaanderen, un couple en déprime…

Il en sera ainsi pendant toute la première partie de Trouble, sixième roman de Jeroen Olyslaegers et le premier à être traduit en français. Mais quand le narrateur, en fin de vie, revient sur son rôle de jeune policier sous l’occupation nazie, le récit se pare d’une ligne claire, comme si les moments graves suffisaient à leur propre narration. Le silence de l’écoute s’impose devant la lourdeur d’une collaboration qui n’a pas été assumée pendant 60 ans et qui se voit ici avouée à un arrière-petit-fils muet mais sans cesse pris à témoin.

” La mémoire est un narrateur habile dont il faut se méfier, car elle est fragile. Quand il manque des détails, elle se raconte elle-même des histoires “, nous met en garde le romancier. Il peut paraître encore aujourd’hui audacieux de convoquer les heures sombres de l’Histoire. C’est un acte de transmission, assume l’Anversois, qui croit aux liens entre moralité et littérature. ” Parce qu’en tant qu’écrivain, j’ai une certaine responsabilité “, celle de s’opposer aux négationnistes de tout bord et de confier cette histoire aux jeunes générations. Le ” trouble ” qu’évoque le titre renvoie au flou maintenu sur les années sombres de la Seconde Guerre mondiale et du rôle de chacun. Au collabo pur et dur ou au résistant héroïque, Jeroen Olyslaegers préfère comme protagoniste le brave gars lambda, élève moyen, entrant dans la police par défaut, fils d’un antisémite et d’une femme éteinte. Poète à ses heures, il se passionne pour Rimbaud et écrit lui-même quelques vers qui seront les clés de sa confession.

Je suis le roi Midas à l’envers. Mes mots transforment tout, non pas en or, mais en merde et en obscénité.

” L’ambition était d’évoquer une certaine empathie pour le narrateur, de délimiter comment je pouvais raconter ces années avec quelqu’un qui ne choisit pas son camp. ” Difficile en effet pour Wilfried Wils de résister aux idées simples et séduisantes de son professeur de français, surnommé Barbiche teigneuse, qui l’entraîne dans les cercles rapprochés de l’occupant, ou de trahir son ami de toujours Lode, résistant courageux, et frère de la belle Yvette. Autant de personnages, en plus des victimes juives qui, après bien des décennies, hantent encore les rues de la métropole portuaire. ” Ils font partie de la ville ! ” Pourtant Anvers n’est jamais nommément citée. Par volonté d’universaliser le récit. Jeroen Olyslaegers se réserve le droit d’égrener dans le détail lieux et noms de rue en indice pour les locaux. La démarche s’avère le fruit d’un patient travail de documentation. Le roman dresse ainsi comme une ” psycho-géographie ” de la ville, mémoire traumatisante et traumatisée, autre responsabilité de l’écrivain qui creuse ici l’âme belge et flamande, adressant à ses compatriotes de passage quelques vérités cinglantes.

A la manière d’un Hugo Claus dans Le Chagrin des Belges, roman fondateur de la littérature flamande contemporaine, Trouble ré- pond à cette même envie de repentance. Jeroen Olyslaegers emprunte à d’autres auteurs flamands une langue gourmande et sonore, rabelaisienne, quand la spiritualité émerge d’une certaine vulgarité. ” On parle beaucoup de l’époque de la guerre en noir et blanc, je voulais du technicolor. ” La bonhomie de Wilfried laisse pourtant place aux remords, passant de l’aube au crépuscule. Nous questionnant sur l’engagement et l’héroïsme, l’auteur fait oeuvre de mémoire autant que de langue commune à tous, objectif central d’une trilogie de romans dont Trouble est le dernier volet. La communauté se veut ici ” exclusive “, montrant du doigt celles et ceux qu’elle ne veut plus voir. Glaçant.

Jeroen Olyslaegers, “Trouble”, éditions Stock, 448 pages, 22,50 euros. L’auteur sera l’un des invités de la Foire du Livre de Bruxelles du 14 au 17 février.

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