Les ” amari ” ou le goût de l’Italie

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Depuis quelques années, ces liqueurs amères ont le vent en poupe, portées par une tendance globale où l’amertume a la cote, et par des mixologues qui ont développé de nouvelles façon de les consommer.

Des quatre saveurs fondamentales, l’amertume est la plus difficile à apprivoiser. Elle est l’un des marqueurs des poisons de la classe des alcaloïdes et son rejet gustatif, logique, existe déjà chez les bébés. Il faut donc éduquer son goût pour maîtriser cette saveur qui s’acquiert souvent avec le temps, même si certaines personnes ne parviennent jamais à l’apprécier.

Le mot ” amer ” a d’ailleurs une connotation négative, qui va bien au-delà du goût puisqu’on l’utilise dans la langue française non seulement pour identifier une saveur désagréable, mais aussi pour décrire la déception, le ressentiment ou encore la tristesse.

Si, en italien comme en français, l’amertume peut également être associée à la rancoeur, elle fait pourtant partie intégrante du goût des Italiens. Comme le raconte si bien Emmanuel Giraud dans son essai tout simplement intitulé Amer, paru en 2011 aux éditions Les Ateliers d’Argol : ” En Italie, l’amer est de sortie à chaque repas. Il aiguillonne les sens du premier ristretto matinal, jusqu’au sombre amaro digestif que l’on sirote repu, dans la quiétude nocturne, un cigare toscan aux lèvres “.

Des origines médicinales

L’Italie est le pays qui produit le plus ces spiritueux à base de plantes appelés amari. Chaque région ayant son produit phare, qui reflète le goût du territoire. Dans le nord de la Botte, on privilégie les racines, les herbes et les fleurs de haute montagne ; on préfère les amari moins sucrés. Alors que dans les régions du sud, plus influencées par les traditions arabes, on est plus enclin au sucré qu’à l’amer. Prédominent les fruits de la région, comme les oranges et les citrons.

Certains amari ont donc un goût d’agrumes plus marqué, d’autres des notes plus végétales ou florales, quand d’autres s’offrent des saveurs médicamenteuses. Ce qui n’est pas anodin puisque leur première fonction était ” médicale “. C’est au 8e siècle après J.-C. qu’apparaissent les premiers alcools infusés. On les doit alors aux alchimistes arabes, qui tiraient leurs connaissances sur les infusions et les herbes médicinales des Grecs, Hippocrate et Galien en tête. Ce savoir s’est ensuite diffusé en Europe via l’école de médecine de Salerne au 11e siècle.

Le premier amaro connu date de 1300. L’alchimiste catalan Arnau de Vilanova le créa pour soigner la colique du pape Boniface VIII. C’est grâce à ce succès que ces élixirs – qui avaient la réputation de soigner toutes les maladies et même de prolonger la vie – se sont diffusés dans les abbayes et les monastères. Après les moines, ce sont les pharmaciens, docteurs et épiciers qui, jusqu’au 19e siècle, les ont développés. Mais dès la Renaissance, apparaît une notion de plaisir puisque Catherine de Médicis ne manquait pas d’accueillir ses convives avec un verre d’élixir.

A chacun son “amaro”

La plupart des amari actuels ont été créés au 19e siècle et leurs recettes, secrètes, sont passées de génération en génération. En Italie, ceux qui connaissent le plus franc succès sont le Montenegro et l’Amaro del Capo. Titrant à 23 °, le Montenegro est originaire de Bologne où il a été créé en 1885 par Stanislao Cobianchi en l’honneur d’une princesse du Monténégro, future reine d’Italie. Un produit plus aromatique qu’amer, que l’écrivain Gabriele D’Annunzio appelait ” liqueur des vertus “. Tandis que le Vecchio Amaro del Cappo, lui aussi plus que centenaire, vient de Calabre. Il titre 35 ° et se compose d’une vingtaine d’ingrédients : mandarines, anis, camomille, genièvre, anis, menthe, hysope, etc.

Braulio          Inventé en 1875 par le pharmacien Peloni, il est composé entre autres de gentiane, d'absinthe, d'achillée musquée et de genièvre.
Braulio Inventé en 1875 par le pharmacien Peloni, il est composé entre autres de gentiane, d’absinthe, d’achillée musquée et de genièvre.

Parmi les amers italiens les plus vendus et les plus connus à l’étranger, il faut aussi citer l’Averna. Créée par les moines de l’abbaye Di Santo Spirito à Caltanissetta en Sicile, la recette a été transmise en 1868 à Salvatore Averna. Cet amaro fête ses 150 ans cette année et, dans le verre, coulent toujours toutes les saveurs de la Sicile. Parmi les ingrédients connus, figurent des huiles essentielles de citron et d’orange amère, ainsi que des peaux de grenade qui lui donnent tout son caractère. Il titre 29 degrés et sa finale plutôt sucrée plaît au plus grand nombre.

Au nord, on trouve le Braulio, un amer de type alpin dont les racines se fondent dans les hautes montagnes de la Valtellina. Inventé en 1875 par le pharmacien Peloni, il est, entre autres, composé de gentiane, d’absinthe, d’achillée musquée et de genièvre. Il titre a seulement 21 degrés mais sa saveur est puissante, herbacée et plus balsamique. Un excellent amer qui a la particularité unique d’être vieilli 15 mois en fûts de chêne de Slavonie. Le Braulio n’est pas encore distribué en Belgique – on le déniche néanmoins dans quelques restaurants italiens comme les ” Cocina ” à Bruxelles -, mais son rachat par le groupe Campari en 2014 devrait changer la donne. Si la production actuelle de Braulio est d’environ 700.000 litres, l’objectif est en effet de franchir en 2020 les 2 millions.

Parmi les amari qui marchent le mieux hors d’Italie, il ne faut pas oublier le Fernet-Branca, qui connaît un succès fou aux Etats-Unis. Ce breuvage milanais vieilli un an en fûts de chêne titre 39 ° d’alcool. Et malgré sa très grande amertume et son côté mentholé médicamenteux, les ventes ne faiblissent pas depuis 1845.

On peut encore citer l’excellent Cynar, élaboré à base de feuilles d’artichauts et de 13 herbes secrètes. Créé en 1950, on le déguste tant à l’apéritif, dans un spritz par exemple, qu’en digestif.

Autre catégorie originale, le rabarbaro est un amaro plus apéritif élaboré à base de racines de rhubarbe chinoise. Dans cette catégorie, on pense à la marque Zucca ou au séduisant Rabarbaro Nardini élaboré à Bassano del Grappa.

Une nouvelle façon de consommer

” En Italie, la catégorie des alcools d’après-repas, et pas seulement les amari, n’a jamais faibli. Bien sûr, de nouvelles marques sont apparues sur le marché et les marques traditionnelles en ont un peu souffert. Mais les digestifs sont liés à un moment de convivialité qui fait partie intégrante de la culture italienne et sont bus par toutes les générations “, explique Andrea Neri, managing director italian icons chez Campari. Les marques sont en effet de plus en plus nombreuses à vouloir grappiller une part du gâteau… On pense ainsi à l’Amaro Nonino, né en 1992 et qui a la particularité d’être élaboré à partir d’herbes mélangées à une grappa affinée en barrique. On pense aussi à Nardini qui, il y a quelques années, a lancé un amaro à contre-courant avec seulement quatre ingrédients. Ou encore à Amara, un tout nouveau produit créé par deux jeunes entrepreneurs siciliens qui affichent la couleur. Leur produit se consomme à tout moment de la journée, surtout en cocktail.

Averna          Cet
Averna Cet ” amaro ” fête ses 150 ans cette année. Parmi ses ingrédients connus, on trouve des huiles essentielles de citron et d’orange amère, ainsi que des peaux de grenade.

Car ce qui a véritablement changé pour les amari, c’est la manière dont ils sont dégustés, comme l’explique Andrea Neri : ” La consommation s’est déplacée du bar traditionnel vers les bars à cocktails mais aussi vers les restaurants ou la maison. Mais il est clair que le marché est segmenté en deux groupes. Les pays qui les boivent après le repas : l’Italie, où l’on fait vivre la tradition de l’ ammazzacaffè (le tue-café), la Suisse, l’Autriche ou l’Allemagne. Et les pays anglo-saxons, où l’attention est tournée vers les mixologues “.

Car on consomme désormais l’Averna en apéritif, en l’allongeant avec du soda, mais aussi en cocktail after dinner, en le mixant avec un expresso. Et il suffit de penser à un bar génial comme Amor y Amargo, ouvert en 2011 dans l’East Village à New York et qui propose une carte entièrement dédiée aux amari et aux bitters aromatiques, pour comprendre l’influence nouvelle des barmen sur la consommation des spiritueux.

Comme dans l’ensemble de l’univers des alcools, la mode est également aux produits premium , pour s’ouvrir à une nouvelle clientèle. Ainsi, dans le portfolio du groupe Campari, Averna vient de lancer Don Salvatore pour les 150 ans de la marque, un produit titrant à 34 ° d’alcool et vieilli en fûts pendant 18 mois. Cynar propose une version ” 70 Proof ” à 35 ° à destination des bartenders, et Braulio a une variante Riserva qui va jusqu’à 24 mois de vieillissement. Comme le révèle Andrea Neri, le but est clairement de concurrencer les autres spiritueux : ” La consommation de ces amari premium est plus contemplative, moins sociale, mais exactement la même que pour un rhum ou un whisky “.

Cynar          Créé en 1950, cet
Cynar Créé en 1950, cet ” amaro ” est élaboré à base de feuilles d’artichaut et de 13 herbes secrètes.

En Belgique aussi, on aime l’amertume

Selon une étude sur l’amertume réalisée en 2016 auprès de 1.000 Belges par la KU Leuven pour Campari, l’amer serait devenue la seconde saveur préférée des Belges après le sucré. Si l’on peut mettre en doute l’objectivité de l’enquête, on ne peut pas nier que le Belge a toujours été friand de produits amers, comme la bière, le chocolat noir, le chicon ou le café. Ces deux derniers produits arrivant en tête des préférences des Belges.

Toujours selon cette étude, les boissons amères sont considérées comme les plus désaltérantes et donnent immédiatement l’impression d’être en été, ce qui explique que quatre Belges sur 10, aiment déguster un apéritif amer durant cette saison. Les habitants de Flandre-Occidentale et de Flandre-Orientale en sont les plus grands amateurs. Et si le sucré règne toujours en maître, surtout chez les Wallons, il semblerait que notre pays cède lui aussi à la tendance mondiale du goût pour l’amer. Il suffit de voir le nombre de cafés à la mode qui fleurissent un peu partout, où de jeunes baristas servent cafés serrés et autres slow coffees.

Si, contrairement aux Italiens, le Belge ne voue pas un culte à son amaro d’après-repas, sa consommation progresse. Mais ce n’est pas un amaro italien qui est en tête des volumes des ventes en supermarchés. Selon une enquête Nielsen, il s’agit du Jägermeister, avec près de 100.000 litres en 2017. Créé en 1934, ce bitter allemand très amer, composé de pas moins de 56 herbes, connaît aussi un grand succès auprès des Anglo-saxons. Viennent ensuite le Cynar, l’Underberg, lui aussi allemand, qui titre 44 ° d’alcool et que l’on s’envoie en petites bouteilles de 20 ml avec toujours l’espoir de mieux digérer, l’Averna, le Montenegro et enfin le Fernet-Branca.

” Amaro “, qui es-tu ?

L’ amaro ou bitter – terme allemand utilisé internationalement – est une boisson spiritueuse qui, comme son nom l’indique, a un goût amer et est consommée pour ses propriétés digestives. Ce breuvage est produit par aromatisation d’un alcool éthylique d’origine agricole avec des substances naturelles ou des arômes naturels obtenus par synthèse chimique : herbes, fleurs, racines, arômes, épices… Le titrage en alcool doit être de minimum 15 degrés et la quantité de sucre par litre peut varier en fonction du type de produit. A ne pas confondre avec les vermouths, à base de vin.

Les bitters aromatiques sont très concentrés, puissants en alcool et contiennent très peu de sucre. L’Angostura ou le Peychaud par exemple sont utilisés au goutte-à-goutte dans les cocktails. Il y a les bitters apéritifs qui, en général, sont plus légers en alcool et contiennent plus de sucre, comme le Campari ou l’Aperol. Il y a enfin les amari digestifs, comme l’Averna, le Braulio ou le Cynar, en général plus forts.

En Italie, la loi classe les amari en fonction de leur teneur en sucre et de leur rapport amertume-arôme. Il y a deux méthodes principales de production : l’infusion à froid ou à chaud. On plonge les herbes, les racines et les fleurs ensemble ou séparément dans un mélange hydroalcoolique pendant un certain temps pour relâcher les arômes. Ce mélange est ensuite mis au repos et certains amari sont même vieillis en fûts.

Si l’on connaît surtout les amari italiens, l’Allemagne (Jägermeister, Underberg), le Danemark (Gammel Densk), la Hongrie (Unicum), la République tchèque (Becherovka) et la France (Amer Picon) en produisent également.

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