Pour Fons Van Dyck, “assurer le succès d’une entreprise requiert un engagement quasi maniaque du CEO de 24h/24”

© DIETER TELEMANS

Outre le cas d’Apple , l’expert en marketing a aussi analysé la success story de quelques-uns de nos fleurons belges.

Fons Van Dyck était loin de se douter que la discussion entamée avec l’actuel recteur de la VUB, Caroline Pauwels, sur un passage pour piétons à Bruxelles il y a 10 ans allait déboucher sur un livre. ” Caroline m’a demandé pourquoi je n’avais encore jamais songé à un doctorat “, se souvient Fons Van Dyck. L’expert en marketing dirige en effet Think BBDO, une agence spécialisée dans la stratégie de marque. ” J’étais très occupé à l’époque, mais le défi me tentait. Je me suis toujours senti davantage sociologue que marketeur. Une des missions de BBDO est de jeter des ponts entre le monde des entreprises et la société. ”

” Les jeunes quinquagénaires de mon entourage s’offrent une Harley Davidson, font un trek dans l’Himalaya ou sortent avec une femme plus jeune. Le doctorat me paraissait une façon plus originale de passer le cap de la cinquantaine ( rires). Je recommençais à zéro. Mark Elchardus était mon promoteur. ‘Commencez par vous documenter et revenez me voir dans six mois’, m’avait-il dit. J’ai alors dévoré tous les classiques de la littérature de sociologie et découvert les théories de Talcott Parsons, le plus grand sociologue américain du 20e siècle. J’ignorais alors que Mark Elchardus avait été l’élève de Parsons. ”

TRENDS-TENDANCES. De votre doctorat, vous avez fait un livre grand public. Quel est le secret d’une entreprise immortelle ?

FONS VAN DYCK. Le modèle AGIL(1) de Talcott Parsons à l’origine de mon livre est simple mais son analyse en profondeur demande pas mal de temps. En deux mots : il faut changer pour devenir réellement soi-même.

La stratégie d’entreprise repose souvent sur le court terme. Je voulais comprendre pourquoi certaines entreprises deviennent centenaires alors que d’autres disparaissent au bout de quelques mois. Rares sont les ouvrages et les études qui traitent de ce sujet. Le livre Built to last de Jim Collins est considéré comme la bible du management.

Les entreprises belges sont pragmatiques, soucieuses de trouver l’équilibre et les bons compromis.

Pourquoi avoir choisi le modèle d’un sociologue et prendre Apple en exemple ?

Dans les années 1950, Talcott Parsons a contribué au fondement du courant théorique des systèmes sociaux. J’ai appliqué le modèle de Parsons à Apple. Le modèle permet-il d’expliquer les succès, mais aussi les échecs de l’entreprise ? Quand j’ai commencé mes recherches en 2014, la capacité du nouveau CEO Tim Cook, successeur de Steve Jobs décédé d’un cancer en 2011, suscitait beaucoup d’interrogations. Personne ne pouvait deviner qu’en 2018, Apple vaudrait plus de 1.000 milliards de dollars en Bourse.

Marque emblématique par excellence, Apple était un bon exemple, étant donné son histoire chaotique et sa notoriété. Aucune autre entreprise n’a fait couler autant d’encre, aucune entreprise ne compte autant de directeurs ayant écrit des livres. Je voulais passer toute l’histoire d’Apple au crible. La période entre le départ forcé de Steve Jobs au milieu des années 1980 et son retour fin des années 1990 est particulièrement intéressante. Dans les années 1990, l’entreprise a ” usé ” trois CEO et il y a autant – sinon plus – de leçons à tirer des années sombres de la société que de ses années de gloire.

Quels sont les grands malentendus concernant Apple ?

Depuis sa création, Apple se profile comme une entreprise branchée, créative et ouverte. Et c’est ainsi qu’elle est perçue. A mes yeux, c’est un système fermé qui ne jure que par sa technologie mais prétend révolutionner le monde avec ses produits. We don’t ship junk , on ne livre pas de la camelote. Tel était et est toujours la devise d’Apple. Steve Jobs est considéré comme un fondateur et un leader charismatique. La confrontation des ego n’est pas la principale raison des problèmes qu’Apple a rencontrés au début des années 1980. Le problème se situait essentiellement au niveau des fonctions et des intérêts opposés quant au futur de l’entreprise. Le principal objectif du nouveau CEO John Sculley, engagé par Steve Jobs en personne, était d’atteindre ses objectifs financiers. Steve Jobs ( marginalisé au sein de sa propre société, Ndlr) voulait rester fidèle à l’identité de l’entreprise et dégager des bénéfices pour proposer un ordinateur révolutionnaire à un prix démocratique. Mais le Macintosh, lancé en 1984, s’est soldé par un flop commercial, du fait, notamment, de son prix jugé trop élevé. Le fondateur et actionnaire principal de la société, Steve Jobs, a été purement et simplement congédié par son conseil d’administration. Licencié par la société qu’il avait créée. Il faut le faire !

A son retour en 1996, Steve Jobs avait toujours aussi mauvais caractère. Jusqu’à la fin de sa vie, il est resté une sorte de roi soleil prétentieux, un véritable despote capable de licencier pour un oui ou pour un non. Par contre, son style de management avait changé. Au début, il s’efforçait de créer des silos. Il avait accroché un drapeau de pirate à l’entrée de son département et était ouvertement en conflit avec le reste de l’entreprise. A son retour, il a compris que le tout est plus important que la somme des parties. Steve Jobs expliquait souvent sa vision du management en faisant la comparaison avec les Beatles. Paul McCartney, John Lennon, Ringo Starr et George Harrison étaient des musiciens hors pair mais le groupe était plus extraordinaire encore.

Vous considérez l’entreprise comme un système social. Le succès commercial est-il un sous-produit d’une bonne équipe ?

Oui, même si le modèle de Talcott Parsons va encore plus loin. Il met en évidence l’impact des forces différentes et opposées sur un système social et la nécessité de les équilibrer. Rester soi-même, par le changement, tout en assurant le bon fonctionnement de la société, telle est la clé du succès durable.

Quelle est la priorité, selon vous ?

Rester cohérent en respectant son identité, sa culture et ses valeurs. Une préoccupation récurrente exprimée par les CEO belges que j’ai rencontrés dans le cadre de mon livre. Jef Colruyt et Michel Moortgat s’en référaient constamment aux racines de leur entreprise. Les CEO des entreprises à succès tiennent absolument à rester fidèles aux valeurs de leurs ancêtres. ” Culture eats strategy for breakfast ” (la culture ne fait qu’une bouchée de la stratégie, Ndlr).

Les entreprises belges partagent-elles des valeurs communes ?

Les entreprises majoritairement familiales partagent effectivement quelques valeurs communes. Les entreprises belges sont pragmatiques, soucieuses de trouver l’équilibre et les bons compromis. Autre fil rouge : la parcimonie, comme vous pouvez le constater dans le portrait que je dresse des entreprises dans le livre. Elles ne jettent pas l’argent par les fenêtres. Les CEO volent en classe économique. Plusieurs siècles après la chute d’Anvers au 16e siècle, il règne une sorte d’éthique protestante : vivre pour travailler. Selon le sociologue Max Weber, le maître à penser de Talcott Parsons, l’éthique protestante est la base du capitalisme moderne.

Si l’entreprise familiale finit par s’étioler au gré des générations suivantes, c’est souvent parce que la maxime a été inversée : travailler pour vivre. Pour pérenniser le succès de l’entreprise, il faut un engagement quasi maniaque 24 heures sur 24. Steve Jobs en est le parfait exemple. Il était une sorte de micro-manager dans certains domaines car il savait à quel point les détails peuvent être importants.

Dans votre livre, vous épinglez certains mythes de management. Lequel de ces mythes est le plus préjudiciable ?

Pour Fons Van Dyck,
© DIETER TELEMANS

Difficile à dire. Le mythe du leader charismatique, peut-être. Le charisme ne joue pas à long terme. Apple en est l’exemple le plus criant. Tim Cook est nettement moins charismatique que Steve Jobs mais grâce à lui, l’entreprise a réellement pris son envol. A tel point qu’elle vaut aujourd’hui plus de 1.000 milliards de dollars. Les entreprises peuvent survivre à leur fondateur.

Dans votre livre, vous mettez également en garde contre un autre mythe : le devoir pour l’entreprise de se concentrer sur ses clients les plus fidèles.

Ce constat a été fait par le professeur australien Byron Sharp, une sommité du marketing. Bon nombre d’entreprises appliquent toujours la règle 80/20 : 80% du chiffre d’affaires sont générés par 20% des clients. C’est rarement le cas dans la pratique. Les marques doivent évidemment tout faire pour fidéliser les clients, voire les rendre dépendants. L’internaute et l’annonceur ne sont pas fidèles à Facebook par pure dévotion. On peut véritablement parler d’addiction. Les entreprises jonglent avec le concept d’écosystème mais il s’agit en fait de rendre les clients, les fournisseurs et les partenaires dépendants de votre entreprise.

Même pour un leader du marché, mieux vaut concentrer 60% de ses efforts de marketing sur la recherche de nouveaux clients et 40% sur le renforcement des liens avec les clients existants.

Une dernière question, peut-être la plus pénible pour le fan d’Anderlecht que vous êtes : le modèle que vous développez dans votre livre peut-il expliquer le malaise du club de foot ?

J’ai une explication toute faite, si Marc Coucke ou le conseil d’administration venait à me demander conseil… ( rires) Cette phase dramatique de l’histoire d’Anderlecht (2) – excusez mon ton professoral – est en tout point comparable à la crise qu’a traversée Apple dans les années 1990.

Marc Coucke – je ne le connais pas personnellement – est un formidable homme d’affaires et en tant que tel, il a remis le club sur le droit chemin commercial. Il a facilité la vie des fans en lançant notamment une nouvelle application de paiement électronique et de transmission des billets. Mais il mise trop sur le financier et le court terme. Soucieux de résoudre les problèmes les plus urgents, il a négligé la culture du club, l’ADN d’Anderlecht. Tout est parti en sucette et les conflits internes se traitent aujourd’hui sur la place publique.

Il faudra des années pour redresser la barre. Le problème, c’est que Marc Coucke n’a pas tellement de temps. Par ailleurs, le scandale de l’argent sale pend comme une épée de Damoclès sur le football belge. Marc Coucke a réussi à récupérer Frank Arnesen et Pär Zetterberg ( l’entraîneur et l’assistant, Ndlr), deux figures clés de l’époque de gloire… mais ont-ils une vision d’avenir ? Le passé est une source d’inspiration importante, certes, mais il ne revient jamais. Marc Coucke doit essayer de trouver un nouvel équilibre entre le besoin viscéral de nouveauté et le renforcement de l’ADN, de la culture d’Anderlecht.

Je ne suis pas un supporter du club de Bruges mais j’ai le plus profond respect pour Bart Verhaeghe qui a su en redorer le blason. Cela ne s’est pas fait sans mal et le combat est souvent exprimé en termes belliqueux. D’un autre côté, l’amour du produit, du beau jeu sur le terrain, est évident. Des slogans tels que Guts and Glory ( La bravoure et la gloire, Ndlr) et Bluvn Goan (B lijven gaan, continuer de l’avant, en patois brugeois, Ndlr) prouvent que les joueurs sont prêts à donner le meilleur d’eux-mêmes pendant les 90 minutes du match. En foot, c’est simple : joueurs, entraîneurs, sponsors, actionnaires et présidents se succèdent mais les supporters, eux, restent. Anderlecht devra probablement se contenter de 15.000 supporters au lieu des 25.000 espérés.

(1) AGIL : Adaptation, Goal-attainment (poursuite de buts communs), Integration, Latency (maintien des valeurs communes).

(2) Le club a été éliminé au premier tour de la Coupe de Belgique et a terminé dernier de sa poule en Europa League, sans compter ses difficultés en championnat belge.

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