Nouriel Roubini: “La facture de Trump commence à chiffrer”

Nouriel Roubini est conseiller au Fonds monétaire international (FMI), à la Réserve fédérale et à la Banque mondiale. © Reuters

Pour le célèbre économiste américain, le protectionnisme du président Donald Trump commence à peser sur l’économie mondiale. Il déplore ce climat de tensions commerciales croissantes, qui assombrit une économie tournant déjà au ralenti.

“Je ne crois pas qu’une récession ou une crise soit pour tout de suite”, affirme Nouriel Roubini d’entrée de jeu. Cette déclaration est plutôt inattendue chez un économiste qui s’est fait une réputation mondiale en prédisant la crise du crédit et qui, depuis, a tiré à plusieurs reprises la sonnette d’alarme. Une constante qui a valu à ce professeur d’économie de la Stern School of Business de New York le surnom de “Dr Doom”, Dr Malheur. Mais lors du dernier Forum mondial de l’investissement organisé par le gestionnaire de patrimoine Amundi à Paris, c’est un homme étonnamment modéré qui nous parle.

NOURIEL ROUBINI. Nous ne sommes pas encore en fin de cycle. Il est faux de dire qu’un cycle arrive en bout de course parce qu’il dure depuis déjà neuf ans. Une expansion ne se termine pas aussi simplement. Pour cela, un choc est nécessaire : une guerre, une hausse brutale des prix du pétrole, un krach sur les marchés ou une erreur politique d’une banque centrale. Je ne vois pas venir un tel choc dans l’immédiat. La déliquescence de la zone euro me semble peu probable. Et un atterrissage brutal de l’économie chinoise n’est pas non plus pour demain.

TRENDS-TENDANCES. Quel scénario entrevoyez-vous?

Jusqu’il y a quelques mois, l’économie mondiale était assez synchronisée. Aujourd’hui, les Etats-Unis et la Chine se portent encore bien, mais il faut dire que leurs économies sont dopées par les mesures de relance. Par contre, la zone euro, la Grande-Bretagne et le Japon connaissent une phase de ralentissement. Cette fragmentation devrait encore s’accentuer, mais l’économie n’en pâtira pas trop.

En revanche, les risques augmentent, surtout celui d’une guerre économique. Je crains que les négociations sur l’Alena, l’Accord de libre-échange nord-américain, ne se soldent par un échec. Il semble aussi que le président Donald Trump imposera des droits à l’importation de 20% sur les voitures. Je m’attends en outre à ce que les tensions commerciales entre les Etats-Unis et la Chine se communiquent aux technologies et aux investissements directs. Ce climat assombrit une économie qui tourne déjà au ralenti.

Alena, augmentation des droits à l’importation sur les voitures européennes, tensions avec la Chine, etc. Tout cela pourrait réellement avoir un impact conséquent?

En Europe, le secteur automobile est très important. Nous parlons d’échanges dont la valeur s’élève à des dizaines de milliards de dollars. L’Alena porte sur les échanges entre les Etats-Unis et leurs principaux partenaires commerciaux: le Mexique et le Canada. Cela commence à chiffrer tout doucement. N’oublions pas non plus l’impact sur les entreprises, parce que les chaînes de production sont perturbées. Ou encore sur la confiance des consommateurs, parce que certains produits deviennent plus chers.

Il y a aussi une influence manifeste sur les marchés financiers. Chaque fois que Trump se lâche sur le commerce international, les marchés d’actions du monde entier baissent. En Chine, après la correction de 20%, on peut même parler d’un marché baissier. Si ces trois fronts – l’Alena, l’Europe et la Chine – s’ouvrent simultanément à l’automne, une solide correction pourrait avoir lieu sur les Bourses américaines, qui affectera les patrimoines et le goût pour le risque dans l’économie. A terme, elle pourrait avoir d’importantes conséquences financières et économiques.

Peut-on éviter un conflit commercial, par exemple en faisant des concessions à Trump?

Quelques pays, dont la France et le Canada, s’y sont essayés. Les Mexicains semblaient prêts à parler de l’Alena. Et même les Chinois se sont mis à table pour examiner ce qui pouvait être libéralisé. Tout cela n’a fait qu’encourager Trump à persévérer. Le dernier sommet du G 7 (que Trump a quitté prématurément, Ndlr) a été une catastrophe. La Maison Blanche est plus agressive à l’égard de la Chine. Et les tarifs sur les voitures, qui toucheront principalement l’Europe et le Japon, reposent sur l’argument totalement injustifiable de la sécurité nationale.

Quelle mouche a piqué Donald Trump pour qu’il dirige ses flèches d’une manière aussi évidente contre les alliés traditionnels des Etats-Unis?

Politiquement, le président Trump est en position de faiblesse. D’après les sondages, les Républicains ne devraient pas avoir de bons résultats aux élections partielles de novembre. Et les baisses d’impôts ne laissent aucune marge budgétaire pour d’autres initiatives. Les deux seuls domaines où Donald Trump peut s’imposer sont le commerce et l’immigration. Deux thèmes qui devraient souvent faire l’actualité au cours des prochains mois.

Nouriel Roubini:
© Reuters

Le président ne réalise-t-il pas avant tout ses promesses?

Trump a été élu parce qu’il défendait soi-disant la classe ouvrière, mais sa réforme fiscale avantage surtout les riches. Sa dérégulation fait le jeu des grandes entreprises, sa politique du marché du travail est mauvaise pour les ouvriers et il tente d’abolir l’Obamacare, ce qui est aussi nuisible aux pauvres.

Il cherche à présent à retrouver l’appui de ses électeurs en misant sur l’immigration et le commerce. Les entraves aux échanges sauveront des emplois dans l’industrie concernée, mais ils porteront surtout préjudice aux autres secteurs. Comme les prix augmentent pour tout le monde, les consommateurs à faibles revenu sseront les premiers touchés. Trump croit qu’il touchera les dividendes de son attitude virile à l’égard du reste du monde. Je ne sais pas si cela marchera, mais c’est son seul atout.

Il reste pourtant assez populaire.

Sa rhétorique séduit un public composé majoritairement d’ouvriers blancs, qui craignent à tort les immigrés et le commerce international. Il jouit encore de leur appui, mais il n’a pas réussi à l’élargir au-delà du noyau dur qui a voté pour lui.

La majorité des Républicains continue aussi à le soutenir. Il faut dire que l’économie est remontée l’année passée, en partie à cause des baisses d’impôts et de l’augmentation des dépenses. Ce coup de pouce est responsable d’une hausse de 2 à 3% de la croissance. Mais il est artificiel car c’est la première fois qu’en temps de paix et en l’absence de récession, les Etats-Unis ont accumulé une telle dette: 2.000 milliards de dollars en 10 ans.

Les effets de cet accroissement de la dette seront-ils bientôt perceptibles? Les taux vont-ils repartir à la hausse ou l’inflation augmenter?

Une politique expansionniste dans une situation proche du plein-emploi, sans beaucoup de capacités de réserve dans l’économie, entraînera progressivement une hausse de l’inflation. Elle obligera aussi la Réserve fédérale à relever plus rapidement les taux. Il était initialement prévu qu’elle le fasse à trois reprises cette année; ce sera sans doute quatre. Cette combinaison entre une politique budgétaire expansionniste et une politique monétaire plus stricte se traduit déjà par des taux d’intérêt plus élevés. L’année dernière, le taux américain à 10 ans tournait encore autour de 1,5%. Aujourd’hui, il se rapproche des 3%.

Le risque d’inflation est-il sous-estimé ?

L’inflation a déjà augmenté progressivement et elle se rapproche de l’objectif de 2% que la Fed s’est fixé. Ce n’est pas un choc, mais on voit bien que les Bourses sont à la baisse, que le dollar se renforce et que les taux d’intérêt augmentent. Ajoutez à cela une guerre commerciale, et l’on pourrait en arriver à un point où le marché basculerait complètement. L’année dernière, les places américaines ont progressé de 20%. Cette année, elles n’ont encore engrangé aucun bénéfice. Ce n’est pas un hasard: l’environnement financier a changé.

Des facteurs tels que la mondialisation et l’innovation technologique pèsent sur l’inflation. Le niveau des prix ne crèvera dès lors pas le plafond, y compris aux Etats-Unis. Mais il suffit que l’inflation augmente un peu plus et plus vite que prévu par la Fed pour que la banque centrale tire le frein à main, ce qui peut provoquer des tensions sur les marchés. L’exercice est délicat. Une erreur entraînant un ralentissement de la croissance est vite commise.

Vous avez été conseiller économique à la Maison Blanche du temps du président Bill Clinton. Les personnes qui exercent cette fonction aujourd’hui peuvent-elles influencer Donald Trump?

L’un des problèmes est que Trump choisit ses collaborateurs en fonction de leur idéologie et non de leurs compétences. C’est ainsi que les internationalistes ont disparu de la Maison Blanche. Peter Navarro et Wilbur Ross : ceux qui définissent la ligne sont des nationalistes économiques. Et le premier de ces nationalistes économiques est le président lui-même.

Sur le plan géopolitique aussi, les personnalités les plus modérées ont disparu de la scène. Les vautours leur ont succédé. Il est clair que les Etats-Unis appréhendent désormais le monde d’une manière plus unilatérale. Washington défie davantage ses alliés que ses ennemis potentiels. Trump est tout sucre tout miel avec les dirigeants de la Russie et de la Corée du Nord et mène la vie dure au Mexique, au Canada, à l’Europe, au Japon et à la Corée du Sud. C’est certainement un facteur d’instabilité supplémentaire dans le monde actuel.

Quels sont les autres risques, outre celui d’un conflit commercial?

Après la crise, l’endettement n’a fait qu’augmenter. Grâce à la baisse des taux, il a pu être financé facilement. La période des taux faibles touche tout doucement à sa fin. La question est de savoir si le système résistera. Si un choc se produit, on aura clairement moins de munitions sur le plan monétaire. En outre, peu de pays disposent de marges budgétaires.

Les banques centrales pourront-elles encore faire face à une nouvelle crise?

C’est une question difficile. D’un côté, on peut dire que nous avons brûlé nos dernières cartouches. Mais de l’autre, force est de constater que cette politique non conventionnelle de rachat d’obligations et de taux d’intérêt négatifs a bel et bien fonctionné. La récession aurait pu se terminer par une grande dépression et une période de déflation. Au lieu de cela, nous constatons un peu partout une reprise progressive. Une politique qui n’existait pas il y a 10 ans est devenue conventionnelle. Elle sera donc encore appliquée la prochaine fois. Reste à savoir si elle sera aussi efficace.

Profil

– Né en Turquie en 1959, de parents iraniens, il a principalement grandi en Italie.

– A étudié l’économie politique à Milan et l’économie internationale à Harvard.

– Conseiller au Fonds monétaire international (FMI), à la Réserve fédérale et à la Banque mondiale.

– Conseiller économique sous la présidence de Bill Clinton.

– Président de la société de conseil Roubini Macro Associates.

– Professeur à la Stern School of Business de l’Université de New York.

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