La banquière la plus puissante d’Europe

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Arrivée, à la mort de son père, à la tête de Santander, une des premières capitalisations bancaires de la zone euro, l’héritière s’est forgé en moins de trois ans une réputation d’excellence. Et veut redessiner une banque en phase avec la société.

La foule se presse, ce 13 septembre 2014, devant la cathédrale de Santander. Ministres, élus et grands patrons espagnols rendent un dernier hommage à l’un des hommes les plus puissants du pays, le banquier Emilio Botín, président du groupe Santander, qui vient de mourir subitement à l’âge de 79 ans. Ses six enfants, 16 petits-enfants, toute la famille est là. Mais tous les regards se tournent vers une seule personne. Une fine silhouette bronzée en robe noire, le regard mangé par une lourde mèche brune : Ana Botín, la fille aînée du disparu, qui, à 53 ans, vient d’être nommée présidente lors d’un court conseil d’administration. Peut-on encore gérer un groupe qui pèse alors plus de 93 milliards d’euros en Bourse comme une entreprise familiale ? s’interroge la presse anglo-saxonne dubitative, soulignant que la famille Botín possède à peine 2 % du capital. En Espagne, au contraire, personne ne questionne la succession. Ana Patricia Botín Sanz de Sautuola y O’Shea est née pour régner. Toute son éducation et sa carrière professionnelle l’ont préparée à ce jour.

Enfant, elle rêvait d’être journaliste ou bien espionne. Mais, quand on est l’aînée d’une famille de banquiers de génération en génération, il y a peu de place pour une telle fantaisie. Depuis 1857, et l’ouverture sur le port de Santander d’une boutique de change qui va prospérer au rythme des échanges avec les Amériques, il y a toujours eu un membre du clan pour piloter la banque. Au tournant du 20e siècle, l’arrière-grand-père a créé un réseau de succursales à travers la région de Cantabrie, que le grand-père a élargi au niveau national dans les années 1940, enfin le père a bâti à partir de la fin des années 1980 un empire financier à coups d’acquisitions.

Comparée à son père

Le groupe qu’Ana dirige aujourd’hui compte 125 millions de clients à travers le monde et affichait en 2016 un chiffre d’affaires de 43,9 milliards d’euros. L’Espagne ne compte plus que pour 12 % des bénéfices, loin derrière le Brésil (21%) et le Royaume-Uni (20%). Cette diversification géographique a permis de traverser la profonde crise financière espagnole de 2012 sans trop y laisser de plumes. Mais elle pose des questions sur les suites du Brexit, la crise brésilienne ou l’économie mexicaine. A Boadilla del Monte, près de Madrid, dans les locaux du siège social ceints par la collection d’oliviers centenaires amoureusement rassemblés par son père, la nouvelle présidente sait que la tâche est immense et qu’elle sera immanquablement comparée à Emilio.

De lui, elle a les petits yeux sombres et vifs, l’efficacité et la passion pour la banque. ” C’est une femme incisive et pragmatique, très intuitive, aux idées claires et constantes “, affirme Manuel Romera, directeur du secteur financier de l’IE Business school, qui connaît Ana depuis son passage chez Banesto, une des acquisitions d’Emilio Botín. ” Son père était extrêmement fier d’elle, mais l’important était qu’elle soit à la hauteur, insiste-t-il. Le triomphe pour lui n’était pas que sa fille lui succède au nom de pratiques dynastiques, mais parce qu’elle était la meilleure. ” Elle a donc dû gagner sa légitimité.

Rigueur et excellence

Née en 1960, aînée de six enfants, elle a grandi dans le culte de la rigueur et de l’excellence, entre un père bourreau de travail et une mère musicienne, Pamela O’Shea. Elle a reçu une éducation choisie dans des pensionnats suisses et anglais – elle parle couramment cinq langues. Diplômée de Harvard, elle a fait ses premières armes chez JP Morgan en 1981, entre Madrid et New York, avant de revenir en Espagne pour intégrer Santander en 1988. Sous le regard d’un père particulièrement exigeant. ” Si, en assistant à une réunion, on ne savait pas que c’était sa fille, on aurait pu croire à une situation de harcèlement professionnel “, confie l’un de ses proches. ” Elle a accepté cette mise à l’épreuve perpétuelle, elle est perfectionniste et très compétitive, glisse un autre. Pas question pour elle de faire un match de tennis sans gagner ni de fouler un green de golf sans faire le meilleur score. ”

Au cours des années 1990, Ana Botín comprend en outre que, s’il lui faut choisir entre sa fille et les intérêts de la banque, son père choisira toujours la banque. En 1999, il l’écarte brutalement pour ne pas compromettre la fusion avec Central Hispano – les dirigeants s’inquiètent de la forte présence de la famille Botín. La leçon est rude ; Ana quitte le groupe.

La parenthèse américaine

Suivent quatre années hors de la banque qui seront une parenthèse de liberté. Elle part aux Etats-Unis et se lance dans la création de petites compagnies technologiques. ” Elle a gardé de cette époque une sorte de fascination pour l’esprit start-up et ces gens atypiques qui montent leurs boîtes, explique le journaliste Fernando Berlin, qui l’a connue à ce moment-là. Même si elle est née dans l’establishment financier, il y a une part d’elle-même qui envie cette liberté et veut garder ce contact avec ceux qui sont dans la vraie vie. ”

Elle ne sort pas du sérail pour autant. Mariée à un financier, Guillermo Morenés, descendant des marquis de Borghetto, dont la société de gestion de fonds a été éclaboussée par l’affaire Madoff, elle voit ses trois fils se lancer dans la finance, entre Londres et New York, et ne déroge pas à la tradition familiale des vacances d’été à Santander et de la saison de ski à Gstaad. Comme le reste du clan, elle préserve son intimité, mène une vie saine et sportive, avec un agenda social discret. ” Elle vit évidemment dans un petit monde très favorisé, mais elle sait être à l’écoute, en phase avec la société, elle a conscience que son statut social lui donne des privilèges mais aussi certains devoirs, assure l’ancienne vice- présidente du gouvernement socialiste, Maria Teresa Fernandez de la Vega, qui a fait appel à elle pour promouvoir l’association Mujeres para Africa (Femmes pour l’Afrique). Elle est très engagée pour promouvoir l’éducation, celle des filles spécialement. ”

Son exil hors de la banque se termine en 2002 quand son père la rappelle pour prendre la tête de Banesto, en cours d’intégration. Le grand défi arrive en 2010, lorsqu’elle doit dans l’urgence prendre la tête de la branche britannique du groupe, après la défection surprise de son président. Santander UK, le canard boiteux né des rachats successifs d’Abbey, en 2004, puis d’Alliance & Leicester et de Bradford & Bingley, en 2008, a été surnommée The bank people love to hate. Santander UK est décriée par les associations de consommateurs, intarissables sur les déboires du service clients. Ana Botín est accueillie par la City avec scepticisme : une femme, et une héritière en plus… ” Elle s’est lancée à bras-le-corps dans la bataille pour éteindre l’incendie de la branche anglaise, réorganiser, dépoussiérer, rationaliser et remobiliser ses troupes “, raconte l’une de ses proches à Londres. Le système financier espagnol, en pleine tempête, n’est pourtant pas la meilleure carte de visite. Mon argent est-il à l’abri chez Santander ? s’interrogent les clients outre-Manche. Ana contre-attaque.

Pour ne plus être désigné comme the pain from Spain, il faut déjà gagner le staff. Elle visite les succursales, entame une tournée de petits rendez-vous locaux où sont conviés clients, employés et petits entrepreneurs. Elle parle mais, surtout, elle écoute. Elle fait revenir d’Inde les centres d’appel délocalisés et redéfinit les priorités : il ne s’agit plus de pousser des produits mais de s’adapter aux besoins des clients. C’est un succès. Moins de quatre ans plus tard, à son départ de Londres, la presse demande : ” Is Santander the best bank in the UK ?

Une légitimité incontestée

Aujourd’hui, près de deux ans et demi après son entrée en fonction, elle a trouvé ses marques dans la finance internationale. ” Elle a pris le job dans un difficile environnement de crise et elle joue bien la partition, apprécie le directeur général de la Société générale, Frédéric Oudéa, qui la côtoie régulièrement. Elle a su trouver sa place, alors que la tâche était redoutable car son père était une figure tutélaire, un homme avec un flair considérable. Il était dans une logique d’acquisitions, mais pour elle c’est différent, elle doit travailler dans le dur, la régulation, la digitalisation et l’adaptation des organisations, c’est un travail de soute, celui qu’il faut faire en ce moment. ” Henri de Castries, ancien patron d’Axa, président du groupe Bilderberg qui l’invite depuis deux ans à participer aux réunions de ce cercle très fermé, salue ses compétences : ” Elle apporte une vraie réflexion, elle n’est pas seulement très efficace et reconnue dans le domaine de la finance, elle sait aussi porter un regard différent, très pragmatique et ouvert, et s’intéresse à tous les grands débats actuels, à la politique internationale comme aux relations institutionnelles ou aux enjeux de la recherche médicale. ”

Arrivée à la tête du groupe, elle a voulu ” faire les choses différemment “, dit-elle. Elle a renouvelé une bonne partie de la direction et introduit plus de diversité au conseil d’administration, qui compte 40 % de femmes depuis la nomination en septembre dernier de la Franco-Américaine Homaira Akbari. Elle introduit le flexiworking dans les équipes et, comme elle l’avait fait à Londres, s’interroge sur la façon de gagner la confiance de tous. ” L’important ce n’est pas seulement ce qu’on fait, mais aussi comment on le fait “, affirme- t-elle. Le vocabulaire interne évolue. On ne parle plus seulement d’optimiser les gains, au risque de pousser aux conduites douteuses, on s’interroge sur ce que la banque peut apporter à la communauté. ” Ce n’est pas juste une stratégie de marketing ou de relations publiques, assure-t-elle, c’est une réelle transformation culturelle. ”

Reste que cela ne va pas sans casse. Le dernier plan social, signé en juin 2016, a débouché sur la suppression de 1.100 emplois en Espagne. Mais la présidente sait faire passer le message de l’effort : elle a aussi réduit de 30 % les rémunérations de la direction et supprimé les voitures officielles. ” Elle a le sentiment d’un engagement vis-à-vis de ceux qui travaillent au sein du groupe, reconnaît Ana Herranz, la responsable du syndicat Comisiones Obreras. C’est une Botín, cela veut dire qu’elle vit la banque. Elle assume ses responsabilités vis-à-vis du personnel comme des actionnaires. ”

Paternalisme ? ” Oui sans doute, répond la syndicaliste, mais au moins on n’a pas affaire à l’un de ces dirigeants de passage qui va découper le groupe en rondelles pour le revendre en pièces détachées. Elle a une vision à long terme et nous voulons veiller ensemble à ce que ce soit dans l’intérêt de tous. ” Des mots qu’on n’entend pas si souvent dans la finance…

Cécile Thibaud (Les échos 24/03/2017)

Enfant, elle rêvait d’être journaliste ou bien espionne. Mais, quand on est l’aînée d’une famille de banquiers de génération en génération, il y a peu de place pour une telle fantaisie.

” L’important ce n’est pas seulement ce qu’on fait, mais aussi comment on le fait. ” – Ana Botín

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