Zakia Khattabi: “L’innovation va bien plus vite dans nos PME qu’en politique”

© Christophe Ketels (Belgaimage)

L’Etat dispose de leviers pour orienter l’économie dans une direction plus durable mais il les utilise très peu, regrette la coprésidente d’Ecolo. Mais heureusement, ajoute-t-elle, les entreprises n’attendent pas toujours l’Etat pour agir.

Prêt ” coup de pouce “, allocation-rebond pour la PME en difficulté, congé de paternité élargi pour les indépendants, incitant à l’actionnariat salarié… Nombre de mesures en faveur des petites entreprises ont été portées par Ecolo depuis des années. Cela peut surprendre. Mais cela doit aussi inciter à essayer de comprendre la philosophie économique des Verts. Une philosophie qui les rapproche tantôt des libéraux, par exemple pour l’accent mis sur l’émancipation des citoyens et sur l’initiative individuelle, tantôt de la gauche pour les préoccupations sociales et égalitaires. La coprésidente d’Ecolo Zakia Khattabi nous explique tout cela.

TRENDS-TENDANCES. Une centaine de patrons belges ont lancé un appel au maintien de l’ancrage belge de Brussels Airlines. Auriez-vous pu cosigner cet appel ?

ZAKIA KHATTABI. A l’époque où la décision de vendre la compagnie a été prise, certainement. Aujourd’hui, ça ne mange pas de pain. Les uns après les autres, les fleurons économiques de la Belgique ont été vendus, sans une vision stratégique sur la place de l’Etat dans l’économie, sur le rôle des entreprises publiques. Mais plutôt avec la même réflexion que celle l’on reproche aujourd’hui à Carrefour : faire de travailleurs une variable d’ajustement budgétaire.

Les participations dans les entreprises ont été considérées par les gouvernements successifs uniquement comme un bas de laine et pas comme un levier pour construire une économie résiliente et ancrée dans les territoires.

Profil

· 42 ans, licenciée en Travail social (ULB)

· Elle a fait de la recherche à l’ULB, travaillé dans l’Aide à la jeunesse, au Centre pour l’égalité des chances et à la Politique scientifique fédérale avant de devenir parlementaire.

· Sympathisante d’Ecolo, elle fut candidate pour la première fois en 2009. Bingo, elle est élue députée bruxelloise et sénatrice (elle y sera cheffe de groupe).

· Elue au parlement fédéral en 2014, elle démissionne un an plus tard pour devenir coprésidente d’Ecolo avec Patrick Dupriez.

· Conseillère communale à Ixelles depuis 2012, elle y poussera la liste Ecolo en octobre prochain.

Faudrait-il alors une compagnie aérienne publique ?

Pour développer une vision stratégique de l’économie, garder une participation dans des entreprises qui visent un intérêt collectif, comme bpost ou Belfius, est utile. Maintenant, comme écologiste, l’aviation n’est pas le secteur que je mettrais en avant. Mais, c’est un secteur où il y des travailleurs et des opportunités économiques. On peut le soutenir dans un cadre plus global de défense de l’intérêt collectif.

Ce raisonnement peut justifier la présence de l’Etat dans de nombreux secteurs économiques, si pas tous. Est-ce cela votre vision ?

Pas du tout. Il faut sortir des dogmatismes entre le tout à l’Etat, qui étouffe l’initiative, et la main invisible du marché, dont nous voyons les résultats aujourd’hui. Carrefour, Caterpillar ou ArcelorMittal, ce n’est pas un système malade, c’est le fonctionnement normal du système. Ces entreprises ont vocation à maximiser leurs bénéfices, c’est légitime, c’est leur job. Mon job en tant que politique, c’est de les guider vers une économie plus durable.

Même sans être actionnaire, l’Etat peut agir. Il s’agit, certes, d’entreprises privées mais elles ont reçues des aides publiques. Celles-ci ne sont pas conditionnées à la création ou la sauvegarde de l’emploi, ni à d’autres enjeux collectifs. Le Premier ministre dit qu’il a téléphoné aux patrons de Carrefour et Brussels Airlines. Très bien. Et alors ? Au lieu d’essayer de courir dans des espaces où l’on n’a plus de leviers – parce qu’on a choisi de ne plus en avoir – arrêtons-nous et prenons le temps de réfléchir à l’avenir de notre économie, en sortant des visions binaires et dogmatiques.

Carrefour et Caterpillar ne sont pas spécialement les entreprises les plus subsidiées…

Non, mais elles ont bénéficié de mesures comme les intérêts notionnels. Ce sont nos seules prises sur ces grands groupes, il faut les utiliser si nous voulons soutenir un autre modèle économique, avec des emplois de qualité et non délocalisables.

En conditionnant les aides, ne court-on pas le risque de voir ces groupes s’installer dans d’autres pays européens plutôt qu’en Belgique ?

Il y a bien sûr un enjeu d’harmonisation européenne en matière de fiscalité. En attendant, est-ce que les aides ont empêché Caterpillar ou Mittal de partir ? Non. Je ne nie pas la globalisation mais je rappelle que l’autorité publique dispose encore de quelques leviers. Même si je privilégie un autre mode de développement, je ne ferme pas la porte à ces multinationales. Mais si elles viennent, nous devons conditionner les aides et les avantages fiscaux. En ce sens, la réforme de l’impôt des sociétés, dont nous avons soutenu certains volets, est une occasion manquée de réorienter les aides publiques.

La question du rôle de l’Etat dans notre économie demeure, hélas, un impensé politique. Pourtant, les mentalités évoluent dans la société. On le voit, par exemple, avec l’appel des 11 patrons dans L’Echo. Les entreprises avancent vers l’économie circulaire, par conviction ou par intérêt, mais elles avancent. Elles s’inscrivent dans un nouveau modèle de production, de consommation. L’innovation sociale et économique va bien plus vite dans nos PME que dans la sphère politique.

Si les entreprises bougent spontanément ou presque, est-il vraiment nécessaire de leur accorder, en plus, des aides publiques ?

Si on ne se pose pas la question fondamentale de l’économie de demain, on se revoit au prochain licenciement collectif. L’Etat doit orienter ses soutiens économiques et fiscaux vers la transition vers des modèles plus durables : économie circulaire, nouveaux procédés industriels, recyclage, chimie verte… Au-delà des réponses à court terme, il y a des actions structurelles à mener sur la place de l’Etat dans l’économie : quels leviers il active, pour quel projet économique ?

Quels leviers pourraient-être efficaces dans le cas de Carrefour ? Le consommateur se tourne vers le commerce en ligne et la grande distribution s’adapte. Faudrait-il, en plus, lui demander de rembourser des aides fiscales ?

Je ne suis pas dans une vision punitive. Le débat est plutôt dans l’émergence et le soutien d’une alternative. Les épisodes que nous vivons ne sont pas des fatalités. Ils résultent de choix. L’Etat a instauré des aides qui ne profitent en réalité qu’à ceux qui ont les moyens de faire des montages et en ne conditionnant jamais rien à rien. Il a fait son choix, il ne faut pas pleurer aujourd’hui sur les conséquences, comme il ne faut pas pleurer sur le fait qu’en vendant une compagnie aérienne, on a perdu le pouvoir de décision sur sa stratégie. L’Etat a les leviers qu’il se donne.

Zakia Khattabi:
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Prônez-vous dès lors un assouplissement des règles sur le travail de nuit pour que l’e-commerce, le principal concurrent des grandes surfaces comme Carrefour, installe ses centres logistiques en Belgique plutôt que dans les pays voisins ?

Le débat ne se limite pas à Amazon contre les grandes surfaces : il existe une troisième voie, celle qui répond à la demande de relocalisation des commerces, au souhait de proximité et de sociabilité, à la volonté de ré-ancrage ou de reprise en mains de sa consommation. Cette dynamique se développe et nous voulons lui apporter le soutien structurel dont elle a besoin.

N’est-ce pas là un phénomène très bobo, microscopique à l’échelle du PIB de la Belgique ?

C’est de moins en moins vrai. Les gens s’inquiètent de ce qu’ils donnent à manger à leurs enfants. Ils comprennent de mieux en mieux que s’ils peuvent consommer low cost, c’est parce que derrière il y a des travailleurs low cost. Et que les travailleurs low cost, ça peut être eux.

Cela peut surprendre mais Ecolo se préoccupe depuis longtemps du sort des indépendants et des PME. Vos parlementaires ont déposé beaucoup de propositions de loi à ce propos. Pourquoi est-ce dans l’ADN des écologistes ?

Cela entre en résonance avec deux valeurs fondamentales de l’écologie politique. D’une part, l’autonomie et l’émancipation des individus. L’initiative entrepreneuriale, le fait de lancer son projet de vie en fait évidemment partie. D’autre part, la résilience de l’économie, la transition vers de nouveaux modes de production et de consommation.

Il y a parfois une incompréhension à l’égard du projet écologiste, parce qu’on le cantonne à la préoccupation environnementale. Nettoyer les océans, c’est très bien. Mais si on ne s’attaque pas en même temps aux modes de production qui ont généré toute cette pollution, cela restera un emplâtre sur une jambe de bois. Intrinsèquement, les PME sont nos alliées car elles représentent une économie durable et ancrée territorialement. Peut-être ne l’avons-nous pas suffisamment dit et assumé.

Vous en revenez au positionnement ni gauche ni droite…

Nous ne sommes ni la droite du tout au marché, ni la gauche du tout à l’Etat, nous sommes pour un Etat bienveillant, qui fixe un cadre et offre la possibilité aux individus de pouvoir entreprendre, de manière autonome.

Je ne crois pas au capitalisme vert. Ça reste du capitalisme, dont on sait combien il fatigue l’environnement et les hommes. C’est juste quelques mesures qui permettent de continuer dans le même modèle mais en se donnant bonne conscience. Or, nous voulons résolument changer de modèle.

Vous soutenez l’initiative, l’entrepreneuriat. Bien. Et quand ça réussit, que fait-on ? On taxe les bénéfices, les plus-values ?

Il ne s’agit évidemment pas de taxer ou pénaliser la réussite mais de rétablir un équilibre dans la participation à l’effort collectif de solidarité. Dans cette perspective nous avançons une nouvelle proposition : le précompte sur le rendement du capital. Il remplace les impôts existants sur le patrimoine et les revenus du patrimoine par un impôt progressif sur le rendement théorique de l’ensemble des actifs des contribuables. On harmonise ainsi la fiscalité sur les différents types de biens. Les patrimoines inférieurs au niveau médian seraient exonérés de sorte que le poids de cette taxe reposerait essentiellement sur les 10 % des ménages les plus riches.

Que quelqu’un gagne de l’argent, ça ne me rend pas malade. Ce qui me dérange, ce sont d’une part, les inégalités criantes et d’autre part, la financiarisation de l’économie. Elle génère des gains totalement déconnectés de l’économie réelle, au prix de dégâts sociaux-environnementaux dont on ne mesure pas l’ampleur. Je reprends l’exemple de Carrefour : le groupe est toujours bénéficiaire et il va se séparer de plus de 1.200 personnes. Ce choix, en faveur des actionnaires, a un coût social énorme.

Restructurer quand l’entreprise est encore rentable permet parfois d’éviter d’être en péril sur le long terme.

Je peux l’entendre. Mais c’est une question de choix. L’entreprise pouvait économiser en réduisant sa distribution de dividendes plutôt qu’en réduisant sa masse salariale.

Ecolo a déposé des propositions de loi pour défendre l’actionnariat-salarié. L’idée est d’avoir un actionnariat ancré localement qui participe aux décisions et qui défend l’intérêt des travailleurs. La formule des coopératives a permis de sauver des entreprises, on l’a vu notamment en France.

Dans l’économie qui bouge, et qui bouge plus vite que le politique, il y a l’économie collaborative. Etes-vous favorable à l’exonération des premiers 6.000 euros annuels gagnés par ce biais ?

Non, parce que les effets collatéraux sont trop importants. On voit comment ce nouveau modèle est dévoyé par Uber et d’autres. Normalement, des modèles économiques devraient être mis en concurrence. Ici, ce sont des travailleurs qui sont mis en concurrence.

Pour accompagner cette économie qui bouge, nous proposons de soutenir l’émergence de plateformes coopératives créées sous licence libre, ce que nous appelons les coopératives 2.0. Puisque la valeur de ces plateformes est essentiellement créée par les usagers et les fournisseurs, il est normal qu’elle leur revienne au lieu d’être concentrée dans les mains de quelques actionnaires situés hors de nos frontières. La révolution numérique est une source importante d’opportunités à condition qu’elle bénéficie à l’ensemble de la société et qu’elle créée des emplois durables, dignes du 21e siècle.

La Wallonie a instauré le prêt “coup de pouce”, à la suite de propositions du MR et d’Ecolo. Est-ce un hasard si ces deux partis se retrouvent ensemble sur un tel dossier ?

Quand le projet écologiste parle d’autonomie et de la possibilité pour les individus d’entreprendre, il entre évidemment en résonance avec certaines valeurs des libéraux. Les écologistes font confiance aux individus et à leur capacité d’entreprendre, c’est idéologique presque. Et le socialisme, visiblement, c’est autre chose. Mais politiquement, il ne faut pas y voir un choix stratégique. Quand nous nous opposons à l’exonération de revenus de l’économie collaborative, nous sommes avec les socialistes.

Dans le même ordre d’idées, avez-vous soutenu le “tax shelter” fédéral pour les ” starters ” ?

Oui, nous avons soutenu le principe même si nous avions aussi quelques amendements au projet d’Alexander De Croo. Comme nous soutenons tout ce qui va dans le sens du soutien à l’économie réelle, de la facilitation des initiatives individuelles, de l’innovation économique et sociale, de la simplification administrative…

Comment regardez-vous ces nouveaux partis qui tentent de se construire (Enmarche.be, Oxygène, etc.) ? Des concurrents ou un apport d’air salutaire ?

Un peu les deux. L’occupation du pouvoir, la non transparence de certaines pratiques des partis traditionnels ont fait que les gens ont eu envie d’autre chose. Et c’est plutôt réjouissant : ces gens ne se détournent pas de la politique : ils veulent participer. On n’arrête pas de parler du ras-le-bol de la politique et, paradoxalement, on voit émerger plein de nouvelles listes.

Il y a une dizaine d’années, Ecolo captait ce besoin d’air politique plus frais. Pourquoi n’y parvenez-vous plus ?

Parce que nous avons participé au pouvoir. La défiance envers les partis qui ont été à la manoeuvre est généralisée. S’il y a une vertu à l’opposition, c’est d’accepter avec humilité de tout remettre sur la table, de s’interroger sur ce qui a été accompli. Nous l’avons fait pendant trois ans et nous sentons qu’une série de personnes qui s’étaient détournées de nous reviennent.

Zakia Khattabi:
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Dans le paysage politique francophone actuel, nous avons d’un côté un PS annoncé en recul et débordé sur sa gauche par le PTB, et de l’autre, un bloc MR-cdH, car on n’imagine plus les socialistes s’allier au cdH. Ecolo pourrait-il indifféremment rejoindre ces deux blocs ?

Nous revenons de tellement loin avec la défaite de 2014. Nous sommes en train de reconstruire, de retisser des liens avec des cénacles qui nous étaient traditionnellement proches et qui avaient rompu avec Ecolo. Quand cela aura abouti, quand le rapport de forces nous sera plus favorable, nous pourrons aborder et assumer la question de négociations et des coalitions. Aujourd’hui, c’est un peu tôt.

Un peu tôt ? Il y a des élections cette année et d’autres suivront en 2019…

Oui, mais il faut les gagner. Et cela dépend notamment de la force des liens que nous aurons pu retisser. Je sais que les électeurs, les militants, les journalistes aimeraient connaître nos coalitions favorites. Mais pour pouvoir privilégier un scénario plutôt qu’un autre, il faut d’abord sortir forts du scrutin. Concentrons-nous là-dessus, sinon nous n’aurons pas la possibilité de choisir.

Dans le système de coalition que nous connaissons, le rapport de forces est déterminant. Il peut être tel qu’à un moment donné nous pourrions obtenir le projet qui va le plus loin dans la transition écologique avec la droite plutôt qu’avec la gauche.

Vous parlez de la droite et de la gauche. Mais pourriez-vous intégrer une coalition avec l’extrême-gauche, avec le PTB ?

C’est une question rhétorique. Ils ne veulent pas monter dans un gouvernement.

Dans un système de coalition, pourquoi se poser la question des alliances en amont ? Ça alimente le débat public mais la réalité objective des résultats électoraux s’impose : nous nous allions avec ceux qui nous permettent d’aller le plus loin dans la mise en oeuvre du projet que nous portons. Poser des ukases, cela fait courir le risque de devoir se dédire demain et d’alimenter ainsi le dégoût de la politique. Tous les jours, des élus du MR doivent justifier leur alliance avec la N-VA alors qu’ils avaient dit le contraire avant les élections.

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