L’homme de la réunification allemande

, cet Européen convaincu. © REPORTERS

L’ancien chancelier conservateur s’en est allé à l’âge de 87 ans. Il détenait le record de longévité à la tête de l’Allemagne d’après-guerre et restera le visionnaire d’une réunification inséparable de l’Union européenne.

“Je sais, disait Helmut Kohl, que Dieu existe et qu’il m’a pris sous sa protection. ” L’ancien chancelier chrétien-démocrate allemand, décédé le 16 juin dernier à l’âge de 87 ans, aurait pu ajouter : ” Au moins jusqu’en septembre 1998. ” Jusqu’à ce qu’il se fasse étriller aux élections législatives par son challenger social-démocrate, Gerhard Schröder. Et jusqu’à ce que le scandale des caisses noires de son parti, la CDU, vienne cruellement ternir sa stature d’homme d’Etat, celle de l’un des plus grands politiques de la fin du 20e siècle, entré dans les livres d’histoire pour avoir su gérer au mieux la réunification allemande et pour avoir battu, au pouvoir, le record de longévité de son mentor, Konrad Adenauer.

Les années suivantes, le député Helmut Kohl les aura passées seul, barricadé dans son ” sens de l’honneur “, poursuivi par la justice comme un vulgaire malfrat, critiqué par la presse et poignardé par ses amis politiques, y compris la secrétaire générale du parti d’alors, une certaine Angela Merkel. Triste sortie pour le ” chancelier bâtisseur “.

” Un vieux cheval de bataille ”

Etrange destin que celui de cet homme entier, amateur de panse de truie farcie à la palatine et affirmant n’avoir l’esprit taraudé, la nuit, que par l’envie d’aller ” piller le réfrigérateur “, mais qui rendit à l’Allemagne son visage et sa capitale historique, Berlin, au sein d’une Europe unie. Eloignant un peu plus, au passage, le souvenir de la période nazie. A la fin de son règne, Helmut Kohl aimait se comparer à un ” vieux cheval de bataille “, puissant et expérimenté, que la peur n’empêchait pas d’avancer. Mais l’image qui lui convenait le mieux, et qui fut utilisée dans l’une de ses affiches électorales, fut celle de l’éléphant. Comme l’auguste pachyderme, l’ancien chancelier allemand était un colosse, d’1m93 pour au moins 130 kilos – son poids était, de son propre aveu, un ” secret d’Etat “. Un formidable animal politique, instinctif et tenace, doté d’une mémoire formidable, et qui grimpa une à une, patiemment mais à coups de massue, les marches du pouvoir.

Incarnation de la classe moyenne allemande, provinciale, chrétienne et conservatrice, Helmut Kohl mit bien du temps à rencontrer son destin. A endosser les habits du ” géant noir “, selon l’un des surnoms dont il fut affublé, en allusion à la couleur de la CDU et à un produit de lessive, le ” géant blanc ” qui lavait ” plus blanc que blanc “. Pour ce faire, il lui fallut d’abord adhérer au Parti chrétien-démocrate, en 1947, dès l’âge de 17 ans. Payer ses études de doctorat d’histoire contemporaine en travaillant comme ouvrier fraiseur chez BASF, avant de faire son entrée, à 25 ans, au comité directeur de la CDU du Land de Rhénanie-Palatinat. Etre élu député à la Diète de Mayence et être propulsé, en 1969, à la tête du gouvernement régional. Puis accéder à la présidence du parti, en 1973.

Battu in extremis par le social-démocrate Helmut Schmidt dans la course à la Chancellerie, en 1976, il est même contraint, en 1980, de laisser à Franz Josef Strauss, la figure historique de la CSU, le pendant bavarois de la CDU, le soin de porter les couleurs des unions chrétiennes-démocrates. ” Cet homme est totalement incapable, assure alors le ‘taureau de Bavière’. Il lui manque la force de caractère, les qualités intellectuelles et politiques. Croyez-moi, Helmut Kohl ne sera jamais chancelier. A 90 ans, il écrira ses mémoires, intitulés J’ai été pendant 40 ans candidat à la Chancellerie. Leçons et expériences d’une époque amère. ”

Cette critique ne fut pas isolée. Tant s’en faut. Même après son accession à la Chancellerie, en 1982, à la faveur d’un retournement d’alliance du parti libéral FPD, il eut bien du mal à convaincre qu’il n’était pas le personnage pataud et sans envergure que brocardait l’intelligentsia. ” Il serait préférable qu’on le croie incompétent parce qu’il se tait, plutôt qu’il nous le confirme en prenant la parole “, lâcha un jour le patron du syndicat IG Metall. ” Comparé au chancelier Kohl, l’éléphant dans un magasin de porcelaine est une vraie ballerine “, fustigea Hans-Jochen Vogel, un des ténors du Parti social-démocrate. Certaines de ses bévues furent, il est vrai, mémorables. Comme lorsqu’il compara les talents de Mikhaïl Gorbatchev, aux débuts de la perestroïka, à ceux de Joseph Goebbels, le ministre de la propagande de Hitler. Ou qu’il répondit aux chômeurs que ” l’Allemagne n’est pas un parc de loisirs “.

Rendez-vous avec l’Histoire

Mais Helmut Kohl était animé, selon ses propres termes, d’une foi ” indestructible “. Persuadé, selon la formule de son mentor, l’ancien chancelier chrétien-démocrate Konrad Adenauer, que ” même en politique, il n’est jamais trop tard “. La chance, d’ailleurs, finit par tourner. Le 9 novembre 1989, il a rendez-vous avec l’Histoire. Ce jour-là, le ” mur de la honte “, qui coupait, depuis 28 ans, Berlin, l’Allemagne et l’Europe en deux, vole en éclats. L’événement est une aubaine pour le chancelier, dont les heures semblaient comptées. ” Le moment, avoue-t-il, est venu pour moi de définir une vision historique. ” Helmut Kohl prend les affaires en main. Et impose à l’Allemagne le rythme d’une union monétaire puis politique menée tambour battant. ” Nous nous aventurions en terrain inconnu “, a-t-il écrit plus tard. Au grand dam de la Bundesbank, c’est lui qui décide le fameux ” un contre un “, le remplacement du mark est-allemand à parité avec le glorieux Deutsche Mark. Et arrache au Kremlin l’adhésion de l’Allemagne réunifiée à l’Alliance atlantique.

Le 1er octobre 1990, à peine 330 jours après la chute du Mur, une foule compacte célèbre, devant le Reichstag, l’acte de naissance d’une puissance de 80 millions d’habitants. Une nation décomplexée, qui reconnaît sa responsabilité dans l’Holocauste et retrouve sa capitale historique, Berlin. Helmut Kohl triomphe. Il devient, comme le baptise le magazine américain Vanity Fair, ” King Kohl “. A savoir ” l’homme jouant le rôle le plus important au monde dans la création d’un nouveau système politique porteur de succès “.

Le processus d’absorption des cinq Länder de l’Est, véritablement titanesque, est étroitement lié à la construction européenne. Pour le chancelier allemand, les deux chantiers ne sont rien d’autre que ” les deux faces d’une même médaille “. Sans la seconde, la première n’aurait tout simplement ” jamais pu voir le jour “. ” Nous n’allons pas bien ensemble, a un jour écrit l’ancien leader de Mai 68 et député européen Daniel Cohn-Bendit. Pourtant, Helmut Kohl demeurera pour moi l’homme qui aura su prendre position. Cela restera toujours à mes yeux son mérite historique, d’avoir inséré solidement dans l’intégration européenne la réunification allemande. ” ” Il était l’essence même de l’Europe, a déclaré lors d’un hommage Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, un autre vétéran de la construction européenne.

Patriote, Helmut Kohl l’était. Mais pas nationaliste. C’était un Européen convaincu, qui contribua à ériger la ” maison Europe “, celle du marché unique et du traité de Maastricht. ” Il n’y a pas d’alternative à l’unification européenne “, disait-il. L’homme n’appréciait guère la gestion des affaires courantes, ni l’économie. Et même s’il imposa, contre vents et marées, une monnaie unique à une population viscéralement attachée au mark, l’Union européenne n’était pas, à ses yeux, une affaire de déficits et de maîtrise de l’inflation. ” L’Europe est une question de guerre et de paix au 20e siècle. Nous, Allemands, avons besoin de l’Europe plus que tous les autres, afin de ne pas être de nouveau poussés par un destin singulier. ”

Le chancelier savait de quoi il parlait. Un de ses oncles fut tué durant la Première Guerre mondiale, son frère aîné tomba pendant la Seconde. Lui-même fut contraint de prêter serment au Führer, à l’âge de 15 ans, avant d’errer, pour retrouver ses parents, dans un pays dévasté par les bombes. Une expérience ” de la mort et de la destruction ” qui explique pour une large part sa volonté de consolider le couple franco-allemand. Son amitié avec le socialiste François Mitterrand fit le reste. L’image demeure dans toutes les mémoires : deux hommes photographiés de dos, main dans la main, devant le monument aux morts de Verdun.

En 16 années de pouvoir, Helmut Kohl s’est assuré une place de choix dans les livres d’histoire. Mais l’homme a raté sa sortie. Sûr de lui jusqu’à la présomption, persuadé qu’il ne ferait qu’une bouchée des ” souris ” qui convoitaient son poste, il n’a pas su raccrocher les gants. Sa cinglante défaite aux élections de septembre 1998, ” difficile à avaler “, a écorné le mythe. Le scandale du financement de la CDU s’est ensuite chargé de lui porter l’estocade. ” Naguère fêté, aujourd’hui chassé “, a-t-il résumé. ” J’ai investi dans le travail de mon parti 2,1 millions de marks de dons sans les inscrire dans les bilans et donc enfreint la loi sur le financement des partis politiques. Je regrette cette faute. Ma conduite m’a valu bien des horions “, a-t-il expliqué, se refusant, tout au long de la procédure, à révéler les noms des généreux donateurs. En l’espace de quelques semaines, l’homme de la réunification a repris ses habits de petit fonctionnaire de parti, provincial et entêté, qui plus est muré dans son silence et ses certitudes.

Une sortie ratée

Le premier chancelier de la République fédérale battu par les urnes n’a par la suite plus occupé sur l’échiquier politique allemand, comme simple député, de rôle à la mesure de son passé, et a quitté la vie politique il y a 10 ans. On ne l’a plus écouté. On ne l’a plus suivi. Meurtri, sacrifié par son parti et lâché par les siens, affecté par le suicide de sa femme Hannelore, atteinte d’une maladie rarissime, Helmut Kohl s’est fait discret. D’autant plus qu’une fracture de la hanche, en 2009, doublée d’un accident vasculaire cérébral, l’avait depuis cloué dans un fauteuil roulant.

Ces dernières années, il aura toutefois brisé son silence par intermittence en émettant publiquement des doutes sur la manière dont l’actuelle chancelière – et ancienne collaboratrice – Angela Merkel a géré la crise de la dette dans la zone euro. L’an dernier encore, alors qu’il vivait reclus et affaibli dans sa maison d’Oggersheim, il a semblé faire une ultime provocation à la chancelière en recevant le Premier ministre hongrois, le très contesté Viktor Orban, qui a fermé ses frontières aux réfugiés syriens et n’hésite pas à critiquer la politique d’ouverture d’Angela Merkel.

PIERRE-ALAIN FURBURY (AVEC V. DE F.) / LES ÉCHOS (19/06/2017)

En 16 années de pouvoir, Helmut Kohl s’est assuré une place de choix dans les livres d’histoire. Mais l’homme a raté sa sortie. “

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