L’appel des cimes

© PG

Ailefroide, c’est une face nord de 3.954 mètres à pic au coeur du massif des Ecrins. Au pied du mur de granit, les yeux des alpinistes se lèvent pleins d’appétit. Pour l’adolescent qu’était Jean-Marc Rochette à la fin des années 1960, c’était surtout une revanche sur un quotidien rarement rose dans un foyer que la guerre d’Algérie a privé prématurément de père. De sa mère, le dessinateur partage le souvenir d’une femme froide, dure et triste, mais lui dédie toutefois cet album autobiographique. Quand l’adolescence fait rage, les Alpes apparaissent vite comme une cour de récréation faite de défis et de risques. Quand on a 14 ans, on ose tout. Certains veulent une mobylette, d’autres goûter aux plaisirs interdits. Jean-Marc Rochette, lui, c’est aligner les sommets qui le maintient en vie.

Et je n’avais qu’une idée en tête : monter. Monter tout en haut.

Ailefroide se compose comme une trajectoire – vers les sommets – mais aussi comme une somme de leçons de vie. Initié à l’alpinisme par des amis, le jeune garçon va être littéralement appelé par les sirènes des cimes. Arrivé là-haut, on s’assied, on admire et on se sent invincible. Rochette l’écrit, se rappelant une ascension du col de la Temple (3.300 mètres) : ” On a pris le soleil en pleine tête, la terre était à nos pieds, deux petits immortels contemplant d’égal à égal la face du monde “. L’alpiniste-dessinateur rend également hommage aux pionniers. Ce n’est pas dans les pages des bandes dessinées que le co-créateur de la série d’anticipation Le Transperceneige rêvasse, mais bien dans les topos de montagne. Précis descriptifs dont il jalonne les marges de son récit, ces relevés d’ascension sont autant de guides pour celles et ceux qui veulent braver le roc que des romans d’aventures réservés aux initiés qui peuvent en saisir la poésie. Les lire, c’est déjà les escalader en quelque sorte.

Cette relation ” d’égal à égal ” s’effrite le jour où la nature reprend ses droits, quand la montagne devient un cimetière à ciel ouvert, ne pardonnant pas la minute d’inattention, engloutissant celui qui n’aura pas planté ses crampons de fer dans le glacier ou celui qui aura voulu le défier seul. Rochette en a perdu des amis et des connaissances. Si le vainqueur des sommets échappe alors à la réalité, la chute peut être fatale. ” J’ai un ami qui a écrit dans une lettre : ‘En haut tout est propre. En bas, tout est dégueulasse’, explique l’auteur. Il ne voulait pas vivre ‘en bas’, dans ce contexte-là. Il en est mort à 17 ans. ” Les villages alpins conservent en eux ces histoires d’amours douloureuses avec la montagne. ” C’est la vie et on en paye le prix, estime Jean-Marc Rochette. On l’appelle ‘la déesse blanche’ en oubliant parfois qu’elle a son fils mort à ses pieds. C’est une rapport très curieux. La chute est aussi très curieuse. On passe de l’éternité du corps glorieux au corps fracassé. ” L’auteur en a connu une particulièrement formatrice. Au pied d’Ailefroide justement, il manque de tuer son compagnon de cordée, alors que tous deux glissent sur le glacier. Dans les lentes secondes où il lâche prise, une pensée lui vient : ” Je ne deviendrai jamais un grand dessinateur. (…) Au moment de mourir, c’est le dessin que je regrette “.

La leçon ainsi donnée, Jean-Marc Rochette, toujours grimpeur, regarde les sommets avec plus de distance. Ailefroide reste son oeuvre inachevée. ” Mais pas forcément un échec, précise-t-il. C’est une leçon de vie. J’aurais pu le faire plusieurs fois. Je crois surtout que j’étais prêt à ne pas le faire. C’est un renoncement plus qu’un échec. A chaque fois que je passe au pied avec les copains, cela devient sujet à plaisanterie. ”

Sculpteur et peintre également, cet admirateur de Soulages et Soutine dessine les montagnes à coups de pinceau d’un noir franc, où la couleur apporte la lumière. L’abstraction surgit dans les chutes, dont l’ultime est terrifiante. Au fil des pages, l’horizon devient vertical. Au sommet, le bonheur, comme le panorama, est horizontal.

Jean-Marc Rochette, ” Ailefroide – Altitude 3954 “, éditions Casterman, 296 pages, 28 euros.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content