L’amour et la passion en héritage

© PG/PHILIPPE SCHAFF

Le 24 février 2003, Bernard Loiseau, chef tri-étoilé à Saulieu en Bourgogne, s’est donné la mort avec son fusil de chasse. Quinze ans plus tard, sa veuve, Dominique, poursuit le rêve de toute une vie. Faire du Relais Bernard Loiseau et des autres établissements du groupe coté en Bourse des endroits d’excellence et de plaisir pour les clients.

Le 24 février 2003 après le service du midi, Bernard Loiseau quitte son restaurant et rentre chez lui dans la belle maison de maître du centre-ville. Il s’enferme dans sa chambre, comme il en a l’habitude, pour sa sieste de l’après-midi, et se donne la mort avec son fusil de chasse. La France est sous le choc face au départ soudain de ce chef hautement médiatique.

Son suicide va faire couler beaucoup d’encre. Les uns accusent le Guide Michelin, lequel avait pourtant assuré le chef du maintien de ses trois étoiles. Les autres, le Guide Gault&Millau qui venait de rétrograder la note du restaurant. D’autres encore croient savoir que des montagnes de dettes sont à l’origine de cet acte désespéré. Cette explication ne résiste pas à l’examen des comptes du groupe Bernard Loiseau.

Le chef tri-étoilé repose désormais dans le petit cimetière de Saulieu, près de l’hôtel-restaurant qui aura fait sa réputation. Il a laissé derrière lui, une veuve, Dominique, et trois enfants : Bérangère, Bastien et Blanche. Quinze ans plus tard, Dominique Loiseau continue, inlassablement, l’oeuvre de son mari. Elle est d’ailleurs incapable de s’intéresser à autre chose. ” La nuit de la mort de mon mari, j’ai pensé à ce que nous devions faire, confie-t-elle dans un petit salon du Relais Bernard Loiseau. Je n’ai pas hésité une seconde. Il m’est apparu impossible d’arrêter le mouvement dans lequel nous étions. Le Relais & Châteaux était tout neuf et le restaurant venait de se voir confirmer sa troisième étoile. Je voulais essayer de continuer. A dire vrai, il n’y avait aucune raison d’arrêter. Le personnel n’était pas devenu moins bon d’un seul coup et en fin de compte, avec le recul, il n’en manquait qu’un seul membre. Je les ai laissés faire car dans ces moments-là, tout le monde donne encore plus. Nous n’avons pas fermé un seul jour. ”

Deux phrases m’ont particulièrement aidée dans ces temps-là : seul le travail ne déçoit pas et c’est une force pour une femme que de savoir vivre seule.

Vivre à Paris

Et voilà, en ce mois de février 2003, la petite fille de l’Est propulsée à la tête d’un groupe de restauration coté en Bourse. Une trajectoire qu’elle n’aurait jamais imaginée. Dominique Loiseau voulait vivre à Paris et y rester. Détentrice d’une maîtrise en biochimie/microbiologie de l’Université de Strasbourg, on lui conseille, en tant que femme, de se tourner vers le professorat. Elle monte alors à Paris pour obtenir un certificat d’aptitude professionnelle à l’enseignement technique (Capet) et décroche, en même temps, un poste de maître auxiliaire dans le Lycée Technique Hôtelier Jean Drouant dans le 17e arrondissement.

” Je suis issue d’une famille modeste, mes parents étaient ouvriers, raconte-t-elle. Je me suis payé mes études et pour une jeune fille, c’était dur à l’époque, surtout quand je voyais des copines profiter de la vie. Mais j’ai tenu bon. Deux phrases m’ont particulièrement aidée dans ces temps-là : seul le travail ne déçoit pas et c’est une force pour une femme que de savoir vivre seule. Elles se retrouvaient dans tous mes agendas. ”

Avec le recul, ces phrases sont évidemment lourdes de sens. Son Capet en poche, elle est certifiée en 1978 professeur de sciences appliquées à l’alimentation et à l’hygiène des aliments dans le même établissement. Et pour donner encore plus de sens à ses cours, elle décroche aussi son certificat d’aptitude professionnelle de cuisine. Elle enseignera pendant sept ans avant d’accepter un travail de journaliste dans un magazine professionnel appelé L’hôtellerie. Car à ses heures perdues, la jeune femme écrit aussi des livres spécialisés. Une demande inattendue de son rédacteur en chef, la couverture du Trophée des Sources à Vichy à la fin de l’année 1986, va faire basculer sa vie car elle va y croiser un jeune chef brillant : Bernard Loiseau, qui officie au restaurant La Côte d’Or à Saulieu. Elle est charmée.

Mais les choses ne vont pas se mettre en place si rapidement. D’autant que le chef est débordé et ne vit que pour sa cuisine. ” Je ne venais que le week-end, explique-t-elle. Et puis, je retournais à Paris. Même quand nous nous sommes mariés, d’abord à l’église et presqu’un an plus tard, devant le maire, il vivait à Saulieu et moi à Paris. Quand Bérangère est née en 1989, j’ai continué à faire les déplacements mais cela est vite devenu compliqué. Et au début de l’année 1990, j’ai quitté mon job à Paris et je suis venue m’installer à Saulieu. Au début, je ne me sentais pas qualifiée pour travailler ici. Et puis, l’endroit n’était pas très joli : il y avait le resto et quelques chambres. Les travaux ont tout changé. Nous avons démoli l’ancienne cuisine, construit trois nouvelles salles à manger et racheté l’hôtel-restaurant voisin pour y mettre la nouvelle cuisine et, plus tard, les bureaux et la boutique. J’ai fini par trouver ma place car les réunions de chantier et le suivi, cela n’intéressait pas Bernard. Et nous n’avons réellement achevé l’établissement comme nous l’avions rêvé avec de belles chambres, un magnifique jardin et un spa qu’au début des années 2000. ”

Le client au centre des préoccupations

Aujourd’hui, le Relais Bernard Loiseau, nouveau nom de La Côte d’Or, est à l’image du personnage. Il n’y a aucune moquette, que de la pierre et du bois. Dans le style rustique et élégant avec tout le confort moderne dans les chambres. ” C’est toujours son établissement, murmure Dominique Loiseau. Je l’aime cette maison. J’y suis heureuse. Je me rends compte, et c’est sans doute paradoxal de dire cela, de la chance que j’ai. Je peaufine ma maison. Cet endroit, c’est ma vie. Cela ne s’explique pas. Et pour tout vous dire, je n’ai même pas de place pour un homme… Nous l’avons faite ensemble, Bernard et moi. Elle n’a pas changé dans le fond. C’est un endroit chaleureux. Nous n’avons jamais fait dans le guindé. Bernard ne l’aurait pas accepté. L’excellence qu’il revendiquait se trouve ailleurs. Dans la qualité de l’assiette évidemment mais aussi dans le souci de l’accueil et du détail. Le client est ma seule préoccupation et toutes les décisions que je prends vont dans ce sens. Et je recadre parfois le personnel pour qu’il prenne les décisions de la même manière. Ce lieu est à l’image de mon mari : chaleureux, franc, simple et direct. Bernard était un homme convaincu et convaincant. ”

Dominique et Bernard Loiseau,           fêtant en 1991 leur 3e étoile au Guide Michelin.
Dominique et Bernard Loiseau, fêtant en 1991 leur 3e étoile au Guide Michelin.© BELGAIMAGE

Au décès de Bernard Loiseau, Dominique demande à Patrick Bertron, son second, de reprendre la cuisine. Un Breton aussi timide que son ancien patron était exubérant. Il va permettre à la maison de garder ses trois étoiles jusqu’en… 2016. Cette perte de la récompense suprême a fait du mal à Dominique Loiseau. Aujourd’hui, elle relativise.

” Ils nous ont dit qu’il n’y avait plus assez d’émotions chez nous. Franchement, je ne sais pas où ils ont été pêcher cela… Récupérer la troisième étoile est toujours un objectif. Et c’est logique : il faut une dynamique en cuisine. Si on ne vise pas cela, que vise-t-on alors ? Mais je ne vais pas me rendre malade, comme Bernard, pour cela. Mon but est que nous soyons bons partout et tout le temps et de faire plaisir aux clients. Assez curieusement, ils ne me parlent pas d’étoiles. Nous avons beaucoup de gens qui viennent ici pour célébrer un moment important de leur existence. S’ils sont contents, peu leur importe que nous ayons deux ou trois étoiles. En même temps, les guides Michelin et Gault&Millau ne sont plus seuls et ne font plus la pluie et le beau temps. Le public, grâce à Internet, a d’autres façons de s’informer. Imaginez qu’il n’y a pas si longtemps, pour savoir à quoi ressemblait la salle d’un restaurant, il fallait lire le Gault&Millau. En même temps, je suis, à la limite, plus connue que le chef. Il faut parfois pousser Patrick à être plus médiatique. Mais il connaît son métier et fait comme il a envie. Il a toute ma confiance. Je ne mêle pas de la cuisine, même s’ils me font goûter et valider les nouvelles créations. Je n’ai quasiment jamais rien à redire. Le chef, c’est lui… ”

Cet endroit, c’est ma vie. Cela ne s’explique pas. Et pour tout vous dire, je n’ai même pas de place pour un homme…

Quatre étoiles au Michelin

Dominique Loiseau, décorée de la Légion d’Honneur par Nicolas Sarkozy en 2008, est devenue l’âme de la maison de son mari. Les clients la reconnaissent et viennent la saluer. Elle est d’ailleurs présente en salle le midi ou le soir voire le matin au petit-déjeuner servi dans l’ancienne salle de restaurant désormais classée. A presque 65 ans (elle ne les fait pas du tout), elle est à la tête de Bernard Loiseau SA, un groupe coté sur Euronext Growth (ancien Alternext) qui comporte le vaisseau amiral de Saulieu mais aussi Loiseau des Ducs à Dijon (une étoile), Loiseau des Vignes à Beaune (une étoile aussi), la Part des Anges, un bar à vin à Dijon et Loiseau Rive Gauche, l’ancien ” Tante Marguerite ” ouvert à Paris du temps de Bernard. Suivant le dernier bilan disponible, au 1er janvier 2017, Bernard Loiseau SA employait 111 personnes pour un chiffre d’affaires de 9,324 millions d’euros. L’année dernière, le groupe a aussi ouvert La Villa Loiseau des Sens à l’arrière du relais. Un spa ultramoderne de 1.500 m2 sur quatre niveaux doublé d’un resto au concept santé-plaisir qui fait la part belle aux produits bios. Un investissement de 6 millions d’euros.

” Un investissement consenti par emprunt, explique Dominique Loiseau. Nous avons de la trésorerie et donc les banques nous font confiance. L’entrée en Bourse était un choix de Bernard qui y voyait l’opportunité de financer les investissements nécessaires sans s’endetter. Avant, il avait cherché un partenaire mais personne ne s’était présenté. Quand il est décédé, certains ont dû se dire qu’ils auraient dû. J’ai 56 % des actions et 68 % des droits de vote. Le reste est dilué auprès de milliers de petits porteurs. Personne n’a jamais voulu accumuler les actions. De toute manière, personne ne croyait dans notre entrée en Bourse mais nous sommes tellement atypiques que nous avons réussi. La cotation s’est arrêtée une semaine au décès de Bernard. Après, la valeur de l’action n’a guère bougé. Pas même quand nous avons perdu la troisième étoile. Nos actionnaires sont contents d’avoir du Loiseau même si nous ne distribuons pas de dividende chaque année. ”

Dominique Loiseau habite toujours la belle maison de la rue Gambetta à Saulieu. Elle ne pourrait pas vivre ailleurs, même si elle a gardé son petit appartement parisien. Elle s’y sent bien et son jardin est sa fierté. Ses enfants suivent, selon des trajectoires différentes, les pas de leur père. Bérangère, l’aînée, est responsable marketing du groupe Loiseau. Bastien a terminé l’Ecole hôtelière de Lausanne, spécialisée dans la gestion. Enfin, Blanche est la prochaine cheffe de la famille. C’est le portrait craché de son papa : elle ne vit que pour la cuisine. ” Elle vient de terminer ses études à l’Institut Paul Bocuse, conclut Dominique Loiseau. Elle doit encore écrire sa thèse. C’est une bosseuse. Très branchée sur le relationnel comme son papa. Elle cherche une maison où commencer. Bastien, aussi, après une expérience parisienne avec un copain. Ils doivent faire leurs preuves avant de revenir ici. Nous y verrons plus clair dans cinq ou six ans. Dans la restauration, il ne faut plus faire de plan à long terme. Il faut constamment ajuster. Et nous, les femmes, avec notre intuition féminine, nous sommes douées pour cela. Et puis, j’ai hérité du bon sens paysan de mon grand-père. Bernard était comme cela aussi. Nous avions la même façon de voir les choses. Je suis persuadée que des endroits comme le nôtre, un peu excentrés, ont un bel avenir. De plus en plus de gens vont avoir envie de se déconnecter. ”

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