Jacob Wallenberg: “Jamais personne n’applaudit lorsque l’on réalise un beau coup”

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Jacob Wallenberg est considéré comme l’homme d’affaires le plus puissant d’Europe. Il est à la tête du célèbre empire suédois Wallenberg, qui représente quelque 600.000 emplois et contrôle une kyrielle d’entreprises de premier plan. Trends-Tendances l’a rencontré.

C’est dans une maison majestueuse, mais anonyme, située dans le centre de Stockholm qu’a élu domicile Investor AB, le principal véhicule d’investissement de la famille Wallenberg, coté en Bourse. Grâce à Investor, dont Jacob Wallenberg, âgé aujourd’hui de 61 ans, assure la présidence, la famille imprime sa marque sur les joyaux industriels suédois comme Atlas Copco, ABB, Electrolux, Ericsson, SKF, Saab, SAS, Stora Enso, AstraZeneca et Mölnycke. Ces sociétés représentent des centaines de milliards d’euros. Et pour bien illustrer de quel bois est faite la famille Wallenberg, précisons que le diplomate Raoul Wallenberg sauva la vie de dizaines de milliers de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Les intérêts de la famille sont par ailleurs verrouillés dans des fondations qui reversent chaque année une petite fortune au profit de la recherche et du développement en Suède. Rien d’étonnant donc à ce que la dynastie Wallenberg jouisse d’une telle renommée en Suède et dans la région, surpassée uniquement par la famille royale.

JACOB WALLENBERG. Le marché domestique suédois étant assez restreint, nos entreprises doivent très tôt s’étendre à l’international. Saviez-vous par exemple que les premières entreprises à s’implanter au Mexique dans le sillage des Espagnols étaient suédoises ? Même chose en Australie : les Britanniques ont été suivis de près par les Suédois. Dans un petit pays, l’unique façon pour une entreprise de survivre à long terme est de sortir du lot. Voilà pourquoi les entreprises avec lesquelles nous collaborons doivent être animées par la volonté de conquérir la première place mondiale.

Profil

– 13 janvier 1956: naissance à Stockholm

– 1981: MBA, the Wharton School, University of Pennsylvania (Etats-Unis)

– 1984 : intègre le groupe bancaire SEB (Suède)

– 1998 : directeur d’Atlas Copco (Suède) (jusqu’en 2012)

– 1999 : vice-président d’Investor (Suède)

– 2005 : président du conseil d’administration d’Investor

Vous leur témoignez toujours un soutien sans faille ?

Nous croyons dans un actionnariat à long terme. Et je ne vous parle pas de cinq ans. Notre plus ancienne participation remonte à 161 ans, dans la banque SEB fondée par notre ancêtre André Oscar Wallenberg. Vous trouverez encore d’autres entreprises dans lesquelles nous avons une participation depuis environ un siècle. Nous désirons être des actionnaires engagés, avoir une place autour de la table du conseil d’administration et peser sur les discussions. L’intérêt de la société prime cependant toujours. C’est ainsi que nous cédons parfois des activités ou participons à des fusions : Asea et Brown Boveri (devenues ABB, Ndlr), Stora et Enso ou encore Astra et Zeneca. Nous ne sommes plus les seuls maîtres à bord, mais nous devons l’accepter.

Lorsque les Wallenberg vendent des actifs, la Suède en tressaille presque.

C’est vrai. Ce fut le cas avec Scania, que nous avons cédée à Volkswagen en 2000 parce que nous estimions que la société serait mieux à même d’évoluer sur le long terme au sein d’une structure plus grande. A tort ou à raison ? Ce n’est jamais évident. Vous prenez une décision sur la base d’une analyse approfondie et vous agissez en fonction. Jamais personne n’applaudit lorsque l’on réalise un beau coup. Mais quand ça se passe mal, la critique fuse. Et c’est normal au final. Notre rôle consiste à créer de la valeur pour nos actionnaires, et non pas à rassembler des entreprises en une sorte d’empire suédois traditionnel.

La famille Wallenberg représente pas moins de 600.000 emplois.

Je ne le perçois pas comme un accomplissement personnel, mais comme une responsabilité. Je me suis toujours efforcé de mettre en place un processus susceptible de créer des entreprises plus concurrentielles capables de croître sainement. Et c’est tant mieux si cela peut aboutir à la création d’emplois supplémentaires. Toutefois, je n’ai jamais fait des affaires dans cet unique objectif. En misant uniquement sur la création d’emplois, j’agirais comme le précédent gouvernement français. Or je sais, moi, que ce n’est pas ainsi que les choses fonctionnent.

Être un actionnaire influent n’offre aucune garantie de succès. Au contraire. Vous pouvez détruire des entreprises par excès d’arrogance.

” D’abord la Suède “. Est-ce là la règle d’or de la famille Wallenberg ?

Uniquement pour nos fondations. Lorsqu’il s’agit de nos entreprises, nous investissons principalement dans les pays nordiques, et 80 % en Suède. Elles ne sont donc pas forcément suédoises, mais nous sommes bien sûr plus familiers avec la mentalité suédoise. Quand nous rachetons des entreprises françaises, italiennes ou belges, nous sommes confrontés à une autre culture et d’autres traditions. Pour vous mesurer au monde, il faut d’abord bien connaître vos troupes.

Comme en Allemagne, les syndicats sont représentés dans les conseils d’administration. Quel regard portez-vous dès lors sur des pays comme la Belgique ou la France, où les relations sont plus tendues ?

La société suédoise est assez dérégulée et les syndicats y jouent un rôle central. La relation syndicat-patronat est fondée sur la volonté commune de développer des entreprises. Par conséquent, les syndicats participent au développement stratégique de l’entreprise. La plupart des représentants syndicaux sont très qualifiés et dotés d’une grande intelligence. Ils ont généralement conscience qu’une entreprise qui implose signifie la perte d’emplois, et donc que des mesures s’imposent pour garantir la survie de l’entreprise. Aussi accompagnent-ils souvent la direction sur le site d’une usine qui doit fermer, même s’ils y ont eux-mêmes travaillé auparavant.

De toute évidence, la mentalité scandinave diffère de la méditerranéenne. Notre société privilégie le consensus, en essayant d’éviter les conflits. Tout le monde comprend quels sont les ingrédients de la réussite. Il ne faudrait pas oublier qu’en 1965, la Suède figurait en deuxième position dans le classement des pays avec la meilleure qualité de vie : après la guerre, nous avions pu poursuivre la production de biens et ainsi contribuer à la reconstruction du monde. Cette situation a favorisé le développement robuste des entreprises suédoises. Cela étant, les socialistes se sont lancés dans une expérimentation de grande ampleur dans le milieu des années 1960, réduisant à néant notre belle prospérité en l’espace d’à peine 20 ans. Dans le classement des 15 pays pour lesquels l’OCDE tenait des statistiques relatives à la qualité de vie, la Suède passa de la 2e à la 14e place.

Nous avons alors à nouveau changé notre fusil d’épaule et adhéré à l’Union européenne, dans une posture très protectionniste. Les entreprises étrangères n’avaient par exemple pas le droit de racheter des entreprises suédoises. Quand je me rendais à l’étranger et que je souhaitais emporter plus de 100 dollars, il me fallait la permission de la banque centrale. La banque centrale contrôlait même la croissance annuelle des banques. Et le président de la ligue socialiste des femmes voulait aller jusqu’à interdire les antennes paraboliques de façon à éviter que la population ne puisse obtenir des informations erronées. C’était en 1982. Nous étions le pays le plus étroitement contrôlé par les autorités de ce côté-ci du Rideau de fer. Joli contraste par rapport à aujourd’hui : la Suède est à présent le pays le plus dérégulé de la zone OCDE. Voilà l’explication de la formidable croissance de notre pays.

Néanmoins, à l’image de la Belgique,

la population suédoise est lourdement taxée.

Question de perspective. La Suède affiche peut-être le troisième taux d’imposition des personnes physiques le plus élevé du monde, mais nous avons supprimé l’impôt sur la fortune, les droits de succession et de donation. Sur l’ensemble d’une vie, donc, le niveau d’imposition est comparable à celui de bon nombre de pays tels que les Etats-Unis. Il y a 20 à 30 ans, énormément d’entrepreneurs ont mis le cap sur l’étranger, à l’instar d’Ingvar Kamprad, le fondateur d’Ikea, ou de Stefan Persson, le créateur de H&M. Tous ont fini par revenir. D’autres, comme les fondateurs de

Spotify, sont partiellement rentrés au pays.

La Suède offre un environnement beaucoup plus attrayant. Sauf que peu le savent en dehors des frontières de la Suède. Les Américains pensent encore que nous sommes toujours cette société socialiste des années 1960 et que rien n’a changé.

La grande différence entre la Belgique et la Suède est que nous ne disposons pas d’un acteur dominant comme

les Wallenberg, qui chapeautent toute

l’industrie suédoise. Nous avons vendu énormément d’entreprises à des acteurs étrangers.

Vous avez entièrement raison. Vu notre poids dans l’actionnariat, nous pouvons imposer des exigences à nos entreprises. Cela dit, je tiens à préciser qu’être un actionnaire influent n’offre aucune garantie de succès. Au contraire. Vous pouvez détruire des entreprises par excès d’arrogance. Ce qui a toujours été important, encore aujourd’hui, c’est que nous gérons nos entreprises dans le but de devenir leader mondial. Nous les incitons à mettre l’accent sur la R&D, une exigence capitale pour garantir un développement à long terme. Pour cela, il vous faut les meilleurs, les Ronnie Leten de ce monde (ancien Manager néerlandophone de l’Année en 2013, Ronnie Leten a été le CEO d’Atlas Copco jusqu’en avril 2017, avant de devenir le président d’Electrolux et d’Epiroc, cette dernière étant née de la scission d’Atlas Copco, Ndlr), et vous devez les soutenir pleinement. Nous sommes des actionnaires influents, et tout cela a l’air très joli de prime abord, mais ce n’est pas la raison principale qui fait le succès de toutes ces entreprises. Leur réussite, elles la doivent aux Leten de ce monde.

Comment faites-vous pour conserver une vue d’ensemble ?

A nouveau, grâce à nos équipes. Ce serait mission impossible sans elles. La génération Wallenberg actuelle compte trois acteurs (Jacob Wallenberg, son frère Peter Junior et leur neveu Marcus forment la cinquième génération, Ndlr), et nous ne pouvons être partout. Nous avons donc constitué un réseau de personnes de confiance, des présidents et des CEO, des hommes d’affaires extrêmement proches avec lesquels nous discutons et échangeons des idées continuellement, et qui prennent des responsabilités en notre nom. Mon grand-père disait toujours qu’il n’existe pas d’entreprise qui ne puisse être sauvée par un seul individu, ni détruite par un seul individu. Etre bien entouré fait toute la différence.

Est-ce plus difficile pour quelqu’un comme Ronnie Leten de devenir CEO d’une entreprise suédoise ?

Aucun doute : il sera toujours plus difficile pour un étranger de devenir CEO dans ce pays. Après, si vous me posez la question, je pense que c’est toujours plus difficile pour un étranger, peu importe où vous vous trouvez. Cela rend la performance de

Ronnie encore plus impressionnante.

Le monde est rempli de tant d’incertitudes…

La situation politique me préoccupe. Il n’y a rien de pire pour un homme d’affaires que l’incertitude. Il en résulte un certain attentisme, même si je remarque que les entreprises recommencent progressivement à prendre des décisions d’investissement. Le Brexit est là, que cela nous plaise ou non, mais on voit déjà vers quoi on se dirige. Donald Trump est depuis un petit temps à la Maison-Blanche, et on commence à savoir quand il faut le prendre au sérieux. Poutine s’est quelque peu calmé, à l’instar de la Chine. La vie continue, mais je ne baisse pas la garde.

Diriez-vous que vous êtes pessimiste à l’égard de l’industrie européenne ?

Les grandes entreprises européennes que je connais resteront compétitives. Elles investissent dans des domaines pertinents et sont bien dirigées. Mais lorsque l’on en vient aux pays, ce n’est plus la même histoire. Les leaders européens sont trop mous. La Chine, la Russie et les Etats-Unis ont aujourd’hui des leaders forts à leur tête. Ces pays posent leurs revendications et font preuve de nationalisme. Reste à savoir comment l’Europe va se positionner face à cela. Nous ne pouvons plus nous reposer sur les Etats-Unis, notre partenaire de longue date. Nous devons prendre nos propres décisions pour notre avenir, trancher dans le vif et y aller franchement, comme les autres le font déjà.

Les entreprises avec lesquelles nous collaborons doivent être animées par la volonté de conquérir la première place mondiale

Atlas Copco a réagi de manière virulente face à la suppression des ” excess profit rulings ” comme avantage fiscal.

Il est temps d’arrêter ces petits jeux avec les grandes entreprises. Un pays européen, que je ne nommerai pas, a conclu un accord spécial avec une grande marque. Cela va

à l’encontre de la législation européenne. Ce n’est pas parce que vous êtes grand que vous avez le droit d’obtenir un avantage qui vous rende encore plus compétitif et

vous permette de supprimer les plus petits concurrents. Je crois au fair-play : les règles doivent être les mêmes pour tout le monde. Cela étant, nous sommes confrontés à un problème : en Europe, de nombreux secteurs doivent encore achever leur consolidation, alors que, contrairement aux Etats-Unis et à la Chine, elle est constituée de plusieurs pays plus petits. Lorsque des entreprises souhaitent fusionner en Europe, et risquent de devenir dominantes, on interdit la fusion. Par conséquent, l’Europe éprouve beaucoup de difficultés à créer des leaders mondiaux dans certains secteurs, là où la Chine et les Etats-Unis en ont. On va prendre des coups, et cela m’inquiète beaucoup.

En Belgique, une minorité seulement des plus de 55 ans est encore au travail.

(Très étonné) Vraiment ? Je ne connais personne de moins de 60 ans qui ne travaille pas. C’est intéressant, ça. Cela nous amène à la question politique la plus importante pour l’avenir. Avec l’avènement de la digitalisation et des machines, des emplois physiques vont rapidement disparaître. De plus en plus de personnes ne pourront plus exercer leur emploi actuel. Comment la société peut-elle remédier à cette situation ? C’est une question fondamentale pour les politiques tout particulièrement, car au bout du compte, tout le monde se tournera vers eux pour trouver des solutions. La société doit-elle accepter que l’on puisse prendre sa retraite à 55 ans ? Vous allez faire quoi ensuite ? Boire du rosé le restant de vos jours ? Je ne doute pas que cela puisse être très agréable pendant deux semaines, mais au-delà… Ce sont là des questions cruciales. La majorité des enfants qui naissent aujourd’hui vivront jusqu’à 90 ans voire plus. Ils vont faire quoi pendant 35 ans ?

On dit souvent de votre famille qu’elle est puissamment riche.

Il est certain que je ne suis pas pauvre, mais nous sommes surtout puissants, c’est vrai. Nous détenons beaucoup de responsabilités, et donc beaucoup d’influence.

Esse non videri, ou ” être sans être vu ” est la devise de votre famille.

On en donne toujours une interprétation tronquée. Ce que cette devise veut dire, c’est simplement qu’il faut travailler dur pour obtenir des résultats, sans fanfaronner.

L’écosystème Wallenberg

Les Wallenberg possèdent 15 fondations, parmi lesquelles deux sociétés d’investissement : Investor AB cotée en Bourse pour les grandes participations industrielles et FAN pour les participations minoritaires. Derrière Investor, on retrouve Patricia Industries qui englobe les entreprises de croissance sous contrôle total dans les pays nordiques et en Amérique du Nord. “Nous n’y détenons aucune participation, affirme Jacob Wallenberg. Je suis employé par ces fondations. Je perçois un salaire et des indemnités en qualité d’administrateur d’entreprises. Je me lève chaque matin avec l’idée que plus les entreprises réalisent de belles performances, plus Investor et FAN, et donc les fondations, recevront des dividendes, plus nous pourrons investir dans la recherche fondamentale en Suède. J’entends par là des recherches susceptibles de mener d’ici 20 ou 30 ans à un prix Nobel. Notre plus vieille fondation a été créée il y a un siècle par Knut Wallenberg et son épouse Alice. Ils écrivirent alors que nos actions devaient être bénéfiques pour la Suède. C’est aussi pour cela qu’en principe, notre soutien se limite aux universités suédoises. On parle de grosso modo 250 millions d’euros par an. Il reste à espérer que les bénéfices percolent vers la société dans son ensemble. Cet écosystème m’est très cher.”

Rêves de jeunesse

“J’ai passé plusieurs années dans l’armée, dans la marine plus précisément, et j’ai même envisagé d’y faire carrière, raconte Jacob Wallenberg. Je voulais aussi devenir médecin. Donc oui, j’ai réfléchi à plusieurs possibilités. Prendre la tête d’Investor et siéger dans des conseils d’administration n’était pas une voie qui allait forcément de soi pour moi, mais de fil en aiguille, c’est celle que j’ai fini par emprunter.”

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