Paul Vacca

Eloge de la “smart immobility”: “L’hypermobilité individuelle se mue en congestion”

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Paul Vacca, romancier et consultant, estime que malgré les nombreuses avancées en matière de mobilité, la fluidité semble toujours moins présente.

En 450 avant Jésus-Christ, Zénon d’Elée, mathématicien et philosophe, a livré plusieurs paradoxes concernant le mouvement. Parmi eux, il y a celui de la flèche. Il nous demande d’imaginer une flèche fusant d’un arc. En réalité, cette flèche est suspendue à une succession d’instants. Chaque instant étant un moment où le temps est arrêté, la flèche reste toujours immobile. Le mouvement est donc impossible. Il n’est qu’une illusion.

Absurde ? Évidemment. Mais c’est en poussant cette idée jusqu’à l’absurde – le principe de la reductio ad absurdum – que Zénon obligea les mathématiciens et les philosophes au fil des siècles à se dépasser pour prouver qu’il avait tort. Il révèle aussi la contradiction qui est inhérente à l’idée même de mouvement : un entre-deux permanent. Or, quelque 26 siècles plus tard, à l’ère numérique, cette contradiction semble encore terriblement actuelle. Jamais on n’a autant parlé mobilité – et même de smart mobility – mais le mouvement prend toujours plus des allures d’illusion. Dans nos villes, s’il n’y a jamais eu autant de moyens offerts pour se déplacer (transports souterrains, bus, trams, voitures, vélos, trottinettes, gyropodes, hoverboards et autres gyroroues qui donnent à ses utilisateurs des allures de Surfer d’argent), la fluidité semble en revanche toujours moins présente. Avec l’inflation de véhicules smart, la cité devient l’épicentre d’un mouvement brownien toujours plus intense qui finit par se figer. L’hypermobilité individuelle se mue en congestion. Exactement comme la flèche de Zénon.

Pourquoi voyager alors qu’aujourd’hui, tout se ressemble? Voyez l’uniformisation des centres-villes et même de nos intérieurs ?

C’était également la promesse d’Uber et des sociétés de voitures avec chauffeur que de libérer la ville et d’offrir une mobilité pour tous. Mais la firme est devenue un vecteur supplémentaire de congestion des centres-villes comme certaines études l’ont montré. Même chose pour le vélo, symbole d’une mobilité libre et frugale, respectueuse de l’environnement. Aujourd’hui, des vélos en free floating comme oBike – appelés ” vélos papillons ” – se sont ajoutés aux engins déjà disponibles en stations comme Villo ! à Bruxelles ou Velib’ à Paris – ceux qu’on surnomme les ” vélos moutons “. Las, ils finissent souvent à peine utilisés et vandalisés, inertes sur un coin de trottoir. Quand ce n’est pas dans d’immenses cimetières pour cycles dont les vues aériennes sur Internet provoquent à la fois la sidération esthétique (avec leurs airs de champs de fleurs multicolores ou d’immenses toiles de Pollock) et le dégoût éthique devant tant de gâchis.

Mais c’est dans sa finalité même que le mouvement est, à l’ère numérique, travaillé par des paradoxes. Pourquoi sortir de chez soi puisque tout est désormais disponible à portée d’un clic ? Pourquoi voyager alors qu’aujourd’hui tout se ressemble, voyez l’uniformisation des centres-villes et même de nos intérieurs ? Pourquoi s’évader vers d’autres horizons si l’on reste prisonniers des réseaux sociaux ? Parcourir le monde procure parfois une curieuse sensation de surplace. Là encore comme la flèche de Zénon.

Alors, paradoxe pour paradoxe, n’est-on pas plus sûr de voyager en optant, en ces transhumances estivales, pour la smart immobility – on appelait ça ” ne pas bronzer idiot ” dans l’ancien monde – qui consiste à se laisser transporter par un bon livre ? Comme le splendide Kwaï de Vincent Hein (éditions Phébus) où le fil du récit emprunte une ligne de chemin de fer, entre le Siam et la Birmanie, et un fameux pont qui enjambe la rivière Kwaï que les Japonais édifièrent en 1943. On y croise aussi l’absurdité. Pas celle moqueuse de Zénon, mais celle tragique de l’Histoire. Car l’édification de ce pont mythique fut un enfer où survécurent dans des conditions inhumaines – dans l’ombre terrifiante de l’unité 731 et du ” Mengele japonais ” Shiro Ishii – plus de 61.000 prisonniers et 270.000 civils autochtones. Au total, plus de 90.000 d’entre eux succombèrent sur les différents chantiers de la ligne.

Des morts pour rien car, à peine le chantier achevé, les Alliés bombardèrent les principaux ponts, rendant la voie ferrée inutilisable. Mais Vincent Hein nous transporte également dans un voyage intime habité par la beauté d’un ciel bleu vert de jungle, les mille sensations charnelles et métaphysiques de la pluie, l’âme de son grand-père et le corps de son père, la rencontre burlesque et touchante avec un tenancier d’hôtel suisse et une odyssée intime dans les livres des grands écrivains voyageurs… C’est un voyage éblouissant qui vous attend dans la beauté enveloppante de ses phrases.

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