“Des métiers disparaissent, ce n’est pas grave !”

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Les progrès technologiques sèment le trouble. Beaucoup pensent que le numérique, l’intelligence artificielle et les robots sonneront le glas du travail humain. Mais Nicolas Bouzou, économiste et essayiste français, s’oppose totalement à cette vision. Dans son livre ” Le travail est l’avenir de l’homme “, il y voit plutôt un puissant vecteur de progrès et d’emplois.

Dans le grand débat sur l’avenir des jobs et du travail que suscitent les développements de l’intelligence artificielle (IA), deux grands camps s’affrontent. D’une part, ceux qui craignent la disparition d’un nombre croissant de jobs et, par conséquent, la raréfaction du travail. D’autre part, ceux qui, plus optimistes, se montrent convaincus que le principe de destruction créatrice, cher à Joseph Schumpeter, continuera à s’appliquer. Auteur du livre Le travail est l’avenir de l’homme, l’auteur français Nicolas Bouzou fait partie de cette deuxième catégorie.

TRENDS-TENDANCES. A l’heure où certains experts nous prédisent la disparition d’un nombre croissant de jobs remplacés par l’intelligence artificielle, vous écrivez le contraire et soutenez que la raréfaction du travail humain en raison des progrès technologiques est fausse. Sur quoi vous basez-vous pour l’affirmer ?

NICOLAS BOUZOU. Mon raisonnement tourne autour de trois arguments principaux. Le premier, c’est un argument historique. Certes, il est le plus faible parce que ce n’est pas parce que cela ne s’est jamais fait dans le passé que cela ne se produira jamais. Mais ce n’est pas inintéressant de se dire que cette peur de la disparition du travail a le même âge que le travail. Le deuxième argument est économique : aujourd’hui, on ne voit pas du tout de trace de chômage technologique. Et enfin, un argument philosophique : tant qu’il existera une différence entre la technologie et l’humain, ce seront des facteurs de production complémentaires. Et il y aura de la place pour le travail humain. Même si on dit que l’IA sera plus forte que l’humain dans des tas de domaines (en admettant que ce soit vrai), cela ne change pas la donne : ce qui compte c’est la différence.

Profil

Economiste et essayiste français, Nicolas Bouzou est également directeur du cabinet de conseil Asterès, directeur d’études au sein du MBA Law & Management de l’ Université de Paris II Assas. Il écrit régulièrement dans la pre sse française ( Le Figaro, Les Echos, L’Express, L’Opinion, Le Point, Le Monde) et dans la presse étrangère ( Financial Times, Le Temps). Il est l’auteur d’ une dizaine d’ouvrages. Son dernier livre s’intitule Le travail est l’avenir de l’homme.

L’IA ne constitue-t-elle pas une première puisqu’elle s’apprête à remplacer des tâches intellectuelles ? Certains parlent même du remplacement du cerveau…

Non, elle ne remplacera pas le cerveau. Nous parlons d’une technologie qui va sur le même terrain, c’est vrai, mais le cerveau est incroyablement complexe et large. Il faut distinguer l’IA forte et l’IA faible. Ce qui inquiète quelqu’un comme Elon Musk, c’est l’IA forte qui sait tout faire mieux que nous et qui pourrait nous devenir hostile. Dans ce cas, le sujet de l’emploi deviendrait secondaire. Par contre, quand on parle d’une IA faible, comme une voiture autonome, cela n’a aucun impact macroéconomique sur l’emploi. Ce qu’elle fait par contre, c’est déplacer l’emploi ou le fait muter de façon radicale. Au fond, que faudrait-il pour que l’emploi disparaisse ? Il faudrait trois choses. D’abord que l’IA soit meilleure que nous dans tous les domaines. Ensuite, qu’elle soit capable de satisfaire ses besoins tout de suite, c’est-à-dire qu’elle soit extrêmement rapide. Enfin qu’elle n’ait pas besoin de nous comme débouchés économiques. C’est ce que j’appelle les trois conditions de la disparition du travail. Permettez-moi de penser que, vraiment, nous n’y sommes pas ! Je suis pourtant très technophile. Et vraiment si nous étions dans un tel scénario, ce serait un tel changement de civilisation que la question du chômage deviendrait le cadet de nos soucis. Tant que nous n’y sommes est pas, nous avons une différence par rapport à l’intelligence artificielle et avons potentiellement du travail.

Vous écrivez ” la destruction d’emplois est synonyme de bonne santé économique “. C’est plutôt contre-intuitif. Pouvez-vous nous précisez votre pensée ?

Comprenez bien : des métiers disparaissent, ce n’est pas grave. C’est même bien. Parce que, comme l’explique l’économiste Robert Gordon, les métiers qui disparaissent sont plus pénibles que ceux qui apparaissent. Pour s’en convaincre, il suffit de voir les noms des rues à Paris : la rue des Lavandiers, la rue des Tanneurs, etc. Ces métiers ont disparu et c’est très bien car c’étaient des métiers très durs. Il vaut mieux être comptable que mineur, cela ne fait aucun doute. Ce mouvement doit continuer. Le problème n’est pas la suppression d’emplois en tant que telle mais le solde entre ces disparitions et l’apparition de nouveaux métiers. Que ce mouvement se passe, c’est extrêmement sain. Plus il y a de destructions, plus l’économie évolue et plus il y a potentiellement de créations d’emplois. Je vois dans l’IA une solution permettant de développer de nouvelles activités en complément à l’humain. Comment va-t-on faire pour coloniser Mars et forer des astéroïdes ? On enverra des robots super intelligents pour le faire à notre place puis, plus tard, on enverra des astronautes. On observe là une première ” coopération ” possible qui va nous permettre de faire des choses que l’humain ne pouvait pas faire jusqu’alors. Il s’agit d’une coopération homme- machine qui va créer énormément d’emplois.

Si se faire servir par un humain devient un produit de luxe, cela veut dire que l’humain a de la valeur.

Ce raisonnement de la complémentarité est souvent mis en avant. Mais ce qu’on observe aujourd’hui, c’est souvent le remplacement de l’humain. Prenez l’univers de la banque où les robots vont pouvoir remplacer pas mal de fonctions.

C’est là que l’analyse macroéconomique est importante. En soi, ce n’est pas parce qu’on détruit des emplois dans un secteur ou une entreprise que l’on enregistre une destruction globale. C’est typiquement ce que Joseph Schumpeter appelle la destruction créatrice ou ce qu’Alfred Sauvy appelle le déversement. L’idée c’est que lorsque l’on détruit de l’emploi dans un secteur, on libère des facteurs de production pour faire autre chose. La théorie du déversement marche bien, d’ailleurs, elle n’a jamais aussi bien marché : quand on détruit un emploi industriel et qu’on recrée un emploi de service à très forte valeur ajoutée, on génère quatre emplois indirects dans la restauration, l’hôtellerie, le secteur culturel, etc. Un emploi à forte valeur ajoutée crée d’autres jobs à moindre valeur ajoutée. La théorie du déversement fonctionne toujours à l’ère du numérique : un ingénieur de chez Google, qui est payé un million d’euros par an, recrée plein d’emplois classiques, à savoir des emplois de service à la personne. Prenez les coaches de sportifs ou les profs de zumba : il y en a plein dans la Silicon Valley. Ce sont les riches qui créent l’emploi des pauvres…

Pourtant, on nous promet des intelligences artificielles qui pourront remplacer les comptables de ces ingénieurs de Google, voire leurs jardiniers, leurs avocats, etc…

Tout ce qui est automatisable ne sera pas pour autant automatisé. Tout dépend du coût de l’automatisation. Le robot Atlas ( de la firme Boston Dynamics, Ndlr) est superbe, mais pourquoi remplacer un serveur de resto par un robot qui coûte plusieurs millions d’euros. S’il n’y a pas d’avantage économique réel, il n’y aura pas d’automatisation. Remplacer un jardinier ou un serveur de restaurant ne représente aucun enjeu : ni économique, ni pour l’humanité. Donc on ne les remplacera probablement pas. Par contre, la voiture autonome se développera parce que l’enjeu est colossal : on parle de la mobilité et de sécurité. Bien sûr, dans la banque beaucoup de métiers vont être automatisés et disparaître tout comme dans la comptabilité et certains autres domaines. Donc, évidemment, des emplois seront perdus… Mais vous pouvez aussi vous dire que dans beaucoup de cas, du capital humain va être déployé. Et notamment dans la banque où l’expérience client est très mauvaise.

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Dans beaucoup de cas, on s’habitue toutefois à des expériences clients sans humain.

Il y a des circonstances de la vie où vous avez vraiment besoin d’avoir quelqu’un. Dans le domaine de la santé, même pour des trucs pas graves. Au resto, à l’hôtel. Je suis allé dans un hôtel tout automatisé au Japon. C’est absolument horrible, froid, ennuyeux. Les hôtels robotisés existeront mais ce seront des hôtels d’entrée de gamme. Je n’ai aucun problème avec cela. Par contre, moi j’ai besoin d’avoir des humains dans un hôtel. Et cela ne changera jamais.

Donc on aura des services automatisés froids et ennuyeux pour les pauvres et des lieux avec du personnel pour les riches ?

Oui. Vous forcez un peu le trait… mais ce n’est pas impossible. Ce seront des catégories différentes. Mais est-ce grave ? Ce qui serait grave pour les pauvres serait de ne pas pouvoir se faire soigner par des humains, par contre. Vous voulez me faire dire qu’il vaut mieux être riche que pauvre, je vous suis volontiers. Mais vous n’arriverez pas à me faire pleurer avec le fait que des gens sans revenus aillent dans des hôtels tout automatisés et les riches dans des hôtels avec du capital humain.

Et si cela se déployait dans la santé ?

Je pense que l’on y arrive. L’hôpital luxueux de ces prochaines années, c’est la fusion hôtel-hôpital. C’est-à-dire la fusion de la technologie de pointe et du capital humain avec une qualité d’accueil très élaborée. Cela commence à se voir à l’étranger. Dans des pays avec des contraintes budgétaires comme la France ou la Belgique, ce sera comme cela. Mais ce n’est pas la fin du monde. Qu’il y ait des différences de conditions de vie entre riches et pauvres, cela va continuer à perdurer. Vous savez, à terme, la prostitution en chair et en os sera aussi un produit de luxe. Mais si se faire servir par un humain devient un produit de luxe, cela veut dire que l’humain a de la valeur. C’est l’humain qui se paie.

Plus il y a de destructions, plus l’économie évolue et plus il y a potentiellement de créations d’emplois.

Vous écrivez aussi que plus on aura de robots chirurgiens, plus on aura d’infirmières. Mais le métier d’infirmière aujourd’hui n’est pas un métier de rêve, ce n’est pas simple et pas très bien valorisé non plus.

Vous mettez le doigt sur quelque chose de très important et de très concret. Je milite pour cela : il faut revaloriser un métier comme celui-là. Et comment ? Il faut créer une nouvelle profession qui est intermédiaire entre les infirmiers et les chirurgiens. C’est là que l’on rentre dans le dur de la destruction créatrice qui est loin du revenu universel mais qui est plus efficace…Il faut créer un nouveau statut, proposer des formations. Et libérer des financements à l’hôpital. Cela va faire grincer des dents, mais il faut y transformer certains hôpitaux en entreprises capitalistiques pour attirer de l’argent et faire en sorte de financer de nouveaux services, des recrutements et l’expérience clients. Ce qui n’empêche pas d’avoir une assurance sociale qui prenne les choses en charge. C’est plus subtil car c’est un peu plus compliqué à organiser qu’un revenu universel que certains soutiennent. Mais je pense que c’est la bonne voie. Si l’on prend un chauffeur de poids lourds, cela revient à le faire évoluer : soit au sein de son entreprise vers des métiers d’organisation logistique, soit lui réserver un avenir vers un autre type de postes ou de métiers. Je lisais récemment que 80 % des gens veulent changer de métier ! On peut utiliser cela comme levier.

La question que peu osent poser est la suivante : comment fait-on pour les gens qui ne veulent pas ou ne sont pas capables d’évoluer ?

Vous pouvez avoir une réponse proche de celle de Laurent Alexandre selon lequel il faudrait que nous ayons tous, d’ici quelques années, un QI de 160 et, donc, faire de l’augmentation cérébrale. Dans cette optique, la politique sociale du 21e siècle serait de proposer des capteurs cérébraux aux gens pas intelligents. Ce peut être une réponse à long terme, mais si Laurent Alexandre était Premier ministre ou Président de la République, il ne pourrait pas proposer cette solution. Cela ne peut pas marcher, même si je défends en bonne partie les mêmes idées que lui. Votre question est très importante : tout le monde n’est pas capable d’évoluer. Mais la grandeur de nos pays, c’est de le proposer à tout le monde.

Vous partagez donc la crainte que l’on perde des gens sur le bord de la route ?

Bien sûr. Evidemment que nous allons en perdre, mais le rôle de la politique consiste à en perdre le moins possible. Et pour cela, il y a des choses à faire en matière de formation et d’apprentissage. La formation professionnelle dans nos pays, France ou Belgique, doit être de meilleure qualité, beaucoup plus adaptée aux métiers du 21e siècle. L’apprentissage est fait pour les gens que certains veulent augmenter avec des capteurs. Mais si ces gens ne veulent pas de capteurs cérébraux ou ne veulent pas devenir ingénieur chez Google, il reste malgré tout énormément de choses à faire. Des tas de métiers continueront d’exister, dans l’artisanat par exemple. Et il y a de bonnes filières dans l’apprentissage mais il faut les revaloriser…

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