” Ce sentiment dépressif général est frappant “

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Journaliste économique, Dominique Seux est directeur délégué de la rédaction du quotidien français Les Echos. On l’entend aussi régulièrement sur France Inter. Son dernier essai (1) brosse le portrait des atouts et des faiblesses d’un pays qui se complaît souvent dans l’autocritique et le pessimisme. Entretien.

Le président qui sera désigné le 7 mai devra s’occuper de quels dossiers économiques en priorité. Chômage, dette, compétitivité des entreprises… ?

Avant même ces dossiers, ce qui me frappe est qu’il sera confronté à cette atmosphère, ce sentiment dépressif général. Plus de la moitié des Français pensent qu’ils vivent moins bien que leurs parents. C’est stupéfiant. La réalité n’est évidemment pas celle-là : le niveau de vie, le pouvoir d’achat, l’espérance de vie, les biens matériels dont la majorité des Français disposent, sont bien meilleurs qu’avant.

Pourquoi alors ce pessimisme ambiant ?

Il est lié à l’épuisement du système politique, et en premier lieu à la lenteur de l’action publique. Je sais qu’en Belgique, la constitution d’un gouvernement peut prendre un certain temps, mais vous avez un système décentralisé qui fait que la machine continue de tourner. Nous avons en France un système tellement lourd et centralisé que la lenteur de l’action publique donne l’impression d’une grande inefficacité. Prenez la loi El Khomri, destinée à assouplir le marché du travail. Il s’est passé 600 jours entre son évocation en avril 2015 et la signature des décrets d’application après son vote au Parlement à l’été 2016. La crédibilité de l’action publique et sa vitesse d’exécution est un premier point crucial à corriger.

Et le deuxième ?

C’est de raisonner davantage en termes de micro-économie, l’économie de terrain. Les politiques ont une conception hydraulique de l’économie. On verse des dépenses publiques à un bout, il en ressort de l’emploi à l’autre bout. Cela peut marcher, notamment en période de récession. En 2008-2009, il était évidemment utile de mettre une politique de relance en place. Mais nous ne faisons que cela. L’économie de terrain est méprisée en France et ignorée des acteurs politiques : pourtant, ouvrir les magasins le dimanche, libéraliser le transport longue distance par cars (les ” cars Macron “), des allègements de charges plus ciblés, etc., toutes ces petites choses mises bout à bout peuvent créer une dynamique. Il n’y a pas assez d’intérêt pour les entreprises et l’économie privée. Y compris médiatiquement. Lorsque des mesures sociales sont prises, en Allemagne, les médias interrogent un ouvrier de Munich. En France, on tend le micro à un fonctionnaire d’une collectivité. Et cela donne évidemment des points de vue différents.

Un troisième axe de réformes consiste à réduire le rythme de notre machine à fabriquer des normes. Un ministre de la Réforme de l’Etat m’avait dit un jour que le nombre de pages de circulaire que reçoit un préfet chaque année était passé de 10.000 au début des années 2000 à 80.000 aujourd’hui ! Cet excès s’observe dans de nombreux domaines. Dans l’immobilier, chaque nouvelle norme provoque une hausse de 2 à 3 % du coût de la construction. Et dès lors, les coûts de construction de logements ont augmenté de 50 % en 10 ans.

Le prix de l’immobilier est un élément important dans la vie quotidienne des Français. Vous rappelez dans votre livre qu’il pèse sur le niveau de vie bien plus qu’en Allemagne.

C’est un vrai problème. Le prix des logements anciens a été multiplié par 2,5 ces 20 dernières années alors que le revenu disponible n’a augmenté que de 50 %. Acheter un appartement de quatre pièces à Paris représente 23 années de revenus ! Cette incapacité à résoudre le problème du logement explique en partie pourquoi en France une attention si forte est portée au pouvoir d’achat. Ce problème est lié à la pression démographique (la France a gagné 6 millions d’habitants ces 15 dernières années) mais aussi à l’exode rural, à la désindustrialisation, à la nécessité pour un couple de trouver désormais deux emplois, ce qui pousse les gens vers les métropoles.

Que vous inspire cette campagne présidentielle particulière ?

D’abord, je me félicite de notre système d’élection à deux tours, qui nous évitera probablement d’avoir l’équivalent d’un Donald Trump à la tête du pays. Ensuite, j’observe qu’il y a une certaine énergie en dessous de la surface : la plupart des candidats ont été obligés de ” sortir de leur couloir “…

Ces déplacements de lignes traduisent une volonté de changer le modèle social ?

C’est la question ! Changer de modèle, non, je ne crois pas, mais notre modèle très redistributif doit être allégé, même s’il a des vertus : notre système de santé fonctionne relativement bien (notre système éducatif, en revanche, non). Toutefois, comme la situation est souvent vue pour plus dramatique qu’elle n’est, cela conduit à ne pas concentrer les aides sociales sur ceux qui en ont réellement besoin. Aujourd’hui, les trois quarts des Français ont droit à un logement social ! Il faut donc une réforme, mais elle ne doit pas être brutale. Il faut pratiquer par points d’acupuncture. Et le nouveau président aura comme priorité de trouver les bons points.

Lesquels par exemple ?

Passer à la retraite par points, faire évoluer le statut des fonctionnaires (nous avons 6 millions de fonctionnaires, un actif sur quatre), assouplir le marché du travail. Les chefs d’entreprises, surtout de PME, sont encore réticents à embaucher parce qu’en cas de crise, il leur est difficile de licencier : les procédures sont complexes et coûteuses. Notre système favorise les insiders (les travailleurs sous contrat à durée indéterminée, qui représentent 86 % des salariés) au détriment des outsiders (ceux qui sont en dehors ou à la marge du marché du travail, qui ont des emplois précaires ou pas de travail du tout, Ndlr).

Les Français sont-ils alors schizophrènes, voulant d’un côté réduire ces dépenses parfois inutiles mais de l’autre continuer à bénéficier de tous ces avantages ?

On pourrait le penser ! Je crois aussi que les Français sont habités par le mythe de l’argent caché. Les uns pensent qu’il y a un trésor caché chez les riches, d’autres chez les pauvres, d’autres chez les étrangers, dans les institutions européennes, en Chine. etc. Il suffirait donc d’aller puiser dans les coffres des autres.

Vous dites aussi que la France souffrirait du complexe de la langouste. Qui a une carapace, mais pas de colonne vertébrale. Le pays manque d’idées directrices ?

Oui, un peu. Nous avons une forte identité politique héritée de 1789. Mais nous avons du mal à trouver une identité économique. Le Royaume-Uni a la finance et la City, l’Allemagne ses grands groupes exportateurs, l’Italie ses PME exportatrices et ses grands conglomérats…

Quelle pourrait être la caractéristique française ?

Je propose deux idées. Un, réinventer la relation au travail, qui est aujourd’hui associée à l’exploitation, au burn-out, alors qu’elle devrait évoquer les notions de valorisation, de savoir-faire, etc. Il existe peut-être un savoir-faire propre chez nous, dans le luxe, les jeux vidéo, etc. Une autre valeur française pourrait être celle de la frugalité. Les Français ne se sentent pas tous à l’aise avec la société de consommation. Mais ils ont inventé BlaBlaCar, LeBonCoin, etc. Je ne parle pas ici de croissance zéro, mais de favoriser les moyens de consommer ce qui est vraiment utile. On est proche de ces économies de l’échange ou de l’économie circulaire.

Alors au final, vous pensez la France prête à se réformer ?

La marmite bout depuis 10 ans. Et aujourd’hui, le couvercle se soulève. S’il en sort un président raisonnable, le pays est prêt à changer. A condition, je le répète, de procéder par acupuncture et non par chirurgie lourde.

(1) Dominique Seux, ” La France va s’en sortir “, éditions Grasset, 256 pages, 19 euros.

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