“Bruxelles pourrait développer un centre de compétence en intelligence artificielle”

Jacques Bughin, directeur du McKinsey Global Institute. © EMY ELLEBOOG

A l’heure des grandes interrogations sur l’impact de l’intelligence artificielle et de l’automatisation sur l’emploi, McKinsey recadre le propos avec une étude mondiale sur le travail du futur. Ce rapport optimiste de fin 2017 évaluait à 200.000 nouveaux emplois l’impact de l’IA en Belgique. Jacques Bughin, directeur du McKinsey Global Institute, a réservé son analyse du sujet à Trends-Tendances.

On lit tout et son contraire concernant l’impact des nouvelles technologies, et notamment l’intelligence artificielle, sur le monde de demain. Certains s’inquiètent de la disparition attendue de l’emploi au point d’imaginer un mécanisme de revenu universel. Tandis que d’autres se réjouissent de l’apparition de ces technologies novatrices qui, selon eux, créeront bien plus d’emplois qu’elles n’en détruiront. Jacques Bughin, senior partner chez McKinsey et directeur du McKinsey Global Institute, compte parmi ces derniers et il s’appuie notamment, pour le penser, sur l’étude The Futur of Work du géant de la consultance.

TRENDS-TENDANCES. Vous avez publié une étude en fin d’année dernière dans laquelle vous soutenez que l’automatisation et l’intelligence artificielle pourraient contribuer à créer 200.000 jobs d’ici 2030 en Belgique. N’est-ce pas contre-intuitif alors que certains prédisent la disparition de tas de jobs remplacés par des robots?

JACQUES BUGHIN. Il s’agit d’un rapport factuel sur l’impact des nouvelles technologies et l’on montre que celles-ci peuvent apporter beaucoup d’avantages sous forme d’innovations, et de gains de productivité. Et l’histoire économique est claire : ces gains de productivité se traduisent toujours à terme par de nouvelles créations d’emplois. Nous avons eu une approche technique sur base de la structure du travail et avons analysé non seulement la distribution des tâches par occupation, mais aussi les attitudes des entreprises par rapport à l’adoption de l’automatisation et de l’IA. Le monde du travail est beaucoup plus complexe qu’on ne le pense parfois. Si une entreprise constate qu’une technologie est susceptible de remplacer des tâches humaines par un robot ou un logiciel, la vraie question c’est de savoir si elle va vraiment l’adopter, à quelles conditions, et comment ces tâches à automatiser vont changer non seulement l’emploi existant mais aussi les modèles d’affaires et les besoins d’emplois futurs. Car ce qu’on observe c’est qu’il ne s’agit pas d’une simple équation du style: “1 robot = 8 emplois en moins”. Quand une société comme Amazon utilise des robots pour assurer la logistique des ventes e-commerce, elle crée aussi des emplois dans la distribution des colis. Finalement, avant d’imaginer que des jobs vont disparaître, il faut comprendre qui va adopter ces technologies, et à quelle vitesse. Contrairement aux idées reçues, les entreprises sont plutôt lentes à intégrer les technologies dans leurs métiers.

Finalement, avant d’imaginer que des jobs vont disparaître, il faut comprendre qui va adopter ces technologies, et à quelle vitesse.

Voulez-vous dire par là que nos entreprises ne sont pas prêtes à remplacer des jobs par l’IA et par des robots?

Il y a un paradoxe: ces technologies évoluent très rapidement et leur degré de sophistication augmente rapidement. La reconnaissance d’images en IA, par exemple, a doublé sa performance en cinq ans, et dépasse maintenant les compétences humaines. Mais le degré d’acceptation de ces technologies est, lui, lié à la capacité managérial. Celle-ci reste linéaire. Dans nos simulations et nos observations d’adoption, on constate que la vitesse de diffusion de l’IA dans les process des entreprises sera grosso modo la même que celle des technologies numériques des vagues précédentes (le PC qui a mis 20 ans, la connectivité, l’Internet, etc.). Certaines entreprises n’ont pas encore fait leur transformation numérique! Il faut du temps pour que les technologies soient absorbées. On estime la maturité entre 2030 à 2040. Les technologies sont imbriquées: pour pouvoir bénéficier des avantages de l’IA, il faut que les premières vagues technologiques soient absorbées. Un exemple: si l’on n’a pas de données, l’intelligence artificielle n’aura aucun pouvoir prédictif. Ce que l’on voit c’est une différence entre les firmes. D’un côté celles très agiles et performantes qui maîtrisent ces technos et peuvent se lancer rapidement dans l’IA. De l’autre, un (très) grand nombre en retard.

Ce rapport assez optimiste, qui prévoit 200.000 nouveaux jobs, donne écho à la théorie de “destruction créatrice” de l’économiste Schumpeter. Mais une telle théorie tient-elle encore la route face à une technologie comme l’IA dont la particularité est, au final, de remplacer les tâches faites aujourd’hui par le cerveau humain?

J’entends bien cet argument. Mais il est fallacieux sur trois points. Le premier point est de penser que l’IA va remplacer nos cerveaux. C’est une fiction. D’abord, aujourd’hui, l’IA reste fonctionnelle (c’est-à-dire capable de réaliser une tâche bien précise). Un robot qui reconnaît des tas de concepts visuels peut faire conduire une voiture. Mais la machine est-elle capable de faire l’entièreté des activités humaines? Non évidemment: on est vraiment très loin d’une IA générale. Personne ne remplace encore notre cerveau. C’est important à comprendre parce que dans notre analyse, nous avons regardé la compétence des technologies par rapport à une tâche donnée. Mais même une tache bien précise est composée de plusieurs fonctions. Pour cette interview, vous faites plusieurs choses à la fois: on parle, vous écrivez et vous me regardez. Demain si vous voulez robotiser une entreprise, cela va vous demander des systèmes vraiment complexes, qui vont prendre du temps technologiquement. Sans compter la courbe d’adoption économique. Le deuxième argument fallacieux consiste à penser qu’il n’y a que destruction. Toutes ces technologies créent aussi de nouveaux types d’emplois: ingénieurs pour le cloud, analystes en big data, maintenance en robotique, écoles de codage, etc. Enfin, troisième point: le marché du travail souffre actuellement d’inadéquations importantes. En Europe, plus ou moins 20% des compétences demandées par les entreprises ne trouvent pas preneurs… et pas toujours des compétences d’universitaires. Au Québec, le secteur du transport a besoin d’au moins 15% de conducteurs de camion en plus. En ce moment, ils sont introuvables. Le robot peut alors être une solution simple pour résoudre ce vide, sans perte d’emplois, et pour des gains attractifs de productivité.

© NICOLAS MAETERLINCK/Belgaimage

Vous avancez que “seulement” 21% des employés en Belgique occupent des postes qui pourraient être automatisés à plus de 70%. Mais 21% ce n’est pas rien!

Prenons d’abord une perspective historique. Nous avons connu des chocs aussi importants dans le passé. Le plus grand qu’on ait connu, c’est évidemment l’entrée des femmes sur le marché du travail. Autre exemple: la majorité des emplois se trouvait dans l’agriculture, jusqu’en 1860. En 1950, il n’y avait plus que 6 ou 7% de gens actifs dans ce domaine. Cela fait quand même 94% de destruction sur 100 ans, soit la perte de 1 % par an. Ici on parle de 21% sur 13 ou 14 ans, c’est donc un rien plus élevé. Prenons maintenant une perspective par tranche. Aujourd’hui, la fluidité du marché du travail fait qu’on détruit 5% des emplois, par les faillites notamment. Mais dans le même temps, il faut souligner que l’on crée entre 4 et 4,5% de nouveaux emplois liés à la naissance de nouvelles entreprises et à la croissance plus rapide des PME. Autrement dit, la croissance nette d’emplois est positive. Le pour cent de perte par la robotisation peut évidemment faire pencher la balance dans le négatif, mais la question essentielle est celle de la dynamisation de la balance totale. Lorsque la première phase d’automatisation a eu lieu dans le secteur de l’automobile, elle a aussi redynamisé l’industrie dans ce pays, où des jobs autrefois outsourcés en Asie ont été recrées en Allemagne, grâce aux gains de productivité et de compétitivité. De plus, un écosystème de petites entreprises s’est créé dans l’électronique des voitures et a poussé des gisements d’emplois. La création d’emplois est donc étroitement liée à la création de nouvelles opportunités et d’entreprises. En Belgique, cette dynamique industrielle, est malheureusement en train de s’appauvrir, et ce n’est pas lié au cycle de l’automatisation et de l’IA.

Que voulez-vous dire par là?

D’abord, selon nos études, le taux de création d’entreprises en Belgique continue de chuter. Le renouvellement du tissu industriel est de moins en moins vigoureux. Ensuite, un des grands effets de boucle pour arriver aux 200.000 emplois créés par l’automation, ce sont les effets indirects. C’est-à-dire que les gains de productivité générés par l’IA amènent de la création de richesse, qui est ensuite réinvestie dans l’économie. Mais il faut réinvestir… dans l’économie belge. Cela constitue un facteur clé. Dans une structure industrielle comme celle de la Belgique, une grande partie des grands employeurs sont des sociétés dont les actionnaires ou leur maison mère ne sont plus belges. Qu’advient-il quand les centres de décision ne sont plus belges, et que les profits sont rapatriés ailleurs? La Belgique doit continuer à stimuler l’innovation et la politique industrielle pour que ces effets de boucle se produisent localement. Il ne faut pas systématiquement craindre l’IA. Il faut aussi voir les gains de productivité fabuleux qu’elle permet et il faut les diffuser. Mais il faut aussi des entreprises innovantes, et des entrepreneurs qui réinvestissent dans le tissu belge.

Il ne faut pas systématiquement craindre l’IA. Il faut aussi voir les gains de productivité fabuleux qu’elle permet et il faut les diffuser.

Justement, on a coutume de dire qu’en la matière, l’Europe est à la traîne face aux Etats-Unis qui ont leurs GAFA et face à la Chine et ses géants numériques. Le pensez-vous également et est-ce dangereux?

On a souvent tendance à penser que les secteurs de l’IA et du numérique évoluent rapidement aux Etats-Unis et en Chine, parce qu’il y a une politique proactive sur ces domaines. Mais d’autres raisons sont aussi, voire plus, pertinentes. Une autre raison est que la concurrence par la technologie y est extrêmement poussée. Le secteur high-tech est un secteur d’une concurrence exacerbée. Si je prends un acteur comme Google aujourd’hui, il est non seulement intéressé d’investir dans l’opportunité IA, mais aussi contraint d’y investir parce que l’histoire d’aujourd’hui sera la préhistoire de demain. En matière de technologie IA dans le search, la Chine avait notamment pris de l’avance sur le mobile. Dans cette dynamique, l’Europe est en retard. Mais attention, la moyenne n’est pas le bon reflet du dynamisme de l’intelligence artificielle. Aujourd’hui, on a pas mal de poches d’IA académiques en Europe. Exemple typique: Londres et Manchester. La société Deepmind, à la pointe sur ce créneau, était anglaise avant d’être reprise par Google. Zurich est aussi bien connu pour ses compétences en IA, faisant émerger des écoles d’engineering extrêmement poussées…

D’accord, mais aujourd’hui ce qu’on voit c’est que ces compétences européennes sont mises à profit par les géants américains. Facebook et Google en tête…

Naturellement. Mais les avantages comparés de l’Europe et les compétences sont là. La question, c’est qui les nourrit et qui les utilise.

© EMY ELLEBOOG

Le fait qu’on ne nourrisse que trop peu ces compétences européennes en numérique et en IA posera-t-il problème?

Ce sera un problème en effet car il faut recréer des champions dans l’industrie de l’ICT. Toutefois, des sociétés européennes réfléchissent de façon extrêmement poussée à se positionner dans la chaîne de valeur de l’IA. Même la Commission européenne est en train d’évoluer pour favoriser les clusters d’IA. Un élément nous permet d’être optimiste: il est phénoménal de voir que Stockholm et Zurich, des villes d’environ 1 million d’habitants, sont capables de générer des centres de compétences reconnus en intelligence artificielle. Avant, on était sur une économie industrielle d’échelle. Maintenant, il s’agit d’économies de densité, où l’idée est d’assurer la meilleure coopération entre entrepreneurs, universités, ingénieurs, codeurs, etc. Des villes comme Bruxelles peuvent (et commencent à) développer des centres de compétences IA. Alors qu’est-ce qu’on attend pour appuyer sur l’accélérateur ? On a la taille critique pour le faire et faire émerger statistiquement entre deux à quatre succès internationaux, c’est-à-dire des firmes qui seront rapidement valorisées à plusieurs milliards, et ouvriront de nouvelles pistes à l’export.

Aurait-on un manque de vision sur le sujet en Belgique?

Oui et non. Fondamentalement ce que fait le ministre De Croo avec BeCentral, c’est la bonne vision pour pousser à l’acquisition de compétences. Mais il faudrait industrialiser ces initiatives et leur permettre de se déployer. Cela exige des éléments clés: de l’argent, bien sûr, mais aussi l’intégration entre le système éducatif, les universités et les grandes sociétés industrielles. C’est une culture très allemande ou anglo-saxonne. On l’a moins ici. Mais on l’a pourtant fait avec les biotechs, donc pourquoi ne pas le refaire dans le domaine de l’intelligence artificielle?

Concrètement, quelles filières peut-on encore conseiller aux enfants qui entreront sur le marché du travail en 2030?

En 2030, 80% des jobs actuels existeront toujours. Il se sera, par ailleurs, créé 7 à 8% de nouveaux jobs, c’est en moyenne le taux de création de nouveaux jobs par décennie (même si ce taux a baissé suite à la crise de 2007). Donc à cette période-là, il y aura encore pas mal d’emplois similaires – même si la composition des emplois se sera modifiée, car beaucoup de tâches auront fortement évolué. L’ICT au sens large (c’est-à-dire l’IT, la communication et le digital) va doubler en taille. De 9% aujourd’hui en Belgique, ce secteur devrait grimper à 16 ou 17% facilement. Donc cela continuera d’être, évidemment, un domaine intéressant et l’on peut encourager nos enfants à s’y intéresser. Mais dans de nombreux cas, ils pourront aller dans les métiers et secteurs existants, et qui continuent à croître. Deux secteurs liés à la science de la vie sont prometteurs. La médecine continuera d’être un secteur attractif pour l’emploi, où l’on demandera toujours plus de compétences psychologiques. Le médecin aura des aides à la décision et sera rassuré dans son diagnostic avec l’IA. Mais il deviendra de plus en plus un conseiller du malade plutôt qu’un prescripteur. La deuxième promesse se trouve dans l’aide aux personnes âgées. En fait, dans bien des cas, l’IA amènera une plus grande orientation de l’économie vers les services, et en conséquence, offrira des opportunités d’emploi. Les études convergent toutes sur le fait qu’en général, les compétences sociales et cognitives de style intelligence créative et émotionnelles deviendront des compétences clés pour l’emploi.

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