Briser le mythe du PDG

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En tant que PDG, votre plus grande responsabilité consiste à établir si votre entreprise nécessite ou non un changement d’orientation majeur. Vos pouvoirs et vos privilèges vous tiennent cependant à l’écart des informations qui pourraient remettre vos postulats en question, et qui vous permettraient d’isoler une menace ou une opportunité qui vous échappe encore. L’ironie, c’est que pour accomplir votre devoir, vous devez pouvoir sortir de ce carcan.

Walt Bettinger, PDG de Charles Schwab, considère ce dilemme comme son défi numéro 1. Selon ses termes, il se présente sous deux formes : ” les individus qui vous disent ce que vous voulez entendre, et ceux qui craignent de vous dire ce qu’ils pensent que vous ne voulez pas entendre “.

Après plus de 200 entretiens dans le cadre de mes recherches auprès des cadres supérieurs ces dernières années, peu sont étrangers à cette situation. Il en va de même pour les fondateurs de petites entreprises. J’ai également constaté que dans celles qui comptent des innovateurs à succès, les dirigeants en sont conscients et mettent tout en oeuvre pour éradiquer ce phénomène.

Un cadre idéal pour de bonnes questions

Les PDG les plus avisés obtiennent presque toujours les informations dont ils ont besoin. Le plus difficile consiste à accéder à des informations qu’ils n’ont pas exigées, car ils ne savent pas comment les demander. Ces risques imprévus sont parfois appelés ” des inconnues inconnues ” (” the unknown unknowns “), une expression rendue célèbre par le secrétaire américain de la Défense Donald Rumsfeld en 2002. Certes, ce dernier parlait des menaces militaires, mais leurs pendants économiques sortis de nulle part peuvent eux aussi s’avérer des plus dangereux. Les pires problèmes se présentent lorsqu’une entreprise est aux prises avec des innovations et de nouveaux intervenants que ses dirigeants n’avaient jamais imaginés. Demandez aux fabricants de GPS, mis au ban après l’arrivée des applications de navigation gratuites sur smartphone, ou aux sociétés de taxi qui mènent désormais une croisade contre des particuliers qui proposent des courses sur Uber ou Lyft.

Souvent, le territoire des ” inconnues inconnues ” peut être sondé grâce à une question pertinente. Comme l’indique l’expert en innovation Clayton Christensen, ” chaque réponse a sa question “. Mais il est souvent difficile de poser les bonnes, comme le souligne Elon Musk, le visionnaire à l’origine de PayPal, SpaceX et Tesla. ” Très souvent, la question est plus compliquée que la réponse, explique- t-il. Si vous parvenez à formuler correctement la question, la réponse est un jeu d’enfant. ”

Une question particulièrement créative a aidé le PDG Jeff Immelt à trouver la réponse à un problème majeur auquel GE était confrontée. Alors que le Web commençait à remanier l’économie mondiale, la direction de General Electric a commencé à s’interroger sur la manière dont une société centenaire pourrait se démarquer à l’ère des start-up numériques. Grâce à une culture forte qui stimule les questions fondamentales à ” des moments d’introspection intense “, selon les termes d’Immelt, son équipe et lui se sont interrogés : ” Et si GE devenait un ‘industriel numérique’ ? Qu’est-ce que cela signifierait ? ” Ce changement de point de vue a levé le voile sur plusieurs territoires inconnus à explorer, étant donné que cette notion même d’hybride de l’industrie et du numérique n’avait encore jamais été exprimée. Les innovations qui en ont découlé, et qui rassemblent l’expertise du monde réel, le big data et l’analytique appliquée afin de faire face à ” l’Internet des très grands objets ” ont transformé l’entreprise.

Malheureusement, les dirigeants ne peuvent pas poser de questions pertinentes sans arrêt. Mais ils peuvent augmenter leurs chances en maîtrisant les conditions favorables afin de pouvoir les recréer.

Avant tout, vous devez vous exposer à un maximum de situations et vous rendre accessible afin que vos interlocuteurs aient envie de s’exprimer. Walt Bettinger dispose d’un arsenal de techniques pour cela. Tout d’abord, il discute régulièrement avec les parties prenantes : employés, propriétaires, analystes, clients. Dès qu’il rencontre l’une de ces personnes, il pose la question suivante : ” Si vous étiez à ma place, qu’est-ce que vous privilégieriez ? ” Il tente ainsi de faire apparaître les opportunités et les menaces qu’il n’aurait pas repérées. Puisqu’il pose la question de la sorte, sans s’impliquer, il pense que ses interlocuteurs sont plus à même de fournir des informations. Lors de ses fréquentes visites sur les chantiers, il dit à ses employés qu’il a vraiment besoin de leur connaissance du terrain, puisque lui est enfermé dans une tour d’ivoire. Pour que ses subordonnées ne craignent pas de lui répondre, ou pour qu’ils répondent franchement, Walt Bettinger leur demande de rédiger des rapports ” d’une honnêteté brutale ” deux fois par mois. Ils doivent ainsi répondre à cinq questions, dont ” qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? ” (Il les invite par ailleurs à faire de même avec les personnes qu’ils dirigent). Et pour que cette remise en question devienne une seconde nature chez Schwab, chaque année, il invite plusieurs employés qui ont mis le doigt sur un aspect important à prendre l’avion jusqu’à San Francisco pour passer une journée au siège de l’entreprise. Selon lui, ” ce n’est pas une récompense, mais un encouragement “.

Les autres dirigeants ne sont sans doute pas si minutieux, mais certains ont trouvé une méthode qui leur est propre pour obtenir des idées et des informations qui, sans cela, pourraient passer inaperçues. Mais cela va plus loin : les dirigeants les plus novateurs se mettent parfois délibérément dans des situations où, contre toute attente, ils peuvent avoir tort, se sentir mal à l’aise et se montrer particulièrement silencieux. Ce faisant, ils augmentent les chances d’être confrontés aux bonnes questions, qui les aideront à identifier les signes de faiblesse les plus importants.

Une erreur inattendue

Quelle sorte de PDG est payé pour commettre des erreurs ? Les conseils d’administration attendent de leurs dirigeants qu’ils soient sûrs d’eux. La plupart des entreprises ont également besoin de ce type de personnalité. Mais lorsque les leaders veulent à tout prix avoir toutes les réponses, ils se cantonnent à ce qu’ils connaissent. C’est parfois nécessaire et opportun. Mais si vous voulez lever le voile sur ” ce que vous ne savez pas que vous ne savez pas “, vous devez absolument vous défaire de cette habitude.

Walt Bettinger est convaincu d’avoir tort sur de nombreuses choses. ” La différence entre les dirigeants à succès et les autres ne se trouve pas dans la qualité de leurs décisions “, estime-t-il. Chacun d’entre eux prendra probablement la bonne décision dans 60 % des cas, et de mauvaises dans 40 % des cas. Il est même probable que la proportion soit 55 et 45 %, respectivement. La différence réside dans le fait que le dirigeant à succès identifiera plus rapidement les mauvaises décisions et prendra les mesures nécessaires. Les autres, en revanche, persistent et tentent de convaincre leurs interlocuteurs qu’ils ont eu raison. ”

Si vous croyez vraiment que seule la vitesse à laquelle ils reconnaissent leurs propres erreurs distingue les meilleurs dirigeants des médiocres, alors, faites en sorte d’isoler ces moments où vous avez eu tort. J’ai demandé à Steward Brand, ce visionnaire qui a fondé The Whole Earth Catalog et la communauté Internet The WELL, quel était selon lui l’atout essentiel de son instinct créatif. Il m’a répondu : ” Chaque jour, je me pose la question suivante : sur combien de points ai-je totalement tort ? ”

Les dirigeants doivent donc appréhender cette notion ” d’avoir tort “. Le président des studios d’animation Pixar et Disney Ed Catmull a pour habitude d’aller à la rencontre des nouvelles recrues. Il ne craint pas de leur annoncer publiquement qu’il n’a pas toutes les réponses. ” J’évoque les erreurs que nous avons commises et les leçons que nous en avons tirées. Nous ne voulons pas de gens qui pensent que, parce que nous avons réussi, nous avons forcément raison “, a-t-il expliqué dans un article publié en 2008 dans la Harvard Business Review. Pour Ed Catmull, les erreurs sont acceptées, mais surtout encouragées. Dans son livre Creativity, Inc., il écrit que les erreurs représentent le meilleur moyen d’apprendre rapidement.

Mal à l’aise contre toute attente

La découverte vous amène presque toujours hors de cette zone de confort où vous avez le sentiment de tout contrôler. Comme l’écrivait Joseph Campbell, ” la caverne dans laquelle vous redoutez de pénétrer contient le trésor que vous recherchez “. Quand vous sortez de votre zone de confort, vous êtes davantage sur le qui-vive. Il en va de même quand vous commettez une erreur. Vous êtes beaucoup plus réceptif, comme si vous cherchiez des indices. Tandis que vous tentez de trouver des repères ou de venir à bout d’une situation difficile, votre cerveau est en proie à mille questions. Vous rassemblez toutes sortes d’informations avant de faire un choix. La plupart des PDG ont oublié cette sensation, du moins dans leur travail. Un travail énorme est nécessaire. Après tout, cet état d’alerte est épuisant.

Mais il peut aussi être une source d’inspiration.

Fadi Ghandour, cofondateur de la société de livraison et logistique Aramex à Dubaï, insiste sur l’importance pour les dirigeants de sortir de leur zone de confort. Un jour, alors qu’il arrivait à Dubaï à 2 heures du matin, il a préféré délaisser le taxi de luxe mis à disposition par l’aéroport, pour faire appel à l’un des coursiers de son entreprise. Pendant le trajet, il lui a posé plusieurs questions et écouté attentivement les réponses. Cela a permis d’isoler certains aspects qui limitaient la capacité du coursier à livrer les colis à temps. Le matin suivant, Fadi Ghandour a convoqué les dirigeants locaux et plusieurs coursiers. Tandis que les managers écoutaient, il a posé les mêmes questions en veillant à ce que chacun entende les problèmes (la surcharge de travail des coursiers et les managers inaccessibles).

Il a veillé à ce que la réunion se déroule dans une ambiance favorable à la découverte mutuelle. Personne n’a été mis sur le gril afin d’expliquer pourquoi ces aspects avaient été négligés. Fadi Ghandour a aussi décidé que ce devait être une habitude afin que l’équipe constate les signes avant-coureurs. Désormais, les dirigeants d’Aramex doivent quitter leur bureau de temps en temps et prendre le volant pour quelques courses.

Guy Laliberté, le cofondateur du Cirque du Soleil, est sur la route en permanence, en quête de nouvelles tendances en matière d’architecture, de mode, de musique et de langage. Chaque membre de son entreprise est encouragé à faire de même. Le Cirque publie d’ailleurs un bulletin intitulé Open Eyes qui regorge d’anecdotes racontées par les équipes au cours de leurs voyages. Mais c’est sans doute de retour à Montréal que l’approche de Guy Laliberté est la plus surprenante lorsqu’il s’agit pour lui et son équipe de quitter leur zone de confort. Un jour, il a déclaré à son PDG Daniel Lamarre : ” Je crains que l’on bascule un peu trop dans l’approche ‘entreprise’. J’ai donc recruté un nouvel employé pour toi “. Peu de temps après, un clown en costume d’apparat se présentait au siège de l’entreprise. ” Madame Zazou ” partageait son emploi du temps entre des saynètes et la distribution de pop-corn. Mais elle était tout à fait autorisée à jouer le rôle de bouffon, par exemple en ” participant aux réunions du Comité de direction pour y assurer les présentations de chacun – et se moquer de nous “, explique Daniel Lamarre.

Inhabituellement silencieux

Il existe un autre moyen d’augmenter vos chances de trouver de nouvelles idées et d’obtenir de nouvelles informations tout en repérant les signes de faiblesse : il suffit pour cela de rester silencieux. Vous accéderez ainsi à ces choses que vous ne savez pas que vous ignorez. La plupart du temps, vous devrez arrêter d’envoyer des messages pour en recevoir. A.G. Lafley, qui fut deux fois président et CEO de Procter & Gamble, se pose chaque semaine la question suivante : ” Qu’est-ce qui va éveiller ma curiosité ? “. Il se souvient ainsi que la stratégie exige une grande écoute et une curiosité tout aussi importante.

Le rôle prépondérant du silence revient en permanence lors des entretiens avec les PDG. Hal Barron, directeur de la recherche et du développement chez Calico, la société biotechnologique fondée par Google, l’a bien compris. Selon lui, plus vous engrangez les données avant de ” figer l’image dans votre esprit “, plus vous serez susceptible de parvenir à des hypothèses véritables novatrices. ” Si vous êtes véritablement à l’écoute, sans simplement alimenter votre histoire avec ce qui est dit, vous poserez les bonnes questions, explique-t-il. Car vous ne savez pas encore quelle sera cette histoire. ”

Selon Daniel Lamarre, ” l’une des qualités les plus étonnantes de Guy Laliberté, c’est que lorsque quelqu’un propose une idée complètement folle en réunion, il l’encourage à développer, là où d’autres freineraient des quatre fers “. Même si la plupart se montrent particulièrement sceptiques, Guy Laliberté, lui, répond : ” OK. Continue. Je ne suis pas sûr, mais continue toujours “. Simon Mulcahy, l’un des principaux dirigeants de Benioff chez Salesforce, a constaté qu’il fallait de l’énergie pour amener les autres à parler. Lors des réunions, dit-il, il entend ” le même refrain en boucle dans sa tête : ne dis rien. Pose des questions. Ne dis rien. Pose des questions “.

Les personnes qui écoutent le mieux tentent aussi d’abandonner les idées reçues. Scott Di Valerio, ex-CEO de Coinstar et désormais CFO de RetailMeNot, veille toujours à faire table rase du passé lorsqu’il écoute des personnes à qui il a déjà eu affaire. Les souvenirs ou les préjugés quant à la valeur de leur avis pourraient occulter le message qu’ils comptent communiquer à présent.

Deval Patrick, ex-gouverneur du Massachusetts désormais président de Bain Capital, propose une autre méthode. Il croit fortement au ” pouvoir de la pause “. Selon ses termes, ” nous avons tous tendance à croire qu’il faut forcément combler les temps de silence entre chaque intervention “. La répression de cette impulsion lui a souvent été bénéfique. Surtout lorsque quelqu’un peine à dire au patron que quelque chose ne va pas. ” Si vous patientez quelques instants, cette personne inspirera profondément et franchira le pas “, assure-t-il. Une simple pause amène souvent un grand volume d’informations.

La routine

Le PDG a besoin de l’apport de chacun pour sortir de sa tour d’ivoire et rester au fait de l’évolution du monde autour de lui. Walt Bettinger est convaincu que cet effort paiera. ” Espérer toujours trouver un moyen informel d’obtenir ces informations est dangereux selon moi “, dit-il. Ed Catmull craint lui aussi cette ” déconnexion dangereuse ” qui afflige les dirigeants lorsqu’ils ne parviennent pas à faire la part des choses entre ce qu’ils savent et ce qu’ils ignorent. Déterminé à éviter que Pixar tombe dans un tel carcan, il a mis en place une série d’institutions et de pratiques destinées à ” lutter de manière systématique contre l’autosatisfaction “. Ed Catmull et Walt Bettinger n’en restent pas moins des cas particuliers. Après des centaines d’entretiens, je dois avouer que la majorité des dirigeants, bien qu’ils soient conscients du dilemme généré par le pouvoir et la position de PDG, n’ont pas pour autant trouvé la force ou la manière d’en venir à bout de manière cohérente et régulière.

La solution n’est pourtant pas compliquée : sortez de votre bureau dès aujourd’hui et commettez des erreurs, sortez de votre zone de confort et privilégiez le silence.

Et si vous n’êtes pas PDG, vous développerez un instinct de leader curieux.

Hal Gregersen (Harvard Business Review / mars-avril 2017)

Avant tout, vous devez vous exposer à un maximum de situations et vous rendre accessible afin que vos interlocuteurs aient envie de s’exprimer.

Le PDG a besoin de l’apport de chacun pour sortir de sa tour d’ivoire et rester au fait de l’évolution du monde autour de lui.

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