Bouches cousues

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Dans un futur si proche qu’il ressemble étrangement à notre présent, une clique ultra-conservatrice dirige les Etats-Unis. L’une des premières mesures que prend la présidence encouragée par un entourage issu du clergé est terrible : désormais, les femmes n’auront le droit de prononcer que 100 mots par jour. Et s’il arrivait qu’elles contreviennent à ce quota, le compte-mots qu’elles portent toutes au poignet enverra automatiquement une sentence électrique. Ce n’est pas tout : les femmes ne pourront plus travailler, au motif que leur vie doit être entièrement dédiée à leur famille. Pour Jean McClellan, le couperet est d’autant plus cruel que le langage constituait son travail. Docteure en neurosciences, elle était spécialiste du traitement de l’aphasie, un comble quand on est désormais contrainte de la boucler. L’espoir surgit quand l’entourage du président lui confie la mission de trouver le remède pouvant redonner la parole au frère du locataire de la Maison Blanche, victime d’une attaque cérébrale. En contrepartie, son compte-mots lui est enlevé ainsi que celui de sa fille Sonia, chance inespérée de lui faire connaître la liberté.

Je ne suis plus du genre bavarde.

Dystopie féministe

Cette histoire d’anticipation, Christina Dalcher, connue jusqu’ici pour ses nouvelles, la rumine depuis bien avant l’éclosion du mouvement #MeToo et l’élection de Trump. Comme nous l’a confié l’auteure lors de son passage à la Foire du Livre durant laquelle Vox était présenté en avant-première, l’idée lui est venue alors que les mouvements féministes commençaient à protester contre la présence trop limitée des voix de femmes dans les médias et le débat public. Vox s’inscrit dans la veine de la dystopie féministe qui a connu ces dernières années quelques chefs-d’oeuvre à l’image des best-sellers Dans la forêt de Jean Hegland ou encore La Servante écarlate de Margaret Atwood. Une dystopie dans laquelle Christina Dalcher y va de thèmes qui lui sont chers, et premièrement une certaine idée de l’engagement politique. Son héroïne Jean McClellan semble ainsi avoir été prise par surprise par ce nouveau ” statut ” qui la confine du jour au lendemain au rang de desperate housewife. Sa carrière fut en effet longtemps son seul objectif. Brillante scientifique, elle était restée volontairement à l’écart des mouvements de protestation qui pressentaient le pire. Et c’est avec regret qu’elle vit sa nouvelle vie, se remémorant un passé autrement plus émancipateur.

” Les gens doivent rester attentifs sans forcément être militants, nous met en garde Christina Dalcher. Notre responsabilité est d’user de notre voix comme d’un engagement social. Le paradoxe avec Jean McClellan est qu’elle a travaillé toute sa vie sur l’aphasie, l’absence de parole, et qu’elle n’a jamais utilisé sa voix politique. S’il y a un message dans Vox, c’est celui-ci : usez de votre voix pour préserver votre place dans la société. ” En d’autres termes, ne laissez pas les autres prendre votre place.

Thriller efficace

Ce qui frappe aussi dans Vox, c’est la redéfinition des relations au sein de la famille de Jean. Celle-ci s’émeut de l’apparente indifférence de son mari à la nouvelle donne morale. Patrick, qui travaille pour le nouveau gouvernement, semble en effet se complaire dans son confort de chef de famille, qui ramène au foyer de quoi nourrir femme et enfants. Et que dire de l’antipathie croissante entre Jean et son fils aîné Steven ? Ce dernier s’est accommodé avec une rapidité folle à la place accordée aux femmes, quitte à rejoindre un mouvement de jeunesse en phase avec ces valeurs, nouveau radicalisme traité ici sans ressorts faciles. De ces deux volets à la fois politiques et intimes, Christina Dalcher tire les ressorts dramatiques d’un thriller efficace et frissonnant tant il touche à une réalité palpable. Tout peut changer très vite, nous avertit-elle.

Christina Dalcher, ” Vox “, éditions Nil, 432 pages, 22 euros.

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