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Le grand retour de la valeur d’usage ?

Qu’est-ce que la valeur d’un objet ou d’une entreprise ? Pourquoi, et comment, attribue-t-on de la valeur à une chose ? Depuis Aristote, philosophes et économistes se sont efforcés d’apporter une réponse claire à cette simple question.

Qu’est-ce que la valeur d’un objet ou d’une entreprise ? Pourquoi, et comment, attribue-t-on de la valeur à une chose ? Depuis Aristote, philosophes et économistes se sont efforcés d’apporter une réponse claire à cette simple question.

La plupart s’accordent pour dire que la valeur trouve sa source dans la rencontre entre un sujet et un objet. Pour le sociologue Georg Simmel, la valeur est un jugement porté par l’individu sur la chose. Mais de quel type de jugement parle-t-on exactement ? Tout d’abord, la valeur n’est pas seulement un jugement économique : étymologiquement, elle désigne avant tout une norme morale, qui nous permet de distinguer le bien du mal. L’un des termes les plus fondamentaux de l’économie présente ainsi une singulière proximité avec la morale.

Cela n’a rien de surprenant : Adam Smith lui-même ne se considérait-il pas avant tout comme un philosophe moraliste ? Ensuite, la source de la valeur économique a toujours été sujette à controverse. Aristote opposait déjà la valeur d’usage (que l’on retire de l’utilisation de l’objet) et la valeur d’échange (que l’on peut obtenir en vendant l’objet). Smith s’est d’ailleurs appuyé sur l’analyse d’Aristote dans son exemple célèbre de l’eau et du diamant : certains biens, comme l’eau, auraient une valeur d’usage élevée mais pas de valeur d’échange. Au contraire, d’autres biens, tel un diamant, auraient une valeur d’usage faible mais une valeur d’échange élevée. Dans le premier cas, la valeur est indissociable du bien ; dans le second, c’est un groupe humain qui fixe la valeur, indépendamment du bien. Ainsi, les diamants n’avaient aucune valeur pour les peuplades américaines avant l’arrivée des colons. Ce n’est qu’à la fin du 19e siècle que les économistes classiques et Marx ont rapproché la valeur d’usage de la quantité de travail nécessaire à la production de l’objet.

Exit le concept d’Aristote ?

Par la suite, les différents modèles de valorisation d’actifs, tel le discounted cash flow model (DCFM), se sont efforcés de combiner la valeur d’usage et la valeur d’échange, en mettant le plus souvent l’accent sur cette dernière. En simplifiant, le DCFM comporte deux inconnues principales : le cash que la société devrait générer dans le futur et le taux d’actualisation (basé principalement sur les conditions de marché et le risque). L’estimation des cash flows futurs correspond à une estimation de la valeur d’usage de l’entreprise. Le taux d’actualisation permet quant à lui de ramener cette valeur d’usage à une valeur d’échange. Le DFCM n’est d’ailleurs qu’un des modèles utilisés pour valoriser une entreprise. In fine, le prix payé dépendra de ce que l’acquéreur sera prêt à payer. Le plus souvent, c’est donc la valeur d’échange qui détermine aujourd’hui la valeur de l’entreprise ou de l’objet.

Exit donc la valeur d’usage, ce vieux concept d’Aristote aujourd’hui démodé ? Les questions que beaucoup se posent actuellement peuvent laisser penser le contraire : la crise financière de 2008 n’a-t-elle pas montré les limites de la fixation de la valeur sur la base quasi unique de critères d’échange ? Le regain d’attention pour l’analyse du “sous-jacent” ne témoigne-t-il pas d’un regain d’attention pour la valeur d’usage ? Les défis écologiques actuels ne nous rappellent-ils pas que la valeur d’une chose ne peut pas être uniquement déterminée par l’échange ? La “juste” valorisation de la forêt équatoriale ou de la qualité de l’atmosphère ne doit-elle pas prendre en compte sa valeur d’usage pour les générations futures ? N’est-ce pas ce que font déjà certains fonds publics latino-américains qui achètent des parcelles de forêt pour les revendre à des acheteurs qui garantissent leur préservation, à des prix censés intégrer la valeur d’usage future de la forêt ?

Comme le remarque Kevin Marechal, docteur en sciences économiques, chargé de recherche au sein du CEESE-ULB, “les choses sont plus ambiguës”. “Dans les approches telles que celles des fonds publics latino-américains, il y a implicitement une sorte d’équivalence entre d’une part valorisation et monétarisation (qui n’est qu’une forme de valorisation possible) et d’autre part entre valeur d’usage et possibilité d’usage dans le futur”, assure-t-il. “On touche làà la difficulté qu’ont les économistes de trouver un moyen de tenir compte de l’environnement.

L’un des pièges est de recourir au marché comme indicateur de la valeur des biens communs. Pour tenir compte de la valeur d’usage, on recourt ainsi paradoxalement aux prix du marché, fonctionnant par essence sur la valeur d’échange ! En outre, ce marché et les outils économiques d’évaluation servant à cette valorisation sont peu aptes à traiter des services rendus par les actifs environnementaux. Cela est principalement dûà la présence de certaines caractéristiques, telle l’irréversibilité de certains effets à long terme, particulièrement délicates à gérer à l’aune du modèle économique traditionnel. On touche làà la différence essentielle entre l’économie classique de l’environnement et l’économie dite écologique qui pense moins la sphère économique comme un système indépendant mais comme un sous-système ouvert, inclus dans la biosphère”, conclut-il.

Quelles approches de la valeur seront donc les plus à même de maintenir une terre habitable pour l’être humain ? Une seule chose est sûre : de telles approches seront “sans prix”, leur valeur sera “sans commune mesure”.

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