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L’innovation, pour quoi faire ?

La nature, le tout de la réalité dont nous faisons partie, est d’une complexité infinie. Pour l’appréhender, le cerveau humain n’a pas d’autre remède que de simplifier la réalité au travers de catégories, des “boîtes” dans lesquelles il classe et reclasse incessamment toute chose.

La nature, le tout de la réalité dont nous faisons partie, est d’une complexité infinie. Pour l’appréhender, le cerveau humain n’a pas d’autre remède que de simplifier la réalité au travers de catégories, des “boîtes” dans lesquelles il classe et reclasse incessamment toute chose. L’idée de catégorie, qui a pris ses lettres de noblesse avec Aristote, est l’une des grandes inventions de la philosophie et est le fondement même de toute gestion. Ainsi, un directeur des ventes définit des marchés, qu’il divise ensuite en segments ; un DRH pense en “grades”, “années d’ancienneté” ou “niveaux de potentiel” ; la tâche de Gérard Mestrallet, patron de GDF Suez, consiste principalement, comme il semble l’avoir dit un jour, à”ranger de manière optimale les pots de confiture – les business units – dans des boîtes, sur les différentes étagères”.

Si ces “boîtes” nous sont donc indispensables pour penser et agir, elles ont également le désavantage de nous enfermer dans des schémas de pensée figés. Cela est d’autant plus problématique que la réalité, elle, évolue en permanence. Il arrive donc un moment où nos schémas de pensée, bien utiles jusque-là, ne conviennent plus pour comprendre le monde extérieur. Il faut alors penser “hors des boîtes” (thinking out of the box). Mieux, il nous faut inventer de nouvelles “boîtes”, de nouvelles façons de penser le monde : thinking in new boxes (1).

Ces quelques considérations induisent à distinguer l’innovation de la créativité. Ainsi pour Luc de Brabandère, partner au Boston Consulting Group et philosophe d’entreprise, l’innovation consiste à changer la réalité, tandis que la créativité consiste à modifier la perception de la réalité. L’innovation requiert des actes continus, le plus souvent par une équipe. Elle prend un certain temps àêtre mise en £uvre et son impact est mesurable. La créativité est au contraire le fruit de la réflexion d’individus. Elle est sporadique et peut survenir en un instant, par surprise. Son impact n’est pas mesurable. Cela explique pourquoi des entreprises qui consacrent des moyens considérables à l’innovation peuvent malgré tout manquer cruellement de créativité. Le fait que l’iPod, dont le concept diffère finalement assez peu d’un walkman, n’ait pas été inventé par Sony en est l’exemple parfait. Des idées proches de l’iPod ont bel et bien émergé au sein de l’un ou l’autre brainstorming chez Sony. Mais elles n’ont pas été exploitées : la perception de la réalité par les dirigeants de Sony était tellement figée qu’elle les empêchait d’y voir un quelconque intérêt.

Ce type de résistance au changement de perception n’est pas le propre des entreprises. Elle peut se manifester au niveau de la société dans son ensemble. L’utilitarisme, l’efficacité de la concurrence ou l’impératif de la croissance sont par exemple des idées largement partagées, même inconsciemment, par la plupart des citoyens du monde. Elles se sont révélées très utiles et ont largement contribué au développement économique sans précédent durant les derniers siècles. Elles n’en restent pas moins, comme toutes les idées, des hypothèses de travail qui facilitent mais rigidifient aussi notre perception de la réalité alors que celle-ci est complexe et changeante. Il faut donc bien se garder de considérer ces idées comme “naturelles”.

Ne devons-nous pas dès lors oser remettre en cause l’idée selon laquelle une innovation doit être rentable d’un point de vue financier pour être poursuivie ? Que faut-il penser d’une société dans laquelle les défenseurs de la recherche fondamentale ou des sciences sociales en sont réduits à les justifier sur la base qu’elles sont malgré tout rentables, mais à plus long terme ? Pratiquement, quels changements dans nos schémas de pensée seraient-ils en mesure de stimuler l’innovation dans le traitement des maladies “orphelines”, dont le marché est trop petit pour en assurer la rentabilité ? Quels changements de perception pourraient-ils accélérer le développement de certaines technologies “vertes” alors même qu’elles vont à l’encontre d’intérêts bien établis ? Quels changements permettraient-ils de réduire le risque que des innovations soient “dévoyées” de leurs applications premières ? La titrisation (la transformation de créances en titres financiers) est emblématique à cet égard. A priori positive, cette innovation s’est accompagnée d’une radicalisation dans les années 1990 de la perception que les investisseurs avaient du niveau de rentabilité”normal” que devaient poursuivre les banques : on est passé de 10 à 15 %, voire 25 %. Ce changement de perception, malheureux car irréaliste, combinéà la titrisation, a formé un cocktail “explosif”.

“Un bon patron n’hésite jamais mais doute toujours”, conclut Luc de Brabandère. Ce doute semble bien nécessaire aujourd’hui pour questionner et dépasser certains principes qui régissent notre système économique. Car si Héraclite a raison, nous n’avons le choix qu’entre deux options : soit nous nous efforçons de changer proactivement notre perception de la réalité afin qu’elle colle le plus possible à la réalité même, ce qui peut nous amener à crier “Eureka !” ; soit la réalité nous fait savoir par une crise ou une catastrophe que notre perception est dépassée et c’est dans la douleur que nous devons soupirer “Caramba !” Qu’une entreprise reste figée dans une vision du monde n’est pas dramatique pour la société : le “Caramba !” d’une entreprise est l'”Eureka !” d’une autre. Pour le monde globalisé qui est le nôtre, il en va autrement. Saurons-nous être collectivement “créatifs”à temps ?

(1) Titre du prochain livre de Luc De Brabandère, qui a publié, entre autres, La Valeur des Idées, en 2007, chez Dunod.

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