L’évaluation immobilière à portée de clics, attention danger ?

"Il est clair que nos gouvernements ne font pas le jeu d'Hannah mais bien des spéculateurs, qu'ils soutiennent dans leur frénésie d'achat." © Getty images

Polyvalents du secteur immobilier, les experts en évaluation immobilière voient venir les modèles d’estimation automatiques avec une certaine inquiétude.

Vous aimeriez savoir combien vaut votre habitation ? Avez-vous déjà songé à la piste do it yourself ? C’est possible sur Internet. Il suffit d’encoder l’adresse, de répondre à quelques questions concernant l’immeuble et quelques minutes plus tard, vous pouvez télécharger – souvent gratuitement – une estimation de prix détaillée.

D’une simplicité enfantine mais en apparence seulement, car derrière cet outil très pratique se cache un modèle statistique relativement complexe, qui synthétise les données propres à l’immeuble et les données publiques pertinentes comme les historiques de prix et les infos socio-économiques. En Belgique, Immoportus, Immochecker et le site d’annonces immobilières Realo, notamment, proposent pareil service en ligne. Realo base son estimation sur 450 variables algorithmiques liées à l’adresse. Le site annonce une marge d’erreur moyenne (la différence entre l’estimation et le prix demandé) d’à peine 8,32 %.

Reconnaissance problématique

L’estimation en ligne présente plusieurs avantages : rapide, facile, bon marché voire gratuite. Et parfois étonnamment précise. Les experts doivent-ils s’inquiéter pour leur avenir ? Realo joue la carte de l’apaisement. ” C’est un point de départ pour l’estimation du prix de vente d’un bien, pas une expertise officielle “, peut-on lire dans la notice explicative. Realo conseille d’ailleurs aux futurs vendeurs de consulter un expert ou un agent immobilier agréé.

David Martens du bureau d’expertise immobilière Martens & Co et président de la chambre des experts immobiliers (KAVEX) n’y voit pas de menace dans l’immédiat. ” Pour l’immobilier résidentiel, ce genre d’outil indicatif, à prendre avec une certaine prudence, peut s’avérer intéressant, estime-t-il. Il n’existe pas encore d’outils d’estimation en ligne pour l’immobilier purement professionnel. Et je ne pense pas qu’il y en aura un jour. ”

Tous les experts ne sont pas rassurés pour autant. La profession est exercée par de très nombreux acteurs (lire l’encadré ” Du géomètre aux Big Four ” plus bas), tantôt à titre d’activité principale, tantôt en complément d’autres services. Architectes, courtiers, notaires, ingénieurs, syndics, ils sont nombreux à offrir leurs services d’expert à titre occasionnel. Comme le souligne Philippe Janssens, CEO du bureau d’expertise Stadim, l’accès à la profession n’est pas réglementé. ” Vous pouvez fort bien visser une plaque ‘expert immobilier’ sur votre façade. C’est ainsi que j’ai débuté “, dit-il en riant. Sa fille Céline, associée chez Stadim, s’interroge sur l’absence de réglementation. ” Il faudrait une plus grande transparence, clame-t-elle. Certains cow-boys tapent un prix au feeling. Sans fondement, sans explication, sans compte rendu. Ce ne devrait pas être possible. ”

La profession d’expert immobilier requiert des compétences à la fois analytiques et commerciales.

Guibert de Crombrugghe du bureau d’expertise immobilière Crombrugghe & Partners estime, lui aussi, la réglementation de la profession à la fois ” hautement souhaitable ” et ” très improbable “. ” Comme la profession est exercée par des spécialistes de tous bords, les intérêts sont extrêmement divergents, analyse-t-il. C’est un véritable noeud gordien auquel les politiques ne veulent pas se frotter. ”

Le secteur n’est pas dénué de règles pour autant. La Royal Institution of Chartered Surveyors (RICS) est la référence internationale en matière de respect de la déontologie. Les experts affiliés à la RICS sont très appréciés dans les milieux professionnels. Chez nous, le contrôle financier du marché professionnel est exercé indirectement par la FSMA. Ainsi par exemple, les sociétés immobilières réglementées (SIR) sont obligées de faire estimer leur portefeuille immobilier chaque trimestre. Elles peuvent choisir leur expert mais celui-ci doit être agréé par la FSMA. ” La FSMA vérifie probablement les références et la structure organisationnelle, précise Guibert de Crombrugghe. L’affiliation à la RICS constitue sans aucun doute un atout. Quasi tous les experts de SIR sont membres de la RICS. ”

Philippe Janssens, CEO de Stadim, et sa fille Céline, associée
Philippe Janssens, CEO de Stadim, et sa fille Céline, associée© PG/Rudi Van Beek

Indépendance

L’indépendance que l’on est en droit d’attendre de la part d’un expert pose un réel problème de déontologie. N’y a-t-il pas conflit d’intérêts lorsqu’un expert fait une estimation de prix à la demande d’un candidat-acheteur d’un côté et conseille le vendeur en qualité de courtier de l’autre ? On peut aussi se demander si les experts liés à une organisation sont en mesure d’agir effectivement en toute indépendance (lire l’encadré ” On ne risque pas sa réputation comme cela ” plus bas). Guibert De Crombrugghe reproche aux agences immobilières d’être trop étroitement liées au marché et de promouvoir les activités de courtage plus lucratives. ” Ce faisant, l’expert ne peut garantir l’indépendance indispensable à l’exercice à long terme de sa profession “, assure-t-il.

Réponse de Kris Peetermans, codirecteur du service valuation & advisory chez Cushman & Wakefield : ” La soi-disant indépendance est précisément un point faible. Grâce à nos courtiers, nous disposons d’informations up-to-date sur le marché. Nous sommes en phase avec la réalité. Ce n’est pas parce que le loyer de bureaux est annoncé à 200 euros/m2 que c’est effectivement le cas. Il se peut que le propriétaire ait accordé quelques mois de location gratuits ou une participation aux frais d’aménagement. Un loyer de 150 euros/m2 est peut-être plus proche de la réalité. Ce genre d’information est fondamental pour une évaluation correcte. ”

Guibert de Crombrugghe n’est pas convaincu. ” Les agents immobiliers ne traitent qu’une petite partie du marché, affirme-t-il. Qui plus est, de nombreuses transactions s’effectuent sans l’entremise d’un agent. ” Philippe Janssens confirme : ” Je pense que nous voyons plus de projets que bon de nombre de promoteurs qui ne connaissent que leur propre portefeuille. Nous voyons donc aussi plus d’immeubles que de nombreux courtiers. ”

Selon Michel Van Geyte, co-CEO de Leasinvest, un expert doit avant tout disposer de références en suffisance. ” Pour les grandes agences indépendantes, cela ne pose aucun problème, dit-il. Quant à être en phase avec le marché, j’ai des doutes. Les Big Four sont fiscalement et financièrement très solides, mais je doute qu’ils puissent citer le prix exact d’un bien. Ils ne sont pas assez proches du marché. ”

Différentes méthodes d’expertise

N’importe qui peut devenir expert. Mais n’importe qui est-il capable d’expertiser ? ” La profession requiert des compétences à la fois analytiques et commerciales “, indique Christophe Ackermans, également codirecteur du service valuation & advisory chez Cushman & Wakefield. ” Ainsi qu’une connaissance large et approfondie du secteur immobilier, ajoute son collègue Kris Peetermans. Voilà 22 ans que j’exerce ce métier. Je n’ai eu le sentiment de tout maîtriser qu’au bout de 10 ans. Car il faut connaître tous les segments immobiliers dans les moindres détails. Dans l’immobilier commercial, par exemple, il y a de grosses différences entre les shoppings, les rues commerçantes et les retail parks. L’énorme quantité d’informations doit être constamment actualisée. ”

” Ce n’est pas un métier de solitaire, insiste Céline Janssens. Une estimation n’est pas l’oeuvre d’un seul homme mais de toute une équipe. On discute du dossier avec ses collègues, on les consulte pour une expertise spéciale. C’est pourquoi nous demandons à nos collègues de travailler le plus possible à l’agence plutôt qu’à la maison. ”

Certains cow-boys tapent un prix au feeling. Sans fondement, sans explication, sans compte rendu.” – Céline Janssens (Stadim)

Pour estimer l’immobilier professionnel, les grands bureaux appliquent trois méthodes, parfois conjointement. La méthode discounted cash flow tient compte de tous les flux d’argent qui peuvent être générés par le bâtiment. La méthode de capitalisation se base sur la valeur locative potentielle du bâtiment et sur le rendement escompté (yield). La troisième méthode prend en considération les points de référence pour les transactions similaires.

Ces trois méthodes sont-elles aussi fiables l’une que l’autre ? ” Il n’y a pas une méthode unique pour toutes les expertises, répond Guibert de Crombrugghe. Il peut s’avérer utile d’appliquer les différentes méthodes en parallèle. Mais la technique la plus appropriée doit peser le plus lourd sur la conclusion finale. Il faut aussi prendre en compte l’avis des acteurs qui jouent un rôle décisif sur le marché. Si les principaux investisseurs sont disposés à payer un certain rendement pour un certain flux de location, il est normal d’en tenir compte dans les analyses et les expertises. ”

Pour Philippe Janssens, une estimation est bien plus qu’un chiffre basé sur le marché et le contexte. ” C’est aussi et surtout un avis constatif, insiste-t-il. Le métier d’expert demande une bonne dose de créativité. Il faut investiguer le potentiel supposé d’un bien, d’une parcelle, d’un projet, etc. ”

Même son de cloche du côté de Michel Van Geyte. ” Les professionnels de l’immobilier font parfois l’erreur de se focaliser exclusivement sur la conclusion du rapport : quelle est la valeur du bien ? La méthode et la conclusion sont importantes, évidemment, mais il n’y a pas que cela. Le rapport fait également état des hypothèses sur lesquelles se base l’expert. C’est nettement plus intéressant. En fin de compte, c’est toujours l’acheteur qui détermine la valeur. En Autriche, nous envisageons d’acheter une petite parcelle jouxtant un centre commercial qui nous appartient. Le prix est assez exorbitant et mon expert conclura probablement que le terrain ne vaut pas le prix demandé. Mais pour moi il le vaut, précisément parce qu’il est situé juste à côté de notre centre commercial. ”

Evolution vers deux marchés

 Kris Peetermans (Cushman & Wakefield):
Kris Peetermans (Cushman & Wakefield): “Voilà 22 ans que j’exerce ce métier. Je n’ai eu le sentiment de tout maîtriser qu’au bout de 10 ans.” © PG

Les différents bureaux insistent sur la charge de travail que représente l’expertise professionnelle qui requiert également des connaissances à la fois variées et spécialisées. Les honoraires sont sous pression du fait notamment de la concurrence acharnée. A en croire Céline Janssen, les acteurs immobiliers se focalisent trop sur le prix de l’estimation. ” Nos honoraires sont parfois insignifiants par rapport à la plus-value que le client arrive à réaliser grâce à notre entremise, que nous lui faisions part d’une opportunité ou le mettions en garde contre un faux pas. ”

Selon Kris Peetermans, la pression est telle que les tarifs appliqués rendent peu à peu l’exercice de la profession non rentable. ” L’estimation automatisée pourrait faire en sorte que l’exercice reste abordable et rentable, opine-t-il. Mais le client doit avoir conscience que l’estimation automatisée n’offre pas le même niveau de confort. ”

Ce qui nous ramène à notre première question : les algorithmes intelligents risquent-ils, à terme, de remplacer les experts ? ” Nous pensons que le marché va se scinder en deux, répond Kris Peetermans. D’un côté les estimations de base bon marché en grande partie automatisables. De l’autre les estimations pour lesquelles l’expérience et le savoir-faire de l’expert sont indispensables. ”

Qu’est-ce qu’une dépense de quelques milliers d’euros pour le rapport d’évaluation d’un bien de 30 ou 40 millions d’euros ?” – Michel Van Geyte (Leasinvest)

Céline Janssens est beaucoup plus sceptique quant à l’éventuelle automatisation de l’expertise : ” Je suis peut-être trop conservatrice mais franchement, je n’y crois pas. Dans l’immobilier professionnel, les caractéristiques techniques de l’immeuble sont hyper importantes et doivent être prises en compte. Ce bâtiment-là est équipé de vieux bacs airco. Ici, le conditionnement d’air est intégré au plafond. Les caractéristiques énergétiques varient aussi considérablement d’un bâtiment à l’autre. Les possibilités sont plus nombreuses dans l’immobilier résidentiel. Même si, dans l’ensemble, notre patrimoine immobilier est tellement varié que c’est tout sauf évident. Aux Pays-Bas, les habitations sont parfois toutes semblables dans des rues entières, voire des quartiers entiers. En Belgique, il n’y a pas deux maisons pareilles. Pour actualiser le système, il faut suivre le marché de très près. J’ai déjà vu de bons résultats mais j’ai vu aussi des estimations complètement farfelues. ”

” Tout dépend des informations dont on dispose, explique Guibert de Crombrugghe. Le principe garbage in, garbage out prévaut. Autrement dit, si vous entrez de mauvaises données, vous obtiendrez de mauvais résultats. ” Et c’est là que le bât blesse, ajoute-t-il. Les données disponibles sont insuffisantes en Belgique. Guibert de Crombrugghe l’explique en partie par un problème de mentalité. ” Les pays où le marché immobilier est transparent attirent davantage les investisseurs internationaux, conclut-il. D’où des prix plus corrects et plus de liquidités. En Belgique, tout le monde souhaite plus de transparence pour autant que les informations relatives à ses propres transactions restent secrètes. ”

“On ne risque pas sa réputation comme cela”

“La déontologie interdit à l’expert de servir d’autres intérêts. Quant à savoir si cette règle est respectée dans la pratique…” Philippe Janssens, du bureau d’expertise Stadim, se montre plutôt dubitatif sur la question de l’indépendance. Guibert de Crombrugghe ne se fait pas d’illusions non plus mais semble aussi plus combatif. “Conformément à la loi initiale relative aux sicafi (précurseurs des SIR, Ndlr), l’expert ne pouvait obtenir un quelconque avantage à l’occasion d’une opération sur un actif d’une sicafi ou d’une société dont il avait le contrôle, explique-t-il. Au départ, les grandes agences ont pas mal hésité à se lancer dans ce segment de marché. La correction d’un seul mot dans la nouvelle loi a suffi à lever leur réticence. Elle stipule aujourd’hui que l’expert ne peut obtenir un quelconque avantage patrimonial à l’occasion d’une opération sur un actif de la SIR.”

“Pour nous, la question de l’indépendance est un faux problème, réagit Kris Peetermans de Cushman & Wakefield. Il est faux de croire que la ligne de démarcation entre les experts et les autres départements n’est pas respectée.” Son collègue Christophe Ackermans précise que la structure de l’entreprise et les outils ICT ont été conçus en ce sens. “Notre réputation est notre principal atout, soutient-il. On ne badine pas avec sa réputation.” “Effectivement, assure Kris Peetermans. Christophe et moi travaillons dans ce secteur depuis plus de 20 ans. Il faut des années pour se forger une bonne réputation. On ne la risque donc pas pour faire cadeau d’un quick deal à un collègue.”

Qu’en pense le client ? Michel Van Geyte, de Leasinvest, qui collabore avec Stadim et Cushman & Wakefield, fait une distinction entre ses activités en Belgique et à l’étranger. “Sur le marché belge, nous n’attachons pas tellement d’importance à l’indépendance de l’expert, dit-il. Quand on envisage un achat immobilier en Belgique, on demande une estimation mais – en toute modestie – je pense qu’on est parfaitement capable d’estimer le prix du bien. C’est notre marché tout compte fait. A l’étranger, nous n’hésitons pas à recourir à un expert pour nous faire une idée précise des prix en vigueur. Dans ce cas, l’indépendance de l’expert est fondamentale. Les investisseurs étrangers paient parfois trop cher l’immobilier belge, à nos yeux. Nous ne voulons pas commettre la même erreur à l’étranger. C’est pourquoi nous demandons parfois deux évaluations. Qu’est-ce qu’une dépense de quelques milliers d’euros pour le rapport d’évaluation d’un bien de 30 ou 40 millions d’euros ? Nous consultons de préférence des experts indépendants. Nous ne tenons pas à ce que les différents intervenants se mettent d’accord entre eux ou informent un investisseur local que le dossier est sur le marché.”

Du géomètre aux Big Four

Bon nombre d’acteurs exercent la profession d’expert en évaluation immobilière. Dans l’immobilier résidentiel, il s’agit le plus souvent de géomètres-experts et d’agents immobiliers. Ces derniers offrent souvent ce service à titre plus ou moins gracieux dans l’espoir de décrocher le mandat de vente.

Pour ce qui est de l’immobilier professionnel, les grands bureaux comme JLL, CBRE, BNP Paribas Real Estate et Hugo Ceusters offrent leurs services d’expertise. Cushman & Wakefield est sans conteste le leader du marché avec – selon ses propres dires – une part de marché avoisinant les 50 %. Il existe aussi en Belgique quelques grands bureaux indépendants comme Stadim, de Crombrugghe & Partners, Expertises GALTIER Valorem et Troostwijk-Roux Expertises. Grande nouveauté : les Big Four, PwC et Deloitte en tête, se sont également lancés sur le marché de l’expertise immobilière.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content