De nouveaux genres de magasins

Uplace, à Machelen. © DR

A l’heure où on peut tout acheter en ligne, pourquoi le consommateur arpenterait-il encore les rues marchandes et les centres commerciaux ? Le “nouveau magasin” n’est pas une machine de vente mais un lieu d’expérience.

Du 16 au 18 novembre se déroulera, à Cannes, le salon de l’immobilier commercial Mapic. Au cours de cet événement international où se rencontrent retailers et professionnels de l’immobilier, il est de tradition de décerner des prix. Dans la catégorie “Meilleur nouveau concept de retail”, le nouveau flagship store d’Asics, à Amsterdam, figure sur la liste de nominés. Comme il convient à un magasin phare, c’est avant tout une vitrine branchée destinée à mettre en valeur la collection complète de chaussures et de vêtements de sport de la marque japonaise. Mais c’est plus qu’un magasin. Dans le Running Lab, le visiteur peut mesurer ses capacités de coureur tandis qu’à l’aide d’un scanning en 3D de son pied, il peut trouver la chaussure de course qui lui conviendra le mieux. Le Running Club, pourvu quant à lui de cabines d’essayage, de douches et de casiers, est le point de départ idéal pour un jogging dans le Vondelpark tout proche.

L’établissement amstellodamois d’Asics est un bel exemple d’une nouvelle génération de magasins. Ce sont des lieux où il est possible de vivre des expériences. On peut naturellement aussi y faire des achats mais ce n’est pas toujours l’objectif prioritaire. Dans le livre Experience shopping, publié par Lannoo et le promoteur immobilier Uplace, l’auteur Ann De Kelver explique, force exemples à l’appui, que le secteur du retail entre à présent dans “l’ère de l’expérience”.

L’Experience shopping s’inscrit dans le concept plus large de l’ experience economy que les professeurs d’université Joseph Pine et James Gilmore ont introduit dans leur ouvrage intitulé Experience Economy, publié en 1999. Les auteurs expliquaient que l’économie classique basée sur la commercialisation de biens était à bout de souffle. Et qu’il en allait de même pour l’économie basée sur la prestation de services. Nous continuons naturellement à produire des biens et à fournir des services mais selon Joseph Pine et James Gilmore, ces activités ne suffisent plus à créer de la croissance économique. Pour eux, l’expérience est l’étape suivante dans la création de valeur. Un pas que beaucoup d’entreprises sont en train de franchir, certaines avec plus d’enthousiasme que d’autres. Pour les deux professeurs, Starbucks est un bel exemple pratique qui illustre leur théorie. Starbucks ne vend pas un produit (un paquet de café) ou un service (une tasse de café) mais une expérience : un café, un service de qualité dans un endroit agréable où l’on peut s’accorder un moment de repos. Autrement dit : chez Starbucks, on ne paie pas pour le café mais pour un quart d’heure de quality time.

Le paradis du shopping “versus” le parc d’attractions

L’évolution vers des “magasins d’expérience” n’est pas dissociable du succès croissant du shopping en ligne. Dans son étude Retail 2020, le consultant immobilier international Jones Lang LaSalle prédit qu’en 2020, dans les marchés matures, plus de la moitié de toutes les transactions retail dans le non food se feront par voie numérique. Il va de soi que ce changement a aussi des implications pour les canaux de distribution classiques. Selon Bart Canini, de l’agence de concept et design Creneau International, “un magasin était par essence un lieu où l’on faisait du commerce. Internet a partiellement vidé cette fonction de son contenu. Et l’Internet mobile renforce encore davantage cette évolution. Aujourd’hui, je peux, par exemple, faire du shopping avec mon smartphone en attendant le bus. Le commerçant doit donc donner à ses clients une raison de venir dans son magasin. Un bon produit ne suffit plus. Il faut pouvoir enthousiasmer le client, le surprendre en lui faisant goûter, essayer, sentir des choses et en suscitant chez lui des émotions. Cela implique cependant aussi qu’il faut parfois sacrifier de l’espace de magasin réservé aux produits. Un message qui, en ces temps de crise, est difficile à faire passer chez beaucoup de commerçants…”

“Il n’y a pourtant plus moyen de faire marche arrière”, estime Lorin Parys, COO de Uplace, qui veut créer dans la zone du canal de Machelen “une destination d’expérience one stop” (lire aussi “Ne traitez pas Uplace de centre commercial”, p. 60). “L’ experience shopping n’est pas une tendance passagère, ce n’est pas quelque chose qui est hot aujourd’hui et qui s’estompera demain. En fait, il s’agit de l’essence de ce que les gens veulent : ils désirent prendre part à des expériences uniques, découvrir de nouvelles choses, être surpris…. L’expérience de shopping évoluera toujours avec l’air du temps”, affirme Lorin Parys en se référant à une enquête qui a tenté de cerner ce que les Européens entendent par le terme “luxe”. Seulement 44 % des Européens définiraient le luxe comme un bien-être matériel. Une majorité associerait cette notion à des expériences enrichissantes (38 %) ou au temps que l’on peut enfin prendre (18 %). “La dématérialisation du luxe est aussi une indication de la maturité d’une économie, poursuit Lorin Parys. Dans les pays scandinaves, le pourcentage de gens qui répondent que le luxe est une denrée que l’on peut acheter est même inférieur à 44 %. Mais en Bulgarie, par contre, une nouvelle Rolex est encore pour beaucoup de consommateurs le summum du luxe…”

Autre conséquence de la révolution internet : l’impact des mass medias diminue. En ces temps d’interactivité, les marques éprouvent plus de mal à faire passer leur message par la voie unidirectionnelle des campagnes publicitaires classiques. Cela est une bonne nouvelle pour le statut du magasin physique car tout en étant un canal de distribution, il devient de plus en plus un instrument de marketing. “Le magasin devient un lieu où les visiteurs sont plongés dans une expérience de la marque. Les flagship stores d’Apple en sont l’exemple ultime. Il y a 10 ans, Apple n’avait pas ses propres boutiques. A l’époque, c’était un producteur de microélectronique qui avait recours à la distribution multicanal”, commente Lorin Parys. Il conclut que le shopping est de moins en moins fonctionnel. Le public qui fréquente une rue commerçante ou un centre commercial, n’y vient pas avec sa petite liste de courses en poche. “Le shopping est aujourd’hui une distraction, estime le COO. Paul Kelly, le CEO du grand magasin britannique Selfridges, a affirmé à ce propos : “Nous sommes plus en concurrence avec les cinémas et les parcs d’attractions qu’avec d’autres grands magasins.” Ces propos résument parfaitement la situation. Le magasin M&M World, sur Times Square à New York, est une attraction touristique qui jouit d’une énorme popularité. Or c’est un magasin axé sur des friandises en chocolat…”

Le recours à l’authenticité

Pour les détaillants en difficulté, le message est clair : transformez votre magasin en un lieu “d’expérience” et la réussite sera garantie. Toutefois, Lorin Parys reconnaît que ce n’est pas aussi simple. “On ne peut pas métamorphoser un magasin qui vend un mauvais produit ou dont le rapport qualité/prix laisse à désirer, en une affaire à succès simplement en y ajoutant une expérience. Mais cela rendra un produit fort encore plus fort.”

Une étude révèle que le recours à l’authenticité peut être l’une des manières d’ajouter de l’expérience à un environnement commercial. “Dans notre pays, c’est ce que fait Le Pain Quotidien, explique la chercheuse belge Ann Petermans. Des tables rustiques, l’odeur du pain fraîchement cuit, la musique classique, etc. sont autant d’éléments qui plongent le client dans une ambiance authentique.” Les auteurs Joseph Pine et James Gilmore considèrent eux aussi l’authenticité comme un facteur crucial de succès dans l’expérience de shopping. Ils ont d’ailleurs intitulé Authenticity l’ouvrage qui fait suite à The Experience Economy. Mais, remarque Ann Petermans, “les Etats-Unis ont une tout autre histoire que l’Europe. De ce fait, l’authenticité y a aussi une autre signification. Pour beaucoup d’Américains, la poupée Barbie est quelque chose d’authentique. Cela n’est pas le cas pour les Européens”.

Simone Pullens, designer chez Creneau International, estime que seule une approche globale peut mener à la réussite. “C’est la somme de différentes choses : l’intérieur du magasin, la communication, l’emballage… Pour être crédible, tout doit concorder.” Cela signifie-t-il que seules des chaînes de magasins ou des grandes marques peuvent se lancer dans l’experience shopping ? “Non, absolument pas, répond Bart Canini (Creneau International). Pour Eye Candy, nous avons participé à la création du concept de magasin. Il s’agit d’un nouveau magasin de lunettes qui n’a qu’un seul établissement dans le Wijnegem Shopping Center. Ajouter un aspect expérience à un magasin ne coûte pas forcément cher. Avec un brin de créativité, on peut déjà aller loin. Pour Hunkemöller, nous avons, par contre, réalisé un brand reset. Dans ce cas, on revoit l’identité, le concept du magasin, l’emballage et l’expérience générale de la marque. Les nouveaux magasins ne sont cependant pas plus coûteux que les anciens.”

Lorin Parys estime également que l’expérience de shopping n’est pas réservée aux marques connues. “En fait, le petit indépendant est le mieux placé pour appliquer ce concept. Car il faut des mois pour qu’un énorme cargo comme Abercrombie & Fitch change de cap. Mais ce n’est pas très compliqué pour un boulanger-pâtissier local de se mettre à garnir ses gâteaux dans le magasin au lieu de le faire dans son atelier. Ou de donner tous les mois un cours de pâtisserie à ses clients. Ce sont d’incroyables façons de s’attacher la clientèle. Et c’est une décision que le boulanger-pâtissier peut prendre du jour au lendemain. Et qu’est-ce qui est plus authentique qu’un boulanger chaleureux ?”

La surface commerciale moyenne augmente

Les implications de ce changement de concept sur l’immobilier commercial sont visibles depuis quelque temps dans nos rues. La surface commerciale moyenne augmente déjà depuis quelques années. La sensation d’espace que l’on éprouve dans certains flagship stores est impressionnante et entrer dans un tel magasin est parfois déjà toute une expérience en soi. L’attention portée à l’architecture d’intérieur dans le monde du shopping a aussi pris son envol. Les retailers engagent des architectes renommés et ceux-ci ne sont plus gênés d’accepter une telle mission commerciale. L’exemple international le plus connu est peut-être la collaboration entre l’architecte vedette néerlandais Rem Koolhaas et le label de luxe Prada. Rem Koolhaas a même consacré une étude au phénomène du shopping : The Harvard Design School Guide to Shopping. En Belgique, les B-architecten (notamment Filou Company et Winkel Walter) ainsi que Glenn Sestig (Verso, Natan) sont populaires dans les milieux du retail.

La qualité architecturale de nos centres commerciaux bénéficie aussi de l’évolution du concept. La galerie marchande purement fonctionnelle cède de plus en plus la place à des perles architecturales. VivioCity, le plus grand shopping center de Singapour, est l’oeuvre de l’architecte japonais Toyo Ito. Chez nous, le promoteur immobilier Wilhelm & Co s’est adressé au designer israélien Ron Arad pour sa Médiacité à Liège.

L’effritement de la fonction uniquement commerciale des magasins a aussi des conséquences immobilières. Dans des “magasins” comme The Samsung Experience dans le Time Warner Center (New York), on peut regarder, essayer, écouter, jouer mais on ne peut rien acheter. La relation classique entre le loyer et le chiffre d’affaires se trouve ainsi mise sous pression.

Laurenz Verledens

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