Architecte: “Trouver l’équilibre entre innovation et rentabilité tient de l’exploit”

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La Belgique recense de nombreux architectes de talent. Mais sont-ils rémunérés à leur juste valeur ? Pas évident de faire rimer créativité et rentabilité.

“Je sais à l’avance que les petits projets seront déficitaires. L’architecture est un hobby assez coûteux en fin de compte”, blague Dirk Somers. Son bureau d’architectes Bovenbouw atteint la rentabilité grâce principalement aux projets de grande importance, plus lucratifs et heureusement en nombre suffisant. “Trouver le juste équilibre entre innovation et rentabilité tient de l’exploit, précise-t-il. Découvrir de nouveaux horizons est un défi intéressant en termes de créativité mais cela demande aussi plus de travail. D’un point de vue purement économique, il est plus intéressant d’emprunter les mêmes chemins et de réutiliser les mêmes solutions.”

Bovenbouw n’est pas le seul bureau d’architectes confronté au problème de rentabilité, loin s’en faut. Selon une récente étude de la KU Leuven initiée par l’Ordre des architectes flamands, les créatifs auraient tendance à sous-estimer la charge de travail d’un nouveau projet. Le grand bureau bruxellois Assar (125 collaborateurs dont 80 architectes) a fait l’exercice en interne. ” Faire en sorte que tous les projets soient rentables est un réel défi, clame Renaud Chevalier, senior partner et CEO d’Assar. Certains projets sont assurément rentables – encore heureux – mais d’autres beaucoup moins.” Selon l’étude interne d’Assar, la rentabilité dépend de nombreux facteurs. Un projet de grande envergure n’est pas nécessairement plus rentable. Et il n’y a pas de lien direct avec le programme : les projets de bureaux ne sont pas plus rentables que les projets d’habitations. “C’est très variable, confirme Renaud Chevalier. Selon nos constations, les débuts sont déterminants. Si le projet s’agence mal dès le départ, il est difficile de rattraper le coup. C’est pourquoi nous anticipons un maximum. En vérifiant si notre client potentiel a bien toutes les cartes en main : la question du financement est-elle réglée ? Le timing est-il réaliste ? Les affectations possibles du terrain ont-elles été clairement définies ? , etc.”

Plus de travail, plus de soucis

A l’instar des autres acteurs du secteur de la construction et de l’immobilier, les architectes se plaignent de la complexité accrue des procédures. “Cela commence avec la demande de permis, regrette Kati Lamens, architecte et présidente de l’organisation flamande des architectes, la NAV. Auparavant, un plan détaillé suffisait pour introduire une demande de permis. Aujourd’hui, il faut présenter une première évaluation des performances énergétiques, l’analyse de certains points techniques et sécuritaires, etc. L’architecte doit donc, au moment de l’introduction de la demande de permis, avoir préparé un dossier d’exécution complet. Il est davantage sollicité pendant la procédure de construction proprement dite également. La conception du bâtiment ne représente en fin de compte qu’une infirme partie du travail à fournir. L’architecte devient en fait de plus en plus le régisseur du secteur de la construction.”

Plus de travail donc, mais pas forcément plus de rentrées. “Toutes ces tâches supplémentaires sont de facto peu ou prou rémunérées”, argumente Kati Lamens. Les tarifs relativement bas pratiqués par les architectes belges ne font qu’accroître la pression sur le rendement. Selon une étude sectorielle d’Architects’ Council Europe (ACE), les architectes belges facturent en moyenne (après correction du pouvoir d’achat) 55 à 59 euros/heure (pour les responsables de projet) contre 63 à 70 euros aux Pays-Bas et 69 à 82 euros en France. La moyenne européenne varie de 53 à 64 euros.

Les divergences avec les tarifs pratiqués dans les pays voisins ne constituent pas l’essentiel du problème, selon Kati Lamens. “Les tarifs des autres secteurs et des autres professions sont nettement plus élevés, c’est là que le bât blesse. Comment s’en sortir s’il faut payer un juriste 100 euros de l’heure alors que vos honoraires n’excèdent pas 50 euros ?”.

LES BELGES À L’EST

L’exploration des nouveaux marchés étrangers est une piste que ne négligent pas les bureaux d’architectes en quête de nouveaux contrats. Et d’une meilleure répartition des risques. Mais, à en croire Luc Binst (Crepain Binst Architecture), la plupart des bureaux belges sont de taille trop modeste pour faire impression à l’étranger. “Les Belges ont pourtant pas mal d’atouts à faire valoir à l’étranger. Nous avons l’habitude de travailler dans un environnement complexe, avec trois régions, et notre approche diplomatique est très appréciée.” Il encourage la collaboration pour pallier le handicap de la taille. Il donne le bon exemple avec B-DNA. Cette initiative conjugue les forces de plusieurs bureaux belges (Crepain Binst Architecture, Ney+Partners, AAVO Architects, CONIX RDBM ARCHITECTS, OMG et Boydens engineering) et fabricants belges (jaga, BULO, Libert Paints, interalu et Nelissen) autour d’une stratégie commerciale visant à s’imposer sur le marché de l’Asie du Sud-Est. B-DNA a sa propre agence à Singapour depuis septembre 2015.

Le culte des concours

La pratique architecturale est aussi très inégale et par définition, liée aux projets. Autrement dit, rares sont les revenus récurrents dans le monde de l’architecture. Considérés comme un simple maillon dans la chaîne de la construction, les bureaux d’architectes sont particulièrement sensibles aux variations conjoncturelles.

Luc Binst est bien placé pour en parler. En 2006, son bureau a fusionné avec celui de Jo Crepain. Le bureau Crepain Binst Architecture comptait alors parmi les plus grands bureaux du pays et faisait affaires aux Pays-Bas. Deux ans plus tard, le bureau a dû essuyer de sérieux revers. ” Le décès de Jo Crepain en 2008 a été une perte incommensurable, se souvient Luc Binst. Les années qui ont suivi ont été particulièrement difficiles. Aussi et surtout à cause de l’effondrement du marché néerlandais provoqué par la crise immobilière.”

Le bureau a dû réduire ses effectifs : de 65 à 28 collaborateurs. “Nous avons commencé à redresser la barre en 2012, se rappelle Luc Binst. Nous regagnons la confiance de nos commanditaires depuis trois ans. 2015 a été notre meilleure année de la dernière décennie.”

Les architectes assument aussi une grosse partie des risques du processus de construction et de développement, comme le fait remarquer Renaud Chevalier : “Selon nos calculs, 17 % de notre travail est à risque. Ce sont autant d’heures de travail dont nous ignorons si elles seront rémunérées ou non.” La faute au culte des concours, clame Renaud Chevalier qui se réfère à un rapport du G30, l’association de défense des 30 plus grands bureaux d’architectes du pays. Sur base de 277 dossiers, le G30 a calculé le coût de personnel moyen d’un appel d’offres pour un projet d’architecture : 189.000 euros. Ce montant est essentiellement à charge des bureaux d’architectes participants.

LENTEUR DE LA PROFESSION, MOBILITÉ ACCRUE

Les bureaux d’architectes belges sont depuis quelques années submergés de candidatures d’architectes étrangers. Les diplômés espagnols, portugais et italiens surtout – des pays à l’économie et/ou le marché immobilier durement touchés – tentent leur chance sur le marché belge relativement stable. Et un bon nombre d’entre eux avec succès. “Nous avons embauché quelques Espagnols et Portugais pour leur profil très intéressant”, reconnaît Renaud Chevalier, CEO d’Assar.

Le bureau d’architectes emploie 17 nationalités différentes. Les divergences culturelles sont une richesse, dixit Renaud Chevalier. Faire carrière à l’étranger était déjà une pratique courante avant la crise de 2008. Il explique la plus grande inclination des architectes à s’expatrier par la “lenteur” du secteur. “Un architecte fraîchement diplômé, même s’il possède le titre, ne devient un architecte accompli qu’après 10 à 15 ans d’expérience professionnelle. Un architecte étranger qui débarque en Belgique a sûrement un handicap par rapport à ses collègues belges dans certains domaines. Mais les jeunes architectes belges, eux non plus, ne maîtrisent pas toutes les ficelles du métier. L’évolution de la carrière est beaucoup plus rapide pour d’autres professions. Un banquier d’affaires qui n’a pas encore réussi à 30 ans a tout intérêt à changer de job.”

” Le culte des concours est complètement dénaturé, estime Kati Lamens. C’est la pêche miraculeuse aux bonnes idées. Les commanditaires nient et minimisent, consciemment ou inconsciemment, la charge de travail que représente un concours. Les entrepreneurs font eux aussi une offre de prix gratuite, me rétorque-t-on parfois. Mais la comparaison ne tient pas. Les exigences pour participer à un concours sont sans commune mesure avec le calcul d’une offre de prix.”

Les bureaux d’architectes récupèrent rarement les frais encourus. Seul le gagnant du concours pourra récupérer l’investissement consenti pendant l’exécution du projet. Les autres participants seront, dans le meilleur des cas, rémunérés de façon forfaitaire. “Une indemnité plus que symbolique pour le travail fourni”, dénonce la NAV dans un manifeste.

Le G30 et la NAV plaident pour un système de concours en deux temps. Lors de la phase de présélection, le commanditaire choisit cinq candidats sur base d’une note méthodologique et de leurs références. Lors de la seconde phase, les bureaux sélectionnés en concurrence présentent un concept plus élaboré. Les perdants peuvent compter sur une indemnité proportionnelle aux exigences du concours. “Cela varie de 5.000 à 10.000 euros par candidat, calcule Renaud Chevalier. Mais ces montants sont nettement insuffisants. Le but n’est pas de faire du bénéfice mais tout simplement de se faire correctement indemniser. En France, les indemnités de 50.000 euros allouées dans le cadre d’un concours n’ont rien d’exceptionnel.”

La NAV conseille à ses membres de ne plus participer aux concours aux conditions “déraisonnables”. Dirk Somers se montre désormais très sélectif par rapport aux concours. “La composition du jury est un outil d’appréciation à ne pas négliger, précise-t-il. S’il se compose uniquement de mandataires locaux, méfiance. Nous explorons les limites de nos projets et cherchons les meilleures solutions. Il faut des professionnels pour pouvoir faire une estimation digne de ce nom.” Mais d’ajouter tout de même que les concours sont un atout incontestable pour l’architecture dans nos pays car ils stimulent la recherche et les nouveaux concepts. “Pour autant que les indemnités de concours soient convenables, elles encouragent à sortir des sentiers battus.”

En position de faiblesse

” On l’a peut-être un peu cherché, admet Renaud Chevalier, en acceptant de prester autant d’heures gratuites.” Et c’est bien le noeud du problème : la position de faiblesse des architectes par rapport aux maîtres d’oeuvre. L’image culturelle, créative, voir branchée de la profession n’aide pas vraiment. Les jeunes talents en mal de reconnaissance sont prêts à faire de nombreuses concessions – traduisez à travailler gratuitement soir et week-end – pour se faire une place dans un bureau ou sur le marché. Depuis la libéralisation des honoraires en 2004, suite à une condamnation de l’Europe, les architectes se trouvent selon leur guilde en bien mauvaise posture pour exiger un salaire décent.

Le secteur n’est pas irréprochable non plus. Nombreux sont les bureaux qui brillent par leur créativité mais pêchent par leur modèle commercial bancal. Kati Lamens n’est pas d’accord : ” L’architecte-entrepreneur est aujourd’hui une réalité. Mais, effectivement, il n’y a pas si longtemps, l’architecte qui avait un minimum de talent commercial était plutôt mal vu. La déontologie interdit d’ailleurs toute forme de publicité. Restent plusieurs obstacles légaux et déontologiques qui empêchent l’architecte de se profiler comme un partenaire à part entière sur le marché immobilier. Un architecte n’est pas un commerçant, les professions d’architecte et d’entrepreneur sont incompatibles. L’architecte reste de ce fait exclu de la partie la plus lucrative des projets. Son rôle se cantonne à celui de concepteur et de contrôleur.”

Pour Luc Binst, une vision commerciale et financière de la profession n’est plus taboue. “Notre bureau emploie à nouveau 40 personnes. J’aimerais que cela reste ainsi car nous formons une équipe fantastique. Mais chacun de nous doit constamment penser rentabilité. Nous avons élaboré une méthode d’évaluation visant à garantir la rentabilité minimale de tout nouveau projet. Nous avons également redéfini notre activité principale, à savoir la construction d’habitations groupées. Nous répondons ainsi à un besoin du marché en plein essor en Belgique. Et pour garantir notre chiffre d’affaires, nous n’hésitons pas à investir et à innover. Parfaitement organisés et formés, nous sommes en mesure de présenter un premier dossier de projet en un temps record. Cette façon de travailler efficacement nous permet d’oeuvrer avec rentabilité malgré la pression indéniable sur les honoraires.”

Marges immobilières étroites

Y aurait-il tout simplement trop d’architectes pour un marché aussi restreint que le nôtre ? La Belgique compte environ 15.000 architectes, soit environ 1,3 architecte par millier d’habitants. La moyenne européenne tourne autour de un, selon l’étude sectorielle d’ACE. “Il n’y aura jamais trop d’architectes, s’exclame Dirk Somers. Mais ils doivent pouvoir travailler dans tous les secteurs de l’économie et de la société.” Kati Lamens est sur la même longueur d’ondes : “Il n’y a pas trop d’architectes mais peut-être trop d’architectes qui pratiquent. L’enseignement de l’architecture est un des nombreux débouchés possibles, trop souvent négligés. On insiste beaucoup sur la conception et l’exercice de la profession alors que le diplôme d’architecte donne accès à de nombreuses autres carrières tout aussi intéressantes. Tout le monde n’a pas les compétences nécessaires pour exercer le dur métier d’architecte, on s’en rend compte pendant la formation. Une orientation plus précoce vers des choix de carrières alternatives est souhaitable.”

Enfin, comme le rappelle Renaud Chevalier, la marge réservée à l’architecture très bien rémunérée est plutôt mince sur notre marché immobilier relativement bon marché : “La construction en Belgique offre un excellent rapport qualité/prix. Mais la faible valeur des terrains et les prix de vente assez bas ne sont pas propices aux gros investissements architecturaux. Construire à 1.000 euros ou à 1.500 euros le mètre carré, cela fait une sacrée différence en Belgique. Car le prix de vente excède rarement 3.000 euros. Dans les pays où les prix de vente atteignent 7.000, 10.000, voire 15.000 euros le mètre carré, un promoteur immobilier peut se permettre un peu plus.”

LAURENZ VERLEDENS

L’IMPORTANCE DU BUREAU LOCAL

Le bureau d’architectes Assar met en exergue sa typicité bruxelloise. Le bureau réalise pourtant un tiers de son chiffre d’affaires en Wallonie. “La croissance en Wallonie tient en grande partie à l’ouverture de notre antenne liégeoise, assure le CEO Renaud Chevalier. L’importance de la dimension locale est prépondérante en architecture et dans l’immobilier.” Assar possède aussi un bureau au Luxembourg et envisage d’ouvrir une filiale en Flandre. “Nous avons déjà quelques clients flamands mais uniquement pour leurs projets à Bruxelles. En Flandre comme ailleurs, il est difficile de s’implanter solidement sans un ancrage local.”

Idem pour les bureaux flamands désireux de se faire une place au soleil sur le marché bruxellois. Quelques grandes enseignes flamandes ont donc pignon sur rue à Bruxelles ou se sont associés à un partenaire bruxellois. Crepain Binst Architecture est présent dans la capitale depuis 2014 : “Il ne viendrait jamais à l’idée d’un promoteur immobilier bruxellois de venir à Anvers pour choisir un architecte, précise Luc Binst. Bruxelles est un monde très fermé, une sorte d’île. Indépendamment de cela, notre capitale a un formidable potentiel, il y a encore tant à faire. Il ne s’est pour ainsi dire rien passé sur le plan architectural ces 10 dernières années.”

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