A Bruxelles, le “tout au logement” n’est pas la solution

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Suite aux projections du Bureau du Plan en matière de “boom” démographique, les autorités régionales bruxelloises estiment qu’il est urgent de légiférer en faveur de la construction de logements neufs. Certains y voient un alibi pour précipiter le “tout au résidentiel”, au détriment de l’activité tertiaire ou industrielle, moteur de l’économie régionale.

Le PRAS démographique est arrivé (ou presque)… Dans certains cénacles immobiliers, tout le monde ne parle plus que de lui. Ce sont surtout ses arrêtés d’application que les différents acteurs du secteur attendent impatiemment. Histoire de voir s’ils mordront à l’hameçon ou à quelle sauce ils seront mangés si le logement n’est pas leur coeur de métier.

“Il n’est pas question de sacrifier le peu de terrains réservés à l’industrie sur l’autel du logement !”, tempérait voici deux mois déjà le Ministre-Président bruxellois Charles Picqué, en marge d’un séminaire immobilier au cours duquel il lâcha pour la première fois en public le concept de “PRAS démographique”.

“N’ayez aucune crainte précipitée. Je vous assure que dans les arrêtés d’application nous veillerons à bétonner un avenir pérenne pour les activités porteuses d’emploi qui voudraient s’installer sur notre territoire”, a indiqué récemment le ministre de l’Economie Benoît Cerexhe, interrogé sur le sujet lors de la grand-messe annuelle de la Société pour le développement de la Région bruxelloise (SDRB).

L’organisme régional, en manque de réserves foncières de taille pour planifier à moyen terme le déploiement de ses activités comme il le voudrait, est d’ailleurs lui-même bicéphale, avec ses directions “logement” et “activités économiques”.

Cela dit, vu la peau de chagrin actuelle en termes de réserves foncières régionales disponibles pour déployer et pérenniser ses activités, difficile pour la SDRB de ne pas privilégier selon les cas une des deux missions au détriment de l’autre. D’autant que les politiciens régionaux ont le dernier mot sur les décisions stratégiques de la grande maison de la rue Gabrielle Petit, logée dans les anciennes usines Gosset, elles-mêmes réaffectées en bureaux. Luc Willame, récemment remercié, a été remplacé à la présidence de la SDRB par Denis Grimberghs (cdH), un proche de la présidente du parti, Joëlle Milquet.

Le moins que l’on puisse écrire, c’est que les options stratégiques sont maintenant davantage en phase avec le gouvernement que du temps de l’ex-patron de Glaverbel, dont le caractère indépendant et bien trempé a parfois donné des sueurs froides au ministre de tutelle. Ces options stratégiques sont-elles pour autant plus éclairées ?

La zone du canal, enjeu prioritaire du PRAS démographique ?

Au-delà des histoires de personnes, les enjeux restent identiques : difficile de courir deux lièvres à la fois et de ne pas reprendre d’une main – l’activité industrielle – ce que l’on donne de l’autre – le logement. Dans un récent éditorial de la revue Bruxelles en mouvements, le mensuel d’Inter-Environnement, Almos Mihaly trouvait d’ailleurs exemplaire ce qui se passe dans la zone du canal, où “l’actuelle réglementation ne permet pas aux spéculateurs de construire à foison, nombreuses étant les zones réservées à de l’activité industrielle”. Il ajoutait cependant que le PRAS revu à la sauce “démographique” pourrait bientôt donner des zones en pâture aux “promoteurs en quête de nouveaux projets”.

“Le déficit énorme en logements sociaux ne sera pas résorbé par la construction de nouvelles tours qui servent d’enveloppe architecturale pour une couche supplémentaire de bureaux, nonobstant l’indigestion flagrante de la Région dans le tertiaire, ou pour des appartements de standing avec vue sur le canal”, renchérissent les dirigeants d’Inter-Environnement en tançant ouvertement le promoteur Atenor et Up Site, son nouveau projet majeur.

Autre son de cloche en matière d’accès au logement en Région bruxelloise, celui du Syndicat des propriétaires, entendu récemment dans La Libre Belgique en marge du salon Batibouw. “Compte tenu du fait qu’à Bruxelles il y a 50 % de locataires (Ndlr : pour moins de 20 % en Wallonie), il serait d’abord utile d’aider les propriétaires à mettre les immeubles existants en état. On crie à la crise du logement mais on ne fait pas grand-chose pour en faciliter l’accès”, résumait le Syndicat des propriétaires en rappelant les priorités en matière de parc immobilier dans la capitale.

Le logement grappille des millions de mètres carrés

Il s’agirait d’abord de remettre à niveau et valoriser le bâti existant avant de rendre davantage monofonctionnel le reste du territoire régional disponible. Le risque serait en effet de déstabiliser le marché résidentiel existant dans la capitale. Cet avis, répercuté par Inter-Environnement et le Syndicat des propriétaires, est aussi celui soutenu par le pôle “Expansion économique” de la SDRB.

Lors d’une matinée de conférences organisée par l’Agence de développement territorial régionale (ADT), Philippe Antoine, son directeur, a illustré et chiffré, cartes à l’appui, la progressive “dérive des continents”, transformant depuis 20 ans des pans entiers du territoire bruxellois dédiés à l’activité industrielle en lotissements résidentiels. “Entre le plan de secteur de 1979 et l’avènement du PRAS (2001), pas moins de 132 ha de périmètres d’industries urbaines, soit quelque 1,3 million de m², sont partis vers d’autres affectations sans compensation aucune”, fait observer Philippe Antoine.

Ces derniers mois, ce sont principalement les zones dites de “forte mixité” qui subissent l’érosion la plus flagrante : en se basant sur l’analyse approfondie de 253 permis d’urbanisme délivrés durant les 20 derniers mois, on constate que la disparition d’ateliers industriels au profit d’autres affectations atteint plus de 170.000 m², soit une moyenne de plus de 8.500 m² chaque mois.

Hémorragie galopante programmée dans les zones stratégiques

Ce processus est qualifié d’irréversible dans le cadre légal actuel. Et Philippe Antoine de lister, pour les années à venir, quelques zones régionales stratégiques de premier plan où l’hémorragie galopante se confirme : le site de Delta (Auderghem), où 28.000 m² vont passer à la trappe ; le site de Tour & Taxis où, sur un total impressionnant de quelque 40 hectares, l’espace dédié aux activités productives risque d’être bien maigre ; non loin de là, en bordure du pont Van Praet et du canal, quelque 290.000 m² de zone portuaire passeront en zone mixte à caractère résidentiel via le projet Waterwalk, tandis que le “campus Stade” en sacrifierait 550.000 ; à l’autre bout du même canal, sur la commune d’Anderlecht, le projet baptisé Rives (six îlots), récemment racheté par Atenor, mettrait, lui, en péril pas moins de 165.000 m² de zone d’industries urbaines.

“Et dans le futur schéma directeur de la zone d’intérêt régional Reyers, dédiée aux médias, le tabou a été levé : du logement est souhaité à titre soi-disant dérogatoire, soit 49.500 m² pour l’îlot Nord et 44.000 pour l’îlot Sud…”, aligne d’ores et déjà le directeur de l’ADT sans avoir encore achevé un tour d’horizon complet.

Sa liste non exhaustive est de toute évidence révélatrice d’une nécessité criante : celle de ne pas lâcher la proie économique pour l’ombre résidentielle ; de bétonner judicieusement et durablement l’équilibre entre les différentes affectations du sol à l’échelle régionale, sans prêter le flanc, par ces temps de disette budgétaire, ni à l’urgence ni à la spéculation.

Des milliers d’emplois à la trappe

“Il en va de la santé et de l’indispensable diversification du tissu économique de la capitale”, note encore Philippe Antoine, chiffrant au passage un premier effet pervers de cette politique du “tout au logement”.

“Depuis mars 2007, indique-t-il, notre département commercial a enregistré 1.099 dossiers d’entreprises désireuses de s’installer à Bruxelles. Rien qu’en un an (2010), 210 nouvelles demandes ont été analysées. Sur ces 210 demandes, 75 entreprises, qui répondaient pourtant aux critères de la SDRB, n’ont pu être hébergées, faute de place. Cela représentait une demande effective de 6,4 hectares de terrain, de 90.100 m² de bâtiments à construire… et, plus dommageable encore, 2.089 emplois à créer sur base annuelle, perdus pour la Région.”

Ce constat est renforcé par une récente étude comparative du conseil en immobilier DTZ, montrant que la Région bruxelloise possède une densité d’habitants au km² largement inférieure à Paris, Londres ou Madrid, et une densité d’emploi relativement déficitaire par rapport à celle de son habitat.

Selon Vincent Leroux, head of Belgium research chez DTZ, “la compétition entre les différentes fonctions dans une ville horizontale telle que Bruxelles est proportionnellement très importante. La fonction tertiaire par exemple s’est énormément étalée sur le territoire alors qu’elle gagnerait nettement à se densifier autour des n£uds de transport urbains principaux afin de fluidifier les flux de transport mais aussi de libérer de l’espace pour les autres fonctions telles que le logement ou les services collectifs”.

Même les plus ardents défenseurs de l’accès au logement urbain l’admettront : sans un salutaire réveil des décideurs politiques sur les enjeux complémentaires, parfois contradictoires, entre ces principales fonctions urbaines qui font la ville contemporaine (logement, bureau, industrie, commerce, loisirs, transports), la capitale pourrait bien devenir à terme un immense dortoir progressivement réservé par endroits à ceux qui pourront encore y mettre le prix fort.

Philippe Coulée

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