Paul Vacca

“Vite, dépêchons-nous de prendre notre temps”

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Il y a quelque chose de hautement paradoxal dans les appels à la lenteur qui se multiplient aujourd’hui. Ils semblent tous nous dire que face à l’emballement numérique, il faut s’empresser de décélérer, tout de suite !

Vite, dépêchons-nous de prendre notre temps, asap. Qu’on les like ou les partage dans de sages citations sur la vie lente sur Instagram, Facebook ou Twitter (le comble serait évidemment de le faire sur Snapchat) ou qu’ils s’étalent dans des éloges de la lenteur et autres traités sur la slow life en librairies sans que l’on ait – par définition – le temps de les lire…

Globalement, nous sommes assez nombreux à partager le constat que tout va trop vite et que notre vie numérique ne nous laisse pas le temps de ” souffler ” ni de nous ” retrouver “. Mais pour autant, savoir comment ralentir ou décélérer reste une énigme. Quelque chose d’abstrait, comme une île déserte, un projet que l’on remet sans cesse à plus tard, dans un futur très conditionnel. ” Je prendrai le temps quand j’aurai le temps. ” Car comment ralentir concrètement, ici et maintenant, quand tout le monde autour de nous accélère ?

Car la lenteur est en soi une abstraction. Elle nous est souvent présentée, à tort, comme un retour vers le passé, ce temps d’avant où les gens savaient prendre le temps, où ils savaient vivre, discuter, contempler. Or, si Sénèque conseillait déjà à Lucilius de prendre son temps, c’est bien que la conscience de sa fugacité était déjà prégnante. Même au temps de Marcel Proust, tout allait déjà trop vite. Et les futuristes italiens comme Marinetti vénéraient déjà la vitesse en 1909. Non, les générations ou les civilisations passées ne vivaient pas au ralenti ; c’est à nous qu’elles apparaissent comme telles, en comparaison. La lenteur est une illusion rétrospective. Et donc, vouloir rétablir cette supposée lenteur ne résoudrait rien bien évidemment.

Plus qu’une question de vitesse ou de lenteur, tout est une affaire de timing.

Prenons le TGV. Il a, dans une certaine mesure, tué la contemplation du paysage ou la rêverie dans le train. Mais pas seulement parce qu’il est rapide. C’est aussi parce que les endroits qu’il traverse sont plus uniformes, moins pittoresques – son trajet ayant été adapté pour créer le moins de nuisance possible – ; son habitacle hermétique nous rend également moins perméable au spectacle de la nature environnante sans compter l’attention portée à nos smartphones et à nos ordinateurs. Si le TGV se muait soudainement en TGL – Train à Grande Lenteur – restaurait-il notre sens de la contemplation du paysage ? On peut en douter.

Alors, il n’y aurait pas d’autre choix que de subir la vitesse du temps ? L’ironie, c’est que le concept de vitesse est tout aussi illusoire. Erigée en valeur cardinale de la ” révolution numérique “, la vitesse nous est présentée comme la panacée, l’élément clé du succès de la nouvelle économie. Chaque entreprise et chaque individu est appelé à se transformer dare-dare. Courir ou mourir. Suivant un récit qui voudrait que les vainqueurs de la Silicon Valley soient des inventeurs, au même titre que les pionniers de la ruée vers l’or ont été des innovateurs ayant pris le risque de se lancer avant les autres. Or, il s’agit d’une mythologie trompeuse. Une lecture moins hâtive – ou plus lente si l’on veut – nous montre que c’est une réécriture, une mythologie biaisée. Aucun membre des Gafa n’a été réellement le premier à poser le pied sur son marché. Google n’a pas été le premier moteur de recherche – il y a eu Yahoo! et Lycos – ; la première vente en ligne n’a pas été effectuée par Amazon, mais par NetMarket – qui a vendu un CD de Sting – ; Facebook n’a pas été le premier réseau social – il y a eu Friendster – ; et Apple n’a pas essuyé les plâtres avec les ordinateurs ni les téléphones mobiles.

Plus qu’une question de vitesse ou de lenteur, tout a été une affaire de timing. Leur génie a consisté à être suffisamment patients pour laisser émerger un marché (le time to market) et à être suffisamment réactifs pour y imprimer leur vision (le tempo). Ou inversement. Assez rapides pour voir émerger un marché et suffisamment patients pour imprimer leur vision. Et ce faisant, ils ont appliqué une stratégie que les Anciens résumaient en un précepte : ” Festina Lente ” qui veut dire en latin ” Hâte-toi lentement “. C’est peut-être ça la clé pour trouver sa voie, entre vitesse asphyxiante et lenteur improbable : en se hâtant lentement. A son propre rythme.

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