Samsung veut-il tuer le smartphone ?

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Malgré des résultats mitigés sur le marché naissant des montres connectées, le coréen s’apprêterait à lancer une montre intelligente capable de s’affranchir totalement du smartphone et de passer directement des appels téléphoniques. Que cache cette stratégie qui, en apparence, pourrait cannibaliser la vente de téléphones, un business qui génère plus de 60 % des revenus de Samsung ?

Recevoir des notifications de messages ou d’appels téléphoniques sur sa montre connectée au smartphone. Accéder au répertoire ou à une autre fonctionnalité similaire directement sur son poignet. Les principaux fabricants de produits technologiques, comme Samsung ou Sony, se sont engouffrés dans la brèche des montres connectées. En 2013, les geeks de tout poil se sont pris à rêver de ces fameuses smartwatches. Et une série d’observateurs ont vu dans ce marché un véritable relais de croissance pour les fabricants de téléphones intelligents, pour beaucoup en panne d’innovation majeure. De fait, les dernières nouveautés importantes en matière de smartphone n’ont pas eu l’effet bluffant des premières sorties. Les smartwatches devaient leur permettre de doper leurs revenus et de se réserver des marges plus importantes alors que les prix des smartphones sont, eux, sous pression dans un environnement de plus en plus compétitif. Surtout depuis l’offensive des constructeurs chinois à bas coût (Huawei, Lenovo, Wiko, etc.). Sony a ainsi été le premier des grands acteurs du secteur à dégainer sa montre connectée… suivi de près par Samsung. C’était en été 2013. Depuis, Samsung a commercialisé quatre modèles différents.

Des chiffres mitigés

Mais après une première année, le bilan est loin de révéler un véritable buzz. Selon l’institut suisse spécialisé Smartwatch Group, le marché de la “montre intelligente” aurait atteint 700 millions de dollars en 2013 pour environ trois millions de produits. Ce chiffre englobe l’ensemble des bracelets connectés qui mesurent les performances sportives : le Fuelband de Nike ou les bracelets des firmes Fitbit ou Jawbone, par exemple. On parle, en effet de “basic bands” pour les bracelets et de “smart bands” pour les bracelets plus évolués et les montres. Et dans les chiffres avancés par Smartwatch Group, les montres connectées (smart bands) au sens strict ne représenteraient que 1,5 million de pièces envoyées aux revendeurs. Et les mauvaises langues de souligner que, parmi elles, à peine un tiers ont véritablement été vendues auprès du grand public. Mais qu’importe : pour Pascal Koenig, responsable de Smartwatch Group, “ce secteur enregistrera une véritable envolée dans les mois et années à venir. Il devrait être multiplié par plus de trois en 2014 pour atteindre 10 millions de montres et représenter 5 % du marché des montres”.

D’autres, comme l’institut Canalys ne prévoient “que” huit millions de montres intelligentes en 2014, mais en nette progression par rapport à 2013. Par la suite, ce marché devrait avoir une croissance à trois chiffres pendant encore quelques années. “Les montres connectées offrent un potentiel énorme dans le futur aux fabricants de smartphones, selon Pascal Koenig. Aujourd’hui, les usages ne sont, c’est vrai, pas encore très nombreux. Mais plusieurs éléments devraient changer la donne. D’une part la miniaturisation et le perfectionnement des capteurs. D’autre part, le développement de tout l’univers de l’e-santé où ces bracelets et ces montres auront un rôle à jouer.” Samsung l’a bien compris et ses nouveaux modèles de montres (Gear Fit ou Gear 2 Neo) intègrent toujours plus de fonctionnalités dans cette voie : mesure de l’activité physique, analyse du sommeil, etc.

Oliver Rowntree, market analyst chez Futuresource Consulting pointe du doigt un frein majeur au succès de ce marché jusqu’à présent : “Les montres connectées n’ont pas réussi à susciter un véritable attrait auprès des consommateurs car elles n’apportent pas de véritables fonctionnalités uniques et nouvelles… A part celle d’augmenter l’expérience d’utilisation d’un autre appareil.” Car aujourd’hui encore, les montres connectées ne sont, pour la plupart, restées qu’à l’état de gadget. Celle de Samsung, par exemple, ne fonctionne qu’en accessoire d’un smartphone de la marque.

Mais le géant coréen qui tire le marché naissant des montres connectées pourrait bien totalement changer la donne. D’après le Wall Street Journal, le conglomérat s’apprêterait à lancer, cet été, une montre connectée d’un genre nouveau : la première (d’un grand constructeur) à fonctionner indépendamment d’un smartphone. Cette montre, que Samsung n’a toutefois pas encore confirmée, devrait embarquer une carte SIM ainsi qu’un GPS et être en mesure de passer et recevoir des appels téléphoniques, prendre des photos, envoyer des e-mails, etc. Le tout sans lien avec un GSM ! “Une montre téléphone qui fonctionne indépendamment pourrait changer la donne sur le marché des montres connectées dans la mesure où elle permet au consommateur de totalement s’affranchir de son smartphone”, prédit Oliver Rowntree. Interrogé sur ce projet, Christophe Dejaeghere, product manager wearable devices chez Samsung Belgique, nous a soutenu n’avoir aucune information sur un tel appareil.

Samsung se tire-t-il une balle dans le pied ?

Pour le premier fabricant mondial de smartphones (31 % de parts d’un marché estimé à 285 millions d’appareils vendus par an), le projet peut sembler curieux : proposer un appareil dont le prix de vente moyen est deux fois moins élevé qu’un téléphone intelligent mais qui permet d’utiliser les même fonctions principales. De quoi voir Samsung tuer le smartphone, une vache à lait qui représente environ 61 % des revenus de Samsung Electronics… et 68 % de son résultat opérationnel ?

“Je ne pense pas que ce type de nouveau produit qui s’affranchit du smartphone aura cet effet, en tout cas dans un court ou moyen terme, analyse Oliver Rowntree. Et cela pour plusieurs raisons techniques. D’abord, parce que la fonction d’appel posera un problème de durée de vie des batteries qui devront être (trop) régulièrement rechargées. Ensuite, il risque d’être difficile d’intégrer un téléphone sans augmenter la taille de l’écran de l’appareil.” Le responsable de Smartwatch Group, Pascal Koenig, ne pense pas non plus que Samsung prend de gros risques. “Cela sera utile dans certains cas d’avoir une montre connectée sans lien au smartphone, notamment dans le cadre d’activités sportives ou pour des raisons de sécurité. Mais les gens qui souhaitent pouvoir consulter leurs comptes Facebook ou Twitter lorsqu’ils sont en déplacement garderont leur smartphone. Une montre stand alone s’ajoutera à l’achat du smartphone.”

Les responsables de Samsung en sont plus que probablement conscients. Aussi, lancer une montre connectée capable de passer des appels ne devrait pas, pour ces raisons, positionner l’appareil en tueur de smartphone. D’ailleurs, chez Samsung, l’ensemble des montres connectées et bracelets intelligents ne fonctionnent qu’avec un téléphone de la marque. Pas question d’utiliser une Gear avec un iPhone. Une stratégie opportune à un moment où le business des téléphones intelligents est sous pression et où les acteurs qui ne parient pas uniquement sur le haut de gamme, comme Apple, voient leurs marges fondre sensiblement. Si les montres connectées ne sont pas encore une activité rentable en raison des investissements en R&D et d’une production pas encore totalement optimisée, les constructeurs parient que cela changera.

Cette future montre connectée indépendante (quand elle sera confirmée par Samsung) devrait, par contre, avoir deux effets pour le géant coréen. Premièrement, elle lui permettra de continuer à occuper la première place d’un marché naissant et potentiellement prometteur sur lequel d’autres géants (Apple, Google, etc.) pourraient bien débarquer également. Samsung prend donc un maximum d’avance pour lui permettre de mieux appréhender ce qui plaît aux consommateurs et mettre à l’épreuve son système d’exploitation Tizen qu’il utilise pour ses montres et qui lui permet ainsi de s’affranchir de Google et d’Android, présent dans les téléphones mais aussi dans une foule d’objets connectés. Deuxièmement, une montre connectée indépendante pourrait être un “cheval de Troie” induisant un nouveau type d’activités pour le coréen. “Jusqu’ici, l’essentiel du business de Samsung réside dans la fabrication d’appareils, analyse Pascal Koenig. Un tel produit pourrait permettre à la marque de faire un pas vers le business des données. On peut en effet imaginer que Samsung noue un partenariat global avec des opérateurs. Ces derniers revendraient la montre connectée du coréen ou la proposeraient couplée à un abonnement comprenant des forfaits data. De son côté, Samsung écoulerait sa montre et collecterait des données sur un nombre important d’utilisateurs.” A en croire le Wall Street Journal, Samsung serait d’ailleurs d’ores et déjà en discussion avec plusieurs opérateurs en Corée, aux Etats-Unis et en Europe.

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