Quand la digitalisation crée de l’emploi

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La moitié des emplois wallons sont menacés par la digitalisation de l’économie, a pointé une récente étude de l’Iweps (Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique). Mais d’autres surgissent aussi ou deviennent plus attractifs grâce à l’évolution technologique.

Les drones volent au secours de la pomme-de-terre. Un projet guidé par le centre de recherches agronomiques de Gembloux dans le cadre du Plan Marshall, vise en effet à réaliser une cartographie fine de la culture de la pomme de terre en Wallonie, grâce aux drones et aux satellites. Pas pour illustrer les manuels de géographie agricole mais bien pour déterminer avec une grande précision les sols les plus propices aux différentes variétés, ainsi que les besoins éventuels en fertilisation. Et améliorer ainsi les rendements dans un domaine où notre pays figure déjà parmi les champions européens.

Un exemple parmi d’autres dans un secteur agricole qui, a contrario de son image traditionaliste, s’avère très ouvert aux nouvelles technologies. Il serait même, selon une récente étude de l’Iweps (Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique), le secteur économique proportionnellement le plus impacté par la digitalisation. Jusqu’à 75 % des emplois dans l’agriculture et l’élevage seraient concernés. ” En 13 ans, l’emploi agricole en Wallonie a chuté de 30 % (22.000 emplois en 2013), ce n’est pas dû à la numérisation “, relativise François Heroufosse, directeur de Wagralim, le pôle de compétitivité de l’industrie agro-alimentaire. Il considère au contraire l’évolution technologique comme un atout pour renforcer l’attractivité d’un métier très exigeant. ” La technologie soulagera les exploitations d’une partie de la charge de travail, dit-il, en évoquant notamment les robots de traite. Nous avançons vers une agriculture de précision, qui améliorera la rentabilité tout en réduisant les impacts environnementaux causés par les fertilisants. ” Il décline le raisonnement à l’ensemble du secteur agro-alimentaire, dans lequel une série de métiers pénibles et parfois en pénurie (logistique, emballage, viande, etc.) seront allégés, et donc plus attractifs, grâce à la digitalisation.

Tous les secteurs ne vont pas forcément sortir gagnants de la robotisation et de la digitalisation. Reprenons l’étude de l’Iweps. Elle conclut que quelque 564.000 postes de travail en Wallonie sont menacés par la digitalisation de l’économie. C’est carrément la moitié de l’emploi wallon qui risquerait de passer à la trappe. ” La moitié ? Pourquoi la moitié ? , ironise Thierry Castagne, directeur général d’Agoria-Wallonie, la fédération de l’industrie technologique. Le numérique transforme nos vies professionnelles comme privées. Ce n’est pas la moitié mais tous les emplois qui seront concernés par cette évolution. ” Concernés ne signifie heureusement pas supprimés. Pour réussir le virage numérique, il faut cependant rencontrer au moins quatre conditions.

Condition n° 1 Ne pas avoir peur

” Ne nous berçons pas d’illusions, renchérit Jean-Louis Dam, CEO de JTEKT, un fournisseur de l’industrie automobile très en pointe en matière d’automatisation (lire l’encadré ” Nous utilisons le robot pour augmenter l’humain pas pour le remplacer “). Le tsunami numérique est là et nous ne parviendrons pas à en réduire la taille. Notre objectif est d’essayer de surfer dessus aussi bien que nous le pouvons. ” Traduction du message : focalisons nos énergies sur l’apprentissage du surf au lieu de les gaspiller en nous lamentant à propos de l’imminence de ce tsunami. Si tous les éléments nécessaires à cet apprentissage devaient être implémentés rapidement et intégralement, cela pourrait conduire à la création de… 300.000 emplois en Belgique, d’après une étude publiée l’an dernier par le Boston Consulting Group. Une partie viendrait de l’e-commerce, actuellement capté par les pays voisins en raison de rigidités sur le marché du travail en Belgique, et une autre des gains d’efficacité des entreprises belges qui gagneraient dès lors des parts de marché à l’international.

Condition n° 2 Innover dans les produits et la manière de les vendre

Trop beau pour être vrai ? Pas pour tout le monde en tout cas. Des entreprises créent effectivement de l’emploi grâce à la digitalisation. Et on ne vous parle pas d’usines en Asie ou ailleurs mais d’entreprises bien de chez nous. Nous évoquons par ailleurs les évolutions en ce sens de Technord et JTEKT, comme on aurait tout aussi bien pu vous parler de Procoplast, de BEA et de bien d’autres. Le raisonnement économique est simple : la technologie aide à optimiser la production, en termes de coût et de qualité, ce qui attire les commandes. ” L’automatisation est une chance pour les pays où la main-d’oeuvre est coûteuse, estime Thierry Castagne. Mais si on ne fait que remplacer les processus, cela aura un impact sur l’emploi, au mieux neutre, au pire négatif. ” Il insiste donc pour que les entreprises y ajoutent de l’innovation tant dans les produits eux-mêmes (plus légers, moins énergivores, plus précis…) que dans la manière de les vendre et de s’adresser aux clients. ” Avec tout cela, alors, on peut avoir un effet multiplicateur “, dit-il.

Nous allons vers une industrie où la demande va dicter ce qu’il faut produire. C’est possible grâce au numérique.” François Heroufosse, directeur de Wagralim

Le digital facilite la réponse à deux tendances du marché : l’individualisation de la production et le glissement vers les services associés à un produit. Adidas permet désormais de réaliser des chaussures à votre nom, aux couleurs de votre choix et qui conviennent parfaitement à votre pied (scanné en 3D) et de livrer le tout à votre domicile. Cette valeur ajoutée a permis de relocaliser une usine complète en Allemagne. ” Coca-Cola propose des bouteilles à votre prénom, explique Philippe Foucart, le CEO de Technord qui a le groupe Coca-Cola parmi ses clients. Il faut gérer des milliers de prénoms, savoir lesquels sont les plus courants à quels endroits pour ordonnancer efficacement la production de ces bouteilles personnalisées. ” ” Nous passons d’une industrie où l’offre arrivait sur le marché et le consommateur s’adaptait, à une industrie où la demande va dicter ce qu’il faut produire, renchérit François Heroufosse. C’est possible grâce au numérique. ”

Pour illustrer le glissement de l’industrie vers les services associés au produit, l’étude de l’Iweps prend l’exemple d’un fabricant de filtres métalliques : le filtre en lui-même est produit à bas prix en Asie mais la firme belge peut proposer l’installation et le suivi via des capteurs, afin de détecter très tôt les éventuelles anomalies. ” Le passage à la logique de service supporte une forte réactivité par rapport à la demande et, par conséquent, des délais de production et de livraison les plus réduits possibles “, écrit l’Iweps. Les logiques de service et d’individualisation incitent ainsi au maintien, voire au rapatriement de sites de production à proximité des lieux de consommation. ” La Belgique a des atouts dans ce contexte. Notre situation géographique au coeur de l’Europe et notre multilinguisme, assure Jean-Louis Dam. Un Belge peut traiter avec des clients italiens, chinois et américains dans la même journée. Les multinationales savent cela. ”

Condition n° 3 Le niveau de volonté des travailleurs

Pour capter ce potentiel de développement économique, encore faut-il pouvoir trouver la main-d’oeuvre adéquate. Ou plus précisément pouvoir dénicher la personne prête à se doter des qualifications nécessaires. ” La question fondamentale est celle de la volonté des personnes, insiste Jean-Louis Dam. Quand nous recrutons pour l’industrie 4.0, nous regardons bien plus la volonté, l’envie, l’adaptabilité que le bagage technique à l’instant T. Même pour les ingénieurs. Si les gens n’ont pas l’envie d’évoluer, de se former régulièrement, nous ne pouvons pas garantir l’emploi. Il faut réfléchir à demain et non pas à hier et à ses acquis sociaux. ” Avec cette interrogation sous-jacente : pourquoi ce décalage entre les sphères privées et professionnelles ? Pourquoi se ruer sur le dernier smartphone avec toutes ses applications et vouloir résister à la numérisation dans le monde de l’entreprise ?

” Câbler une armoire électrique, demain une machine va le faire, renchérit Philippe Foucart. Celui qui ne sait que forer et qui veut continuer à forer 50 trous sur sa journée, plus personne ne l’engagera. Mais il y aura demain de la place pour le contrôle qualité, pour les tests et les améliorations de la machine, etc. Il y aura de la place pour ceux qui veulent se former à des outils qui évolueront constamment et rapidement. Les jeunes me semblent plus dans cette optique d’apprentissage. J’ai de plus en plus de jeunes monteurs-câbleurs qui souhaitent évoluer vers la conception. On ne voyait pas cela avant. ”

Parallèlement, l’organisation du travail évoluera aussi grâce aux technologies qui permettent une plus grande souplesse et une plus grande individualisation (ici aussi…) des conditions. ” Les jeunes vont nous bousculer, prédit Thierry Castagne. Le travail n’est plus lié à un espace et à un temps mais à des projets à accomplir. Nous allons vers une logique de prestations à délivrer plus que d’autorité et cela correspond à leurs attentes. Chez nous, il y a deux jours de télétravail obligatoires par semaine. Cela réduit nos déplacements de 40 % et nos besoins en espace (et donc en énergie, en chauffage, etc.) de 40 à 50 %. ”

Condition n° 4 Assurer l’indépendance numérique

Enfin, un dernier élément, souvent oublié dans les analyses, pèsera sur la réussite ou non du virage numérique de l’économie wallonne : la place du secteur numérique lui-même dans le tissu économique. Or, là, le poids de la Wallonie dans le numérique belge est inférieur à son poids économique global. L’Iweps relève en outre que le secteur TIC en Wallonie est surtout composé de PME axées sur les services et l’intégration, et peu sur les développeurs de logiciels qui ” pourraient venir en soutien aux transformations digitales, notamment dans le secteur bancaire “. L’institut plaide dès lors pour ” le développement d’un pôle de compétitivité TIC, notamment en exploitant la filière digitale qui s’est constituée autour de Google à Mons, ainsi que les filières de formation qui pourraient s’agencer autour d’elle. ”

Cela implique aussi de ne pas oublier les infrastructures et de mener une vraie stratégie 5G. ” C’est parfois un peu comme si l’on voulait fournir l’eau potable à tout le monde mais sans prévoir toutes les canalisations, conclut Thierry Castagne. Il est fondamental que des entreprises numériques se créent et se développent chez nous. Il faut veiller à l’indépendance numérique comme on veille à l’indépendance énergétique. ”

Technord (Tournai) “Grâce à la digitalisation, nous sauvons nos métiers de base”

“Il y a dix ans, nous réalisions un chiffre d’affaires de 10 millions d’euros dans les cimenteries wallonnes. Aujourd’hui, il n’est plus que de 750.000 euros.” Où Technord, intégrateur électrique et informatique, a-t-il donc été chercher de nouvelles recettes ? D’une part en suivant ces sociétés extractrices dans leurs investissements internationaux, du Brésil à la Côte d’Ivoire. “Dans nos projets étrangers, 80 % de la valeur ajoutée reste chez nous”, précise Philippe Foucart, CEO de cette entreprise familiale forte de 400 travailleurs. D’autre part, en anticipant les nouveaux métiers de la digitalisation.

Au départ, Technord était une entreprise classique d’électricité industrielle. Mais dès le début des années 1980, elle s’est tournée vers l’informatique industrielle et revendique désormais le titre de leader du MES (Manufacturing Execution System, c’est-à-dire de gestion des données de production en temps réel en vue d’une utilisation optimale) sur les marchés belge et français. “Notre intervention consiste à lier le monde de l’usine aux systèmes d’information, afin d’améliorer l’efficacité globale, la productivité, explique Philippe Foucart. Nous avons réalisé cela sans abandonner les métiers de base.”

Illustration avec l’un de leurs prestigieux clients, les champagnes Moët & Chandon. Technord a mis un pied dans cette entreprise grâce à ses compétences spécifiques en MES. Et de fil en aiguille — ou plutôt de câbles en capteurs, elle a été sollicitée pour d’autres tâches, jusqu’aux très classiques armoires électriques. “Plein d’entreprises beaucoup plus proches géographiquement pouvaient le faire, convient Philippe Foucart. Si nous nous étions positionnés comme électriciens, jamais nous ne serions entrés chez Moët & Chandon. Nous ne pouvions y arriver que par des métiers à forte valeur ajoutée. Grâce à la digitalisation, nous sauvons nos métiers de base.”

TEKT (Strépy-Bracquegnies) “Nous utilisons le robot pour augmenter l’humain, pas pour le remplacer

Les restructurations dans le monde de l’automobile ont failli acter la mort de l’usine JTEKT Torsen à Strépy-Bracquegnies au début des années 2000. Et puis l’entreprise a investi dans l’automatisation. “La robotisation nous a permis d’améliorer l’efficacité : nous produisons plus de pièces (des différentiels à glissement, qui renforcent l’adhérence des véhicules, Ndlr), des pièces plus légères et de meilleure qualité, confie le CEO Jean-Louis Dam. Cela nous a permis de regagner des marchés. Grâce à cela, notre groupe a décidé de poursuivre ses activités en Belgique, au lieu de tout délocaliser en Tchéquie, en Roumanie, en Chine ou au Mexique. Mieux : nous avons repris la fabrication de pièces qui n’étaient plus faites en Belgique depuis six-sept ans.”

L’entreprise, qui était tombée à une centaine de travailleurs fin 2009, a depuis quasiment doublé ses effectifs. Saluons ici la vision à long terme des actionnaires japonais qui, entre 2010 et 2016, ont injecté de 2 à 3 millions d’euros par an (sur un chiffre d’affaires de 40 millions) pour relancer l’usine. Un choix opportun puisque l’entreprise gagne des parts sur un marché qui devrait croître avec le succès des voitures hybrides et électriques. Celles-ci requièrent en effet beaucoup de transmissions à engrenages.

Au-delà des chiffres, Jean-Louis Dam récuse cette opposition entre l’homme et le robot. “Nous sortons d’une période où tout était délocalisable, dit-il. Aujourd’hui, avec la digitalisation, la productivité, la compétitivité, la qualité des services nous sont favorables. Mais le personnel reste le facteur clé. Ce sont les côtés agile et volontariste des travailleurs qui peuvent faire la différence, avec l’aide de la machine.” Pour lui, l’entreprise dont la réflexion se limiterait au remplacement de l’homme par le robot ne gagnerait qu’à très court terme. “Chez JTEKT, nous utilisons le robot pour augmenter l’humain, pas pour le remplacer, poursuit Jean-Louis Dam. L’humain apporte son discernement, son intelligence.” Augmenter l’humain, c’est par exemple assister le travailleur dans des gestes répétitifs et lourds qui entraînaient des problèmes physiques au bout de quelques années ; ou atteindre une qualité “au micron près” impossible pour l’être humain seul.

“Je suis surpris par la vitesse à laquelle arrivent ces changements, conclut le CEO de JTEKT. C’est hyper stimulant. Il ne faut pas craindre ces changements mais les accompagner. Quand les Anglais ont inventé la vapeur, il a fallu 150 ans pour intégrer cela dans l’industrie. Quand on a inventé le smartphone, il n’a fallu que 13 ans pour faire le même type de révolution industrielle. L’accélération est fabuleuse.”

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