“Les progrès numériques imposent qu’on repense la protection sociale”

© Reuters

Journaliste et éditorialiste au “Monde”, Philippe Escande a publié avec sa collègue Sandrine Cassini un ouvrage sur l’impact du numérique dans l’économie et, de manière plus large, dans la société. Pour lui, les ruptures technologiques que l’on vit actuellement vont continuer à toucher de plus en plus d’entreprises et, surtout, constituent le point de départ de changements sociétaux bien plus profonds.

A l’heure où nombre d’entreprises traditionnelles font face à des concurrents venus du numérique, affranchis de toute structure et, surtout, de tout lourd passé, les observateurs multiplient les mises en garde. Lutter pour contrer les start-up comme le font les taxis, ou s’engager dans une course à l’innovation comme le tentent certains grands groupes ? La réplique n’est pas évidente, surtout pour ceux qui pensent que, dans leur secteur, ils ne seront pas frappés par cette concurrence numérique. Dans leur ouvrage Bienvenue dans le capitalisme 3.0, les journalistes du Monde Philippe Escande et Sandrine Cassini dressent un panorama clair de l’évolution du Net et de son impact sur l’économie. Rencontre avec Philippe Escande lors de son passage au B19 Country Club pour une conférence sur ce capitalisme d’un nouveau genre.

TRENDS-TENDANCES. Quand ils pensent aux secteurs touchés par le numérique, beaucoup évoquent la presse, la musique, certains pans du commerce et maintenant les taxis. Or, pour vous, il est très clair que tout business sera frappé par ce tsunami numérique…

PHILIPPE ESCANDE. Effectivement, aucun secteur n’échappe à cette grande vague. On a longtemps cru que le Web concernerait uniquement les secteurs dématérialisés comme la musique, la presse, etc. Mais ce qu’on voit aujourd’hui, c’est que le numérique apporte la désintermédiation et la ré-intermédiation. Cela change le modèle de manière très complexe, pour des tas de secteurs. La vague numérique ne se cantonne pas aux biens immatériels. Regardez les constructeurs automobiles : ils se rendent compte qu’ils sont à fond dedans et que le numérique transforme leur existence. La Google Car… c’est un logiciel sur roue, c’est du numérique. Certains subissent déjà l’effet “plateforme” : de nouveaux intermédiaires se créent, comme Booking.com, et deviennent incontournables. Et puis, il y a le logiciel qui mange le monde. Le logiciel est la brique de base. C’est une pièce d’intelligence qui s’insinue partout, dans tous les types d’entreprises. Il existe, il est vrai, des secteurs plus protégés comme la banque, qui bénéficient de remparts réglementaires importants, ou les métiers liés aux matières premières. Ces derniers sont concernés par le numérique comme outil, mais les géants du secteur mettront plus de temps à arriver chez eux.

Vous insistez sur l’importance du logiciel dans l’économie et reprenez cette assertion selon laquelle le “logiciel mange le monde”. Mais comment une entreprise traditionnelle, a priori loin du numérique, peut-elle intégrer ce fait ?

Tout acteur de l’économie doit penser au logiciel, qui est la base de l’économie, et se montrer attentif aux usages qui se développent dans le numérique, les services en ligne, etc. Prenons un fabricant de chaises : comment peut-il nier l’existence de l’impression 3D et la possibilité d’imprimer des meubles ? Avec cette technologie, notre fabricant de chaises peut imaginer de relocaliser ici une production qui s’effectue probablement aujourd’hui en Chine. Ou bien il peut changer son modèle de distribution en fabricant des meubles à la demande. Ce que l’on constate, c’est que les entreprises digitales partent toujours du client, de ses besoins ou de son expérience. Or, beaucoup de grosses entreprises traditionnelles ne s’en occupent pas assez. Cela peut être un point de départ.

Une entreprise traditionnelle doit donc penser numérique quoi qu’il arrive ?

Le numérique induit une rupture dans un équilibre et met fin à un statu quo. Ce peut être un danger pour une entreprise traditionnelle qui demeure dans un déni successif face aux différentes phases de progression du numérique. Quand une technologie innovante apparaît, certaines entreprises se disent que c’est petit et qu’elles n’ont pas à avoir peur. Quand leurs premiers clients l’adoptent, elles le constatent mais trouvent cela marginal, quand leurs marges commencent à être grignotées, elles trouvent cela scandaleux. Et, bien sûr, quand des géants émergent, ils remontent dans la chaîne de valeurs et le danger pour les acteurs traditionnels est de se voir relégués au rang de simples sous-traitants.

Et nos emplois dans tout cela ? Les géants du numérique engagent proportionnellement très peu. On se dirige vers toujours plus de jobs free-lances et des études évoquent la disparition, à terme, de 47 % des métiers aux Etats-Unis. Est-ce effrayant ?

Le progrès du numérique touche même les professions intellectuelles qui se pensaient à l’abri (avocats, conseillers, financiers, notaires, journalistes, etc.). Est-ce qu’on parle d’un remplacement place pour place ? Non, je ne pense pas. Le plus gros des ordinateurs, Watson d’IBM, est aujourd’hui capable de réaliser des diagnostics médicaux. Mais il ne va pas remplacer les médecins pour autant. Au journal Le Monde, nous avons utilisé dans le cadre des élections régionales des robots capables de rédiger des petits articles en reprenant les scores électoraux. Ils communiquaient les noms des maires élus ou des progressions de certains partis politiques dans à peu près tous les villages de France. Est-ce que cela va remplacer les reportages de Florence Aubenas ? Non. Les rôles seront certes mis à l’épreuve et il y aura une adaptation à opérer. Mais cela ne va pas faire disparaître les journalistes.

D’ailleurs, on constate que l’intelligence artificielle n’est jamais aussi intelligente que si elle est associée au travail d’un humain. Dans le diagnostic médical, le dialogue du médecin avec son patient demeure essentiel. L’ordinateur va lui apporter l’accès à la connaissance mondiale sur tous les cas, surtout les plus rares, et un début d’explication. Par contre, tout ce qui est purement répétitif se voit menacé. Si vous faites deux fois la même chose, une machine peut le faire à votre place. Dans certains cas, le numérique représente une menace, mais dans d’autres, c’est aussi une opportunité car cela peut rendre plus intelligent celui qui les utilise. Et puis, cela peut étendre les marchés. Comment ? En donnant du pouvoir à des gens qui n’étaient pas en mesure de réaliser certaines tâches. Un exemple est à trouver dans le métier actuel de chauffeur. Avec la généralisation du GPS, tout le monde peut devenir chauffeur alors qu’avant, il fallait maîtriser la ville. En ce sens, la technologie élève des personnes dotées de niveaux d’études plus faibles et donne accès à des professions.

Vous voyez donc dans cette vague numérique un motif de réjouissance ?

Oui, on est dans ce qu’on appelle le progrès. Cette notion a commencé au 15e siècle avec l’idée que demain sera différent d’aujourd’hui et qu’il y a des chances que cela puisse être mieux. L’histoire montre que les bienfaits et les méfaits marchent de pair. On a inventé l’imprimerie et, 100 ans après, on a fait une guerre des religions… parce que la religion avait été diffusée par le progrès. Grâce au numérique, il y a des promesses enthousiasmantes et on les expérimente tous les jours. En tant que consommateur, par exemple, on ne peut plus se passer de son smartphone sur lequel se trouvent pas mal de loisirs, d’informations mais aussi de ressources pour le travail. Il faut réconcilier l’attrait en tant que consommateur et puis la façon dont ces mêmes offreurs de services sont en train de déstabiliser l’ensemble du système économique.

Dans les nouveaux services qui déstabilisent certains secteurs, il y a l’économie collaborative, ces acteurs à la Uber, Airbnb, etc. Pensez-vous qu’en permettant à des particuliers de jouer le rôle de certains professionnels, cette économie siphonne l’économie traditionnelle ?

Ce que l’on sait aujourd’hui, c’est que le numérique est destructeur de modèles et que cela détruit de la valeur. Prenons le premier marché frappé : la musique. Aujourd’hui, il a perdu 50 % de sa valeur et 50 % de ses emplois également. Est-ce que cela signifie qu’il aurait fallu bloquer ? C’est impossible vu la multiplicité des usages. Et puis, ce sont les utilisateurs qui imposent le modèle. Aujourd’hui, le secteur de la musique est en pleine reconstruction. On retrouve une partie des acteurs, mais évidemment pas tous. Avant le passage du numérique, on dénombrait six majors. On n’en compte plus que trois. Mais de nouveaux acteurs sont apparus, comme Apple ou Spotify, qui proposent un autre métier. Le modèle d’ailleurs n’est plus le même aujourd’hui. Et l’on constate que le secteur s’est fortement polarisé avec, au sommet, certains qui sont encore plus riches qu’avant et, en bas de l’échelle, plus de gens qui entrent. Mais au milieu, c’est le grand désert.

En ce qui concerne le collaboratif, ce qu’on voit et qui pose question, c’est que ce domaine se “professionnalise” très vite. C’est, en effet, un moyen d’entrer sur des business avec peu de barrières à l’entrée et encore peu de contraintes réglementaires et de taxes. Donc, c’est un terrain propice à tous ceux qui veulent faire du business et de l’argent facilement. Il y a des gens qui achètent des appartements uniquement pour les louer sur Airbnb. Certains loueurs ont des centaines d’hébergements. C’est loin du collaboratif et de ceux qui veulent arrondir leurs fins de mois. Tout cela fait l’objet de discussions et, dans la plupart des cas, les start-up ne veulent pas communiquer le chiffre d’affaires de leurs membres au fisc, en estimant que ce n’est pas leur rôle. Certains, comme Uber, disposent de tellement de moyens financiers qu’ils sont en train d’inventer leur champ d’activités et créent leur propre chemin… Uber a fait énormément bouger les lignes. Le concept de VTC (véhicule de tourisme avec chauffeur, Ndlr), qui est une évolution d’un vieux statut, a totalement éclaté. Aujourd’hui, il y a plus de chauffeurs Uber que de chauffeurs de taxis.

En quoi entre-t-on, selon vous, dans l’ère du capitalisme 3.0 ?

On appelle le capitalisme 3.0, en clin d’oeil à la troisième version d’un logiciel, la troisième vague de bouleversements technologiques qui amène à des changements sociétaux. Après la vague de la vapeur et de l’acier dans les années 1770, et puis l’électricité, la chimie et le moteur à explosion qui ont lancé l’industrie automobile et la société de consommation, on arrive, selon nous, dans une troisième vague née dans les années 1970 avec l’informatique, le processeur et les logiciels. Nous sommes dans cette vague numérique qui apporte aussi son lot de bouleversements sociétaux. Le capitalisme a trouvé, à travers les révolutions technologiques, un fabuleux moyen d’expression. Et bien que cette troisième vague soit née il y a plus de 40 ans, je pense qu’elle n’est pas au bout de son expression. Depuis 2010, on observe le développement exponentiel d’Internet, on voit des smartphones dans la poche de tout le monde dans les pays développés et dans celle de plus en plus de monde dans les pays émergents. A partir de là peuvent se mettre en place les changements de modèles économiques et sociétaux. On est en plein là-dedans : on voit la technologie qui change mais on n’a pas encore l’intelligence pour comprendre ce que cela implique comme changements sociétaux. Au mieux, on commence doucement à le voir avec l’émergence de nouveaux métiers du numérique qui tendent à démontrer que le salariat n’est plus un statut adapté. Les gens vont avoir plusieurs boulots et il va falloir repenser ce que peut être la protection sociale. Il va falloir réinventer une sécurisation du travail et des revenus qui risquent d’être plus éclatés qu’auparavant. C’est un sacré enjeu pour les années à venir.

PROFIL

Diplomé de l’Université Paris Diderot (master en biologie)

De 1989 à 2012. Journaliste au quotidien français Les Echos

De 2005 à 2012. Editorialiste pour Les Echos

2008. Coauteur du livre Les pirates du capitalisme : comment les fonds d’investissements bousculent les marchés

2009. Auteur du livre Le grand bestiaire des entreprises : 70 stratégies passées au crible

Depuis 2012. Responsable du supplément Eco & Entreprises au quotidien Le Monde

2015. Coauteur du livre Bienvenue dans le capitalisme 3.0

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content