Concurrence : la contre-attaque inédite de Google

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Lors d’un passage en Allemagne, Eric Schmidt s’est fendu d’un long discours au travers duquel il s’est employé à répondre aux nombreuses plaintes portées devant la Commission européenne. Une attitude inédite que l’on décrypte par quelques extraits choisis et… quelques commentaires.

Le président de Google nous a habitué au silence. C’est d’ailleurs l’une des stratégies du géant du Web face à l’ensemble des questions qui fâchent : ne pas répondre. Mais hier, à Berlin, Eric Schmidt a prononcé un -très long- discours dans lequel il est sorti de sa réserve et a réellement pris position face à l’enquête de la Commission européenne pour abus de position dominante, toujours en cours.

“Google est une de ces entreprises qui réalisent de très gros investissements des deux côtés de l’Atlantique. Nous employons 1100 personnes dans 5 bureaux en Allemagne et avons investi ici 200 millions d’euros. Par ailleurs, nous avons 9000 collaborateurs partout en Europe et nous y avons investi 4 milliards d’euros en 4 ans.”

Eric Schmidt entend clairement réagir à l’image du géant américain qui vient faire son business en Europe. En insistant sur les jobs créés de ce côté-ci de l’Atlantique et les investissements réalisés, le boss de Google compte clairement démontrer son ancrage local, contrairement à l’image d’acteur hyper global qui lui colle à la peau. Reste que si le chiffre de 4 milliards d’euros d’investissements sur le Vieux-Continent semble énorme, il convient de le remettre en perspective. Sur 4 ans, comme l’évoque Eric Schmidt, cela fait 1 milliard par an. La firme enregistre quand même un chiffre d’affaires de l’ordre de 15 milliards de dollars… chaque trimestre au niveau mondial ! Pour un bénéfice net mondial de 3 milliards tous les 3 mois… En 2013, Google a dégagé 14 milliards de dollars de bénéfices ! Certes, cela n’enlève en rien le fait que Google investisse en Europe, mais la mise en perspective demeure éclairante. Pour rappel, par contre, la firme fait toujours l’objet de vives critiques de plusieurs Etats européens qui lui reprochent, chacun, de ne pas payer d’impôts sur leur territoire.

“Personne n’est vraiment prêt pour une révolution technologique (…) Google a commencé comme un rêve. Larry Page s’est réveillé au milieu de la nuit, un jour, en pensant… ‘et si je pouvais télécharger l’ensemble des liens de l’Internet ? (…) A cette époque, il n’avait pas encore l’idée de créer un moteur de recherche, c’est venu plus tard.”

En retraçant la géniale histoire de Google parti de rien pour devenir ce géant de l’Internet, Eric Schmidt revient vers les fondamentaux entrepreneuriaux des deux créateurs du moteur de recherche, comme pour dire “Non, Google n’a pas toujours été un géant qui fait peur”. Il enchaîne d’ailleurs en expliquant la manière dont tout l’écosystème de Google a été créé. “La plupart de nos innovations dans la recherche viennent de notre propre frustration avec les résultats de Google. La cartographie est un bon exemple. Quand les gens cherchaient une adresse sur Google, ils ne voulaient évidemment pas un lien vers un site Web qui mentionnait l’adresse indiquée. Ils voulaient savoir où cela se trouvait exactement. Alors nous avons créé nous-mêmes les cartes. (…) Pensez au mobile. Nos écrans sont devenus beaucoup plus petits et nous nous sommes adaptés.” De la sorte, le chairman de Google tend à démontrer que sa société doit, elle aussi, constamment innover pour perdurer… et que son évolution n’est pas le fruit de grands plans machiavéliques pour dominer le monde, comme certains tendent à penser.

“Certains disent que Google serait comme un ferry reliant une île déserte parce que ce serait la seule manière de naviguer sur le Net. Et beaucoup penseront instinctivement que c’est le cas. Mais, bien que nous ayons un rôle majeur sur le Web -et sommes un acteur clé de la recherche en ligne- la découverte d’infos se fait par l’intermédiaire de nombreuses fenêtres sur le Net. (…) Prenez Bild, l’un des plus gros magazine d’Europe. Il obtient 70% de son trafic directement via son URL. Un peu plus de 10% de son trafic vient des moteurs de recherche.

Eric Schmidt évoque ainsi la diversité du Web. Il dira d’ailleurs, plus loin dans son discours, que “le consommateur a le choix quand il s’agit de chercher de l’information. Vous pouvez utiliser Google et les concurrents (…) Personne n’est forcé d’utiliser Google.” Certes, il n’a pas tort. Mais Eric Schmidt détourne le débat. Personne ne lui reproche réellement le fait d’être de facto dominant sur la recherche en ligne (on évoque 90% de parts de marché en Europe où peu d’autres alternatives semblent faire le poids). Et bien sûr, les internautes utilisent Google parce que le service est particulièrement performant et simple d’utilisation. Et c’est bien ce qui fait de Google un moteur (et d’autres services) si attractifs. Ce que ses détracteurs lui reprochent, par contre, c’est d’utiliser cette position très forte sur son marché de la recherche pour pousser et avantager ses propres services. C’est d’ailleurs l’un des points clés de l’enquête menée par la Commission européenne et son commissaire Joaquin Almunia, toujours insatisfait des propositions faites par Google pour répondre aux points sensibles (comme le sont la présentation -en bonne place- de ses services spécialisés en shopping ou voyages, par exemple, lors des résultats de recherche). Dans son discours Eric Schmidt se contente de mentionner que les concurrents que sont Expedia, Yelp ou TripAdvisor se plaignent simplement “du fait d’apporter des réponses directes aux questions des utilisateurs…”. Or, l’enjeu est bien plus précis que cela, puisqu’il s’agit très clairement de mettre ses propres services en avant au détriment de ceux de la concurrence… Dans une lettre ouverte à Google, le patron d’Axel Springer en Allemagne soulignait d’ailleurs , en avril 2014, que “Lorsque Google modifie un algorithme, le trafic de l’une de nos filiales s’effondre de 70% en quelques jours. C’est un fait avéré. Et cette filiale étant une concurrente de Google, il s’agit là certainement d’un hasard.”

“La réalité, c’est que les gens ont le choix et qu’ils l’exercent tout le temps. Google opère dans un paysage concurrentiel qui change constamment. Comme Axel Springer l’a mentionné, ‘il y a beaucoup d’innovation dans le secteur de la recherche online’. Et les barrières à l’entrée sont négligeables car la concurrence n’est qu’à un clic”.

Citer Axel Springer. Un choix culotté d’Eric Schmidt, surtout qu’il laisse entendre à son auditoire que que Google et Axel Springer partagent le même point de vue (en tout cas sur cette question). Un peu fort quand on sait à quel point les relations entre les deux groupes sont tendues. Dans une lettre ouverte publiée au mois d’avril, le patron d’Axel Springer, Mathias Döpfner, évoquait ouvertement sa “peur de Google”. “Axel Springer fait partie, d’un côté, d’une entente contre Google et se querelle concernant (…) l’interdiction du plagiat de contenus. De l’autre, Axel Springer profite non seulement du trafic généré par Google, mais aussi de l’algorithme de Google pour la commercialisation d’espaces vacants de sa publicité en ligne. On peut appeler cela de la schizophrénie. (…) En vérité, il s’agit d’une… absence d’alternative. (Se priver de Google) est à peu près aussi réaliste que le conseil d’un adversaire du nucléaire à renoncer simplement à l’électricité.” Par ailleurs, au mois de juin, le groupe allemand investissait dans un concurrent de Google. Cité Axel Springer est donc culotté et stratégique…

“L’histoire a prouvé que la taille et les succès passés ne sont pas des garanties pour le futur. Vous regardez Google, Apple, Facebook et Amazon et vous dites qu’aucun concurrent ne peut les battre. Mais j’en suis moins certain. (…) Quelqu’un, quelque part dans un garage, est en train de lutter contre nous. (…) C’est le processus d’innovation”.

Sans le préciser clairement, le président de Google, fait allusion aux griefs de l’Open Internet Project, une association d’éditeurs européens, selon laquelle la taille de Google rendrait toute compétition impossible. Selon cette fronde, les avantages concurrentiels de Google (l’effet de réseau, l’accès aux données) rendrait la compétition digitale totalement impossible. D’ailleurs Eric Schmidt évoque ces points en particulier, mais les contrecarre d’un revers de main.

Enfin, pourquoi Eric Schmidt choisit-il l’Allemagne pour prononcer ce discours particulièrement inédit ? Ce n’est en rien un hasard. C’est là qu’au printemps l’Open Internet Project a, en partie, pris racine avec des éditeurs comme Axel Springer notamment. Cette lourde fronde contre Google est à l’origine de plaintes “anti-Google” devant la Commission. Par ailleurs, pas plus tard qu’en juin dernier, le ministre allemand de la justice, Heiko Maas, a évoqué ni plus ni moins qu’un démantèlement de Google en plusieurs entités distincte “si la firme abuse encore de sa position dominante”. Ce qui, a priori, ne plairait évidemment pas au géant américain…

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