Les soins de santé face aux nouvelles technologies

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Dans le secteur des soins de santé, les entreprises qui voient dans les malades un potentiel de profits font face aux financiers d’un système dont les coûts ne font qu’augmenter. La révolution numérique crée-t-elle de nouvelles opportunités ou aide-t-elle simplement à maîtriser les coûts ?

L’iWatch d’Apple est plus qu’un gadget. C’est un maillon dans le processus de numérisation qui va bouleverser le secteur des soins de santé. Les acteurs existants éprouvent des difficultés : leur avance s’amenuise et les start-up saisissent les chances qui se présentent sur un marché à défricher. Pensons à Scanadu, que l’entrepreneur belge Walter De Brouwer a lancée dans la Silicon Valley et qui commercialise un monitoring device. Ou plus récemment : Ouest, une start-up qui a réuni un groupe d’entrepreneurs dans une initiative pour commercialiser un bracelet intelligent pour seniors.

Selon Jo Caudron, consultant en innovation digitale et en stratégie médias, nous n’en sommes encore qu’au début de la numérisation dans les soins de santé. “La technologie va changer les comportements des gens, précise-t-il. Un bracelet de ce genre permet de suivre tous les paramètres de santé. Au Royaume-Uni, les jeunes obtiennent une réduction de leur assurance automobile s’ils autorisent la surveillance de leur conduite. Indépendamment des questions éthiques, il ne me paraît donc pas impensable que l’on accorde l’un ou l’autre avantage fiscal aux patients qui se font suivre à l’aide d’une smartwatch.”

Jo Caudron est certes un fondu de technologie, mais il n’est pas seul à analyser que la numérisation va changer les business models dans les soins de santé. Eric Nys, qui dirige le département Life Science & Health Industries chez Deloitte Belgique, croit lui aussi dans les nouveautés technologiques et les opportunités qu’elles recèlent pour ce secteur. Deloitte fait partie de ces consultants qui estiment que leur mission consiste à conseiller leurs clients sur la révolution numérique. Et ils ne visent pas que les besoins de l’industrie. “Nos clients ne se trouvent pas uniquement dans la pharmacie et les technologies, souligne Eric Nys. Nous conseillons aussi des agences publiques ou des services gouvernementaux.”

Le patient, facteur clé

Le secteur des soins de santé diffère du reste de l’économie. Partout ailleurs, le client et l’acheteur sont une seule et même personne. Dans les soins de santé, non. Le patient s’adresse à un prestataire de soins, mais celui-ci est payé par l’assureur ou l’assurance maladie publique. Malgré tout, le patient est le facteur clé de la transformation qui attend le secteur. Tout d’abord parce qu’il vieillit, ce qui entraîne une hausse des maladies chroniques. Et ensuite parce qu’il consulte plus souvent, ce qui augmente les coûts.

“La hausse des coûts dans les soins de santé rend le modèle actuel intenable, précise Eric Nys. Parallèlement, la prévention gagne en importance. Je suis optimiste quant aux possibilités de miniaturisation et les accessoires portables rendent possible le monitoring à distance des patients. Un exemple de cette tendance est la collaboration annoncée entre Google et Novartis en vue d’assurer le suivi de patients diabétiques par une lentille de contact. Bien sûr, tout n’est pas encore au point, mais cela créera des opportunités.”

Le patient demande en outre de jouer un rôle actif dans la gestion des soins de santé qui le concernent. Avec Internet est venu le temps du patient informé. Les médecins constatent qu’ils doivent modifier leur pratique. “Les patients veulent participer à la décision, poursuit Eric Nys. Ils sont ainsi tout autant consommateurs que patients. Et le Web les y aide.”

“Commençons par marcher avant de vouloir courir, nuance Frank Robben, manager public qui dirige depuis cinq ans le projet eHealth des autorités fédérales. Je ne suis pas médecin, mais je suis convaincu que le monitoring à distance doit dépasser le simple stade du podomètre ou du compteur cardio pendant le jogging. Nous avons besoin de systèmes dans lesquels les patients surveillent eux-mêmes une série de paramètres, liés à une intelligence artificielle qui interprète les données avant de les communiquer aux soignants. Dans la négative, les médecins traitants, qui ont en moyenne 300 patients chroniques, risquent d’être inondés de messages automatiques. Cela n’est pas réalisable.”

Echange de données

L’avenir qu’on nous fait miroiter n’est pas pour tout de suite. Eric Nys et Jo Caudron en sont bien conscients. “Les pronostics ont toujours quelque chose d’aléatoire, déclare Jo Caudron. Mais quand on voit le rythme auquel les appareils mobiles ont conquis le monde, cela ne m’étonnerait nullement qu’en une décennie, les montres intelligentes métamorphosent du tout au tout la culture des soins de santé.” Frank Robben confirme l’intérêt indéniable de certaines tendances. “Les avantages d’une approche multidisciplinaire et transversale sont admis, dit-il. Les institutions de soins et les soignants doivent collaborer étroitement, cela va de soi, mais la première chose à faire est de communiquer les données correctes.”

Et cet échange de données est la colonne vertébrale de la plateforme eHealth, la réponse du gouvernement fédéral à la tendance à la numérisation dans les soins de santé. Actuellement, 7 à 8 % des Belges ont donné leur accord à l’utilisation de leurs données. “C’est relativement peu, mais il importe de maintenir la confiance des usagers dans le système. Un passage en force le discréditerait. On nous fait déjà régulièrement le reproche d’aller trop vite”, commente Frank Robben. Son département compte 30 personnes. Des informaticiens surtout, chargés d’une mission spécifique. “Une structure comme la nôtre n’existait pas il y a quelques années, précise-t-il. Je constate que les pays scandinaves sont plus loin, mais leur régime des soins de santé leur donne moins de liberté de choix que chez nous. Cela facilite les choses. Par rapport aux pays limitrophes, nous en sommes à une manoeuvre de rattrapage. Nous comptons déjà quelque 200 millions d’échanges par an. Chaque jour, 4.500 médecins font déjà usage de notre système e-Healthbox, notre boîte aux lettres électronique. La disponibilité et la performance ne posent plus problème.”

Mais il reste des barrières. Comme la problématique de la vie privée : en soins de santé, qui a accès à quelles données ? Et à quoi peuvent-elles servir ? “Nous sommes d’accord que seules les personnes en relation thérapeutique avec le patient peuvent accéder aux données. Par ailleurs, tout ne doit pas être visible pour tout le monde. Mais il y a encore des freins, déclare Frank Robben. Avant de parler d’evidence based medecine, il faut que les données soient disponibles de manière coordonnée, structurée et sémantiquement interopérables. Celui qui consulte doit utiliser les mêmes concepts que ceux visés par celui qui a alimenté la base de données. Dans les soins de santé, cela pose parfois problème. Le regard du généraliste n’est pas celui du spécialiste. Là où le médecin de famille notera des symptômes dans un dossier médical, le spécialiste ne parlera pas de fièvre, de toux ou de glaires, mais constatera une pneumonie.”

En fait, avec la plateforme eHealth, les autorités ont opté pour la progressivité. “La technologie évolue encore. Pour cette raison, il vaut mieux prendre une orientation et chercher à résoudre, chemin faisant, les problèmes qui complexifient les échanges numériques de données de soins. Il y a 25 ans, j’ai créé la Banque carrefour de la sécurité sociale. Sur les 800 processus papiers qui existaient à l’époque, nous en avons éliminé trois sur quatre et informatisé les autres. Lorsqu’on m’a demandé de m’occuper du projet eHealth, j’ai décidé d’agir de la même manière. Vous pouvez essayer de diriger la transformation vers le numérique, mais il vaut bien mieux proposer de bonnes idées et un environnement propice sans barrières techniques, juridiques et de vie privée. Nous éliminons les freins pour que les gens puissent saisir les opportunités.”

Pas de vraie économie de coût

Les business models en soins de santé sont appelés à changer. “Indépendamment des barrières, de très nombreuses informations sur votre santé sont directement transmises à votre médecin, indique Eric Nys. A présent, il se peut qu’un patient consulte chaque semaine un médecin ou un service hospitalier. Avec la technologie, on peut imaginer que les maladies chroniques seront suivies à distance et que le patient devra moins souvent se rendre à l’hôpital, avec au final, une meilleure maîtrise du coût des soins.”

La numérisation des soins n’entraînera pas automatiquement une réduction des coûts. “Il y aura plutôt un glissement des moyens, estime Jo Caudron. L’équilibre entre soins curatifs et préventifs se modifiera. La technologie jouera un rôle d’appui dans ce processus. Dans d’autres secteurs, on constate souvent que les acteurs classiques se concentrent trop sur leur métier principal et qu’alors, les acteurs de plateforme comme Apple et Google sont les grands vainqueurs. Je crois que, face à cet avenir changeant, les meilleurs atouts sont aux mains de ceux qui partent avec une mentalité de start-up.”

Pour l’Etat, la maîtrise des coûts est bienvenue. C’est une motivation supplémentaire pour faire évoluer la plateforme eHealth. La technologie aide à éviter les doublons en radiologie, permet aux médecins d’accéder aux diagnostics lorsqu’ils en ont besoin, un second avis anonyme est possible et le remboursement des soins est plus rapide, tout cela dès aujourd’hui.

Chaque révolution fait ses victimes. La numérisation des soins de santé n’échappera pas au phénomène. Les médecins seront-ils bientôt superflus ? Même si un médecin établit en fin de compte un diagnostic selon une arborescence, il réalise en même temps une interprétation en fonction de l’expérience. Cette pratique ne disparaîtra pas tout de suite, c’est évident. “Mais nous devons sans doute revoir le mode de rétribution des médecins, annonce Eric Nys. Ils sont actuellement payés au moment de voir un patient, mais si leur rôle évolue, nous devrons réétudier de près la nomenclature.”

Et les mutualités ? “L’informatique est un moyen, pas une fin, clame Frank Robben. Nous devons établir des processus qui optimisent le fonctionnement dans un environnement donné. Les mutualités font partie de cet environnement. Nous devons donc veiller à ce qu’elles puissent moderniser leurs activités. Regardez la carte SIS. Cette carte a été l’une des réalisations de la Banque carrefour de la sécurité sociale. Aujourd’hui, elle est remplacée. Cela m’attriste-t-il ? Non, car quand nous avons lancé la carte, Internet n’existait pas . Et aujourd’hui, cela n’a plus de sens de conserver des données sur une carte si on peut les reprendre d’une base de données. Savoir si un patient est assuré ou s’il a reçu l’autorisation préalable du médecin-conseil pour les médicaments du chapitre IV, c’est désormais possible par sa carte d’identité électronique et notre plateforme eHealth. Je m’attends aussi à la fin prochaine des documents verts pour se faire rembourser par la mutuelle. Il va de soi que les mutualités devront, elles aussi, évoluer dans leur pratique. Mais elles y travaillent. C’est comme pour les secrétariats sociaux. Leur rôle a également évolué : de tampons pour la paperasserie de la sécurité sociale, ils se sont mués en prestataires de services auxquels les entreprises peuvent déléguer leur administration RH.”

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