‘La peur liée à l’intelligence artificielle est exagérée’

Ben Schrauwen : "Tesla a une avance colossale sur les autres" © Kris Van Exel

Le Belge Ben Schrauwen file vers une révolution dans l’industrie manufacturière: les usines qui s’auto-organisent grâce à des logiciels. Ce professeur en intelligence artificielle, parti aux États-Unis, entre en effet dans une nouvelle société, Oqton.

Le site web d’Oqton consiste uniquement en un formulaire de contact et un texte d’introduction sur le self-driving factory. Une usine qui sera capable d’opérer de manière aussi autonome qu’une voiture sans conducteur. Oqton est bien plus que la énième start-up qui croit changer le monde avec l’intelligence artificielle. Derrière le mystérieux site web se trouve une équipe expérimentée, avec notamment le Belge Ben Schrauwen, parti à San Francisco.

En tant que chercheur et professeur à l’université de Gand, il avait concentré ses efforts sur la robotique et l’intelligence artificielle. Des spécialistes en IA de son groupe de recherches ont été recrutés par Google et d’autres géants technologiques.

Schrauwen s’est aussi révélé comme entrepreneur ces dix dernières années (voir cadre Déjà deux autres sociétés créées) et il est arrivé chez Autodesk en 2014. Le pionnier du logiciel est connu pour son logiciel de dessin assisté par ordinateur AutoCAD et il a racheté la deuxième start-up de Schrauwen, Circuits.io. Autodesk a demandé à Schrauwen et son équipe de déménager au siège social dans la Silicon Valley, où il a reçu toujours davantage de responsabilité. Jusqu’à son départ, il y a quelques semaines, il supervisait un département de 200 chercheurs et ingénieurs.

Le blockchain aura un impact similaire à celui du protocole IP qui a rendu l’internet possible

“Au cours de ces années chez Autodesk, j’ai énormément appris sur l’industrie manufacturière”, nous explique Schrauwen. “J’ai aussi rencontré beaucoup de personnes haut placées dans le secteur. Elles demandent à Autodesk des conseils sur le futur. Toutes les grandes entreprises manufacturières envisagent l’impression 3D. Elles veulent réduire le délai entre le design et la production à grande échelle. Mais l’impression 3D est chère. Il y aura encore beaucoup de travail manuel. Avant qu’elle puisse percer, de nouveaux outils et logiciels sont nécessaires pour automatiser la conception et la gestion des processus de production. Ces logiciels, Oqton, une nouvelle start-up dont je suis cofondateur et directeur technique, veut les offrir. Le CEO est Samir Hanna, mon ancien patron chez Autodesk. Sa société précédente, il l’a vendue à Autodesk il y a dix ans. C’était l’un des premiers acteurs d’outsourcing en IT en Chine.”

Chez Autodesk, vous n’avez guère dû vous préoccuper du financement, à présent vous devez vous-même chercher des investisseurs.

SCHRAUWEN. Oqton aurait pu lever 50 millions de dollars en un rien de temps. Il y avait suffisamment d’intérêt de la part des investisseurs. Mais ce n’est alors plus votre société. En même temps, un capital-risqueur ne reste traditionnellement que quatre ans dans votre société. Pendant les deux premières années, c’est la lune de miel, allez-y seulement. Et ensuite, ils exigent que vous vous concentriez sur l’activité dont ils pourront voir rapidement des résultats. Souvent, les start-up préfèrent essayer des choses par leurs propres moyens plutôt que de mener une expérience technologique avec de l’argent extérieur.

Pour l’instant, vous financez Oqton avec des moyens propres.

Oui, et il s’agit de plus que quelques millions. D’ici quelques semaines, nous voulons avoir un premier produit. Nous serons alors probablement déjà une équipe de trente. Cela va vite. Nous savons quel produit nous voulons faire et à quel marché il est destiné.

Et en quoi consiste ce marché ? La numérisation de l’industrie manufacturière ?

Dans pas mal de domaines, celle-ci est déjà avancée. Toutes les machines et tous les robots sont déjà pilotés par des logiciels. Et les ouvriers reçoivent des instructions via des écrans. C’est aussi du logiciel.

En même temps, la numérisation de l’industrie manufacturière est encore à ses balbutiements. C’est comparable à l’IT des années 70-80. Il n’y avait pas encore de langages informatiques comme nous les connaissons aujourd’hui. Tout devait directement être écrit dans des instructions que les ordinateurs pouvaient comprendre. La programmation des machines et la mise en place d’une ligne de production sont chères et prennent beaucoup de temps. Auparavant, lancer une voiture sur le marché prenait cinq ans, maintenant c’est trois. Pour chaque voiture, une nouvelle usine doit en réalité toujours être construite.

Elon Musk qualifie ce démarrage de ‘production hell’.

Tesla a certes des problèmes de production, mais l’entreprise a en réalité une avance colossale sur les autres. Il n’a qu’une seule usine avec une seule ligne de production capable de construire différents modèles et rapidement adaptable. Le Model 3 était encore à la table à dessin il y a six mois. Mais pour être le plus flexible possible, Tesla a dû écrire des logiciels entièrement nouveaux et inventer toutes sortes de processus.

Nous désirons rendre cela possible pour n’importe quelle usine. Pouvoir utiliser des machines et des lignes de production de manière beaucoup plus flexible. Directement savoir, via notre logiciel, si les machines sont effectivement capables de produire un concept particulier. Nous parlons de self-driving factory car nous considérons cela comme une révolution qui se situe au même niveau que celle de la voiture autonome. L’usine qui peut adapter ses processus de production de manière autonome.

En tant que petit acteur, Oqton peut-il accéder à suffisamment de données pour entraîner son logiciel d’intelligence artificielle de manière optimale ?

Facebook et Google utilisent le deep learning, une technique IA appropriée à des quantités gigantesques de données de mauvaise qualité. Dans l’industrie, il y a relativement peu de données, mais elles sont de haute qualité. De ce fait, d’autres techniques IA sont possibles.

Nous sommes persuadés que cela fonctionnera avec notre technique. Et si nous pouvons intégrer l’IA dans des usines, on assistera à des choses très intéressantes. Actuellement, les usines sont fabriquées les plus grandes possible, parce que la conception et le développement sont chers et compliqués. Mais si les coûts de démarrage deviennent plus faibles et le développement plus rapide, il sera à nouveau plus intéressant de produire localement dans des usines plus petites et avec des machines multifonctionnelles. Dans ce cas, il n’y aura plus qu’une légère différence entre la production à grande échelle et la production à petite échelle.

Ciblez-vous principalement des clients américains et européens ?

Le siège central est à San Francisco, mais nous nous adressons initialement à la Chine. Énormément d’innovations dans l’industrie manufacturière se passent là. Un tiers des robots y sont produits et la moitié de l’ensemble des impressions 3D avec du métal. Les Chinois ne sont également pas entravés par les business model existants. L’acheteur potentiel d’un robot auprès de producteurs de robots européens est redirigé vers un intégrateur de systèmes qui construit la ligne de production avec vous. Les Chinois n’ont déjà pas ce handicap et peuvent concevoir un nouveau business model plus efficient, avec moins d’intermédiaires. Leur seule faiblesse est pour l’instant un manque d’expertise logicielle.

Continuerez-vous à travailler à partir de San Francisco ?

Nous y concentrerons le management, le marketing et la vente. Pour ces fonctions, on y trouve beaucoup de talent et d’expérience. Nous parlons avec des personnes qui ont longtemps travaillé pour Tesla ou Apple. Ensuite, nous avons besoin d’ingénieurs et d’expertise technique. À San Francisco, la concurrence est terrible. C’est la raison pour laquelle nous travaillons avec des bureaux satellites, notamment à Berlin, Copenhague et Gand.

Si Apple venait à fabriquer des iPhone aux États-Unis, ce ne serait pas pour faire plaisir à Trump, mais pour gagner du temps

En Belgique, les formations des personnes sont de très haute qualité et très complètes. Les Belges sont plus sédentaires qu’aux États-Unis, mais les meilleurs éléments y partent néanmoins souvent. Parce que chez nous, c’est monotone dans le high-tech. Quatre membres de mon groupe de recherche à Gand sont partis travailler chez Deepmind à Londres, un autre chez Open AI et deux m’ont suivi. Il y a de très bons groupes de recherche en intelligence artificielle en Belgique, mais en dehors de cela, on manque de grands défis au sein de la vie en entreprises. Nous espérons que grâce à notre bureau belge, nous permettrons, ici aussi, à des personnes de travailler sur des innovations de premier plan.

N’y a-t-il pas trop de battage médiatique autour de concepts comme l’IA et le blockchain ?

Absolument. En tant qu’académicien, j’ai déjà vu quelques vagues d’euphorie et de déception liées à l’IA. Mais cette fois, la technologie est destinée à durer et elle est prête à être utilisée dans la vie quotidienne.

La spéculation massive alimente la hype et la valorisation du bitcoin. La crypto-monnaie a une fonctionnalité limitée. Mais les gens lient une valeur à une série unique de données. Le bitcoin va certainement se planter ferme un jour et ensuite probablement à nouveau remonter. Je trouve le bitcoin incroyable. Le blockchain (la technologie qui rend des transactions sécurisées possibles sans intermédiaire, NDLR) est une innovation fondamentale. Nous avons à présent une technique pour trouver un consensus mondial entre un groupe de parties. Cela prendra peut-être encore dix ans, mais cela aura un impact similaire à celui du protocole IP qui a rendu l’internet possible.

Vous voyez de très larges applications pour le blockchain ?

Il y a trois grandes tendances technologiques qui redessinent tout. L’internet a rendu l’information gratuite. L’intelligence artificielle rend l’expertise gratuite. La dernière vague est celle du blockchain. La confiance devient aussi gratuite. Les gens pensent parfois que le blockchain créera une révolution uniquement auprès des banques et des assureurs. Mais la confiance est également un élément essentiel dans le business model de l’industrie. Le blockchain va créer une révolution dans les chaînes de productions. Une petite usine inconnue sera capable de concurrencer BMW ou d’autres géants.

L’aire de jeu devient-elle dès lors équitable ? Les grands groupes ont beaucoup plus d’argent à investir.

Oui, mais ils doivent construire ou adapter une usine beaucoup plus grande. Les CEO des grands groupes sont moins préoccupés par les coûts. La vitesse est leur plus grand souci. Si Apple venait à fabriquer des iPhone aux États-Unis, ce ne serait pas pour faire plaisir à Trump, mais pour gagner du temps.

L’automatisation a un inconvénient. Les gens ont peur des robots.

La crainte liée à l’IA est exagérée. Nous sommes encore à des décennies de la création d’un cerveau artificiel doté de toutes les capacités humaines. Les formes actuelles d’IA sont suffisamment avancées pour automatiser des tâches simples et répétitives. Imaginez un instant ce que les entreprises pourraient faire avec une armée de stagiaires virtuels.

Cela aura bien sûr un grand impact social. Lorsque la première machine à vapeur est arrivée, beaucoup de gens étaient particulièrement sceptiques. Ils ne croyaient pas qu’une machine de la puissance d’un cv, correspondant à celle d’un seul cheval, ferait la différence. Eh bien, en un temps record, l’Angleterre s’est retrouvée abondamment équipée de ces petites machines et ensemble, elles avaient plusieurs fois la puissance en chevaux vapeur qu’il n’y avait de chevaux.

Déjà deux autres sociétés créées

En 2008, Ben Schrauwen, en parallèle à ses activités de chercheur à l’UGent, a lancé sa première start-up, Mollom. Un service qui aidait les sites web à détecter les spams et d’autres réactions indésirables.

En 2012, Mollom a été vendue à Acquia, la prometteuse société de logiciel de Dries Buytaert dont Amazon est un des principaux actionnaires. Buytaert et Schrauwen sont amis depuis leurs études.

Schrauwen s’est ensuite lancé dans un nouveau projet, pour lequel il a interrompu sa carrière de professeur: Circuits.io. C’est une plateforme grâce à laquelle on peut facilement changer la conception des circuits électriques.

En 2014, à peine un an et demi après sa création, Autodesk a racheté la société. Autodesk considérait la plateforme comme une belle consolidation de l’offre pour le maker movement. C’est une nouvelle génération d’inventeurs qui, avec l’aide d’imprimantes 3D, fabriquent des appareils. Mais l’objectif était tout autant d’acquérir l’expertise software de Schrauwen et co.

Ben Schrauwen

Concernant son époque universitaire

“C’est un chapitre clos. Outre la lutte continuelle pour avoir des publications et du capital, la rotation du personnel me posait de grands problèmes. Les meilleurs étudiants en doctorat, je ne pouvais pas les garder, car ils n’avaient qu’une faible chance de devenir eux-mêmes professeurs. Je trouve cela très regrettable, car je préférerais travailler toute ma vie avec les mêmes personnes.”

Concernant Uber

“Les start-up échouent souvent parce qu’elles pèchent contre les principes de base du bon management et du leadership. Regardez Uber. La manière dont cette société s’est mise dans de tels problèmes est inconcevable. La première chose que j’ai reçue en tant que nouveau manager chez Autodesk, ce sont des formations intensives en management. C’est l’avantage d’une société qui a déjà investi dans de bonnes structures et une division HR forte.”

Concernant l’inconvénient des investisseurs extérieurs

“Les investisseurs essaient souvent d’établir qu’ils pourront recevoir au moins quatre fois leur investissement dans le cas d’une sortie. C’est très bien si votre société est devenue une licorne, une société avec une valorisation d’un milliard. Dans ce cas, il reste suffisamment. Mais souvent, l’entrepreneur peut déjà s’estimer heureux si la valorisation de la société est cinq à dix fois plus élevée au moment l’exit. Le capital-risqueur prend alors l’essentiel de la plus-value et c’est malhonnête.”

Concernant les inégalités de revenus et le revenu de base universel

“Tout est très cher dans la Silicon Valley. Heureusement, les salaires sont à l’avenant, bien que ce ne soit pas le cas pour tout le monde. C’est un scandale la manière dont la société y est polarisée. Je n’ai pas de solution à cela. À long terme, je crois dans le revenu de base universel. Si c’est mis en oeuvre intelligemment, c’est un système très équitable pour redistribuer la richesse.”

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