La Belgique, capitale du numérique ?

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Alors qu’elle a été à la pointe de la révolution industrielle et de l’informatique, la Belgique est aujourd’hui plutôt en retard dans l’univers du numérique. Les yeux braqués sur cet immense territoire qu’il baptise ” Digitalis “, le patron de Google Belgium entrevoit toutefois un certain nombre de pistes pour replacer notre pays parmi les nations pionnières. Est-ce réaliste ?

Il est loin le temps où la Belgique se positionnait comme pays novateur, pionnier international dopé par la révolution industrielle. Aujourd’hui, nombre de nos fleurons économiques sont passés sous pavillon étranger, de Fortis à Brussels Airlines en passant par Electrabel et Delhaize. Et le quotidien de l’ensemble de nos concitoyens est également truffé de services venus d’ailleurs. L’innovation numérique vient essentiellement des Etats-Unis aujourd’hui, de la célèbre Silicon Valley trustée par Google, Amazon, Facebook et Apple. L’Europe, coincée entre les géants américains du Web et leurs homologues chinois (qui restent encore souvent cantonnés à leur marché domestique gigantesque), peine à trouver une place. La Belgique n’échappe pas à la tendance : le plus souvent, elle subit l’évolution technologique qui, pourtant, transforme le monde. Mais il n’y a pas de fatalité, selon Thierry Geerts. Cet ancien du groupe média Corelio occupe le poste de directeur chez Google en Belgique depuis 2011. Et bien qu’il se charge de développer la présence du géant américain du Net dans notre pays, l’homme rêve également de redonner à notre pays son lustre d’antan. ” Nous l’avons peut-être oublié mais dans le passé, nous nous sommes réinventés à plusieurs reprises et notre pays a joué un rôle important sur la scène internationale ” écrit-il dans son ouvrage Digitalis (éditions Racine), un pavé de 300 pages bourré d’optimisme. Thierry Geerts y revient en détails sur le développement économique de la Wallonie, cette ” plus grande zone industrielle du continent européen ” à l’ère du charbon puis du secteur minier et de la métallurgie. Il rappelle le rôle de John Cockerill en Wallonie et celui du Gantois Lieven Bauwens grâce à qui la Flandre s’est imposée dans l’industrie textile. Le patron de Google Belgique souligne aussi le développement de Bruxelles comme centre financier de l’industrie belge ou la naissance de l’empire Solvay dans la chimie dès la fin du 19e siècle.

Aujourd’hui, le Belge a besoin qu’on lui dise qu’on peut aller de l’avant et qu’on l’a déjà fait dans le passé.

” Nous avons perdu nos ambitions et nos rêves, soutient Thierry Geerts. Pourtant, c’est ce dont nous avons besoin aujourd’hui : oser rêver. Pourquoi ne serions-nous pas capable de ranimer ce feu sacré ? Un poisson continue à grandir pour autant que la taille de son bocal le permette. En Belgique, le bocal – qui détermine les ambitions de nos politiciens et capitaines d’entreprises – est beaucoup trop petit. Pourquoi nos entreprises technologiques ou biotechnologiques préfèrent-elles être reprises par un actionnaire étranger dès qu’elles atteignent un seuil suffisant pour se développer à l’international ? Pourquoi n’avons-nous pas trouvé les fonds nécessaires il y a 10 ans pour intégrer Brussels Airlines dans un groupe européen, avec la garantie d’un ancrage pérenne à Bruxelles ? ”

Si elle veut retrouver ses couleurs, la Belgique doit donc se repenser. Enthousiaste, Thierry Geerts fait le pari du numérique et propose une série d’opportunités à saisir dans l’univers du transport, de la santé, du commerce, de l’ e-governement, etc. Ces idées sont-elles réalistes ? Nous en avons sélectionné quelques-unes et les avons soumises à plusieurs spécialistes.

1. Un grand plan et du marketing

” Il faut mobiliser l’ensemble des Belges au numérique… et avoir des affiches au bord des autoroutes. “

La Belgique, capitale du numérique ?
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Thierry Geerts se veut positif. Il pointe d’ailleurs les nombreuses initiatives déployées partout dans notre pays. De l’IMEC (Institut de microélectronique et composants) à Louvain, qui ” fabrique l’ensemble des chips de la Silicon Valley “, à l’écosystème liégeois autour de Leansquare en passant par les innovations en biotech. Il les voit même comme un point de départ pour motiver les troupes à monter sur le navire numérique, à l’unisson. ” Ce qui a si bien réussi par le passé, à l’Expo 58 ou dans les initiatives Flanders Technology, c’est que tout le monde était impliqué, insiste-il. Le Belge a besoin aujourd’hui qu’on lui dise que l’on peut aller de l’avant et qu’on l’a déjà fait par le passé. Le plus important est de comprendre le contexte mondial et d’expliquer le potentiel du Web et du numérique. Et quoi qu’on fasse, il faut un grand plan pour impliquer les 11 millions de Belges. Beaucoup d’initiatives se prennent, aucune n’est mauvaise mais elles ne touchent pas assez le grand public. Il faut inciter tout le monde à avoir de l’ambition, pour que chacun devienne un acteur de changement. Tout peut alors aller bien plus vite. L’histoire du moonshot de John F. Kennedy, c’est cela. A l’époque, le président américain voulait aller sur la Lune mais personne ne savait comment concrétiser cette envie. Mais en la plaçant au centre des préoccupations, il a poussé la société américaine à rêver, des budgets se sont libérés, des entrepreneurs ont proposé des solutions, etc. C’est à cette dynamique que je crois. ”

J’ai l’impression que les politiques sont enthousiastes mais qu’ils n’osent plus avoir d’ambition pour le pays.

Et cette dynamique, Thierry Geerts n’imagine pas de l’enclencher sans communiquer : le patron de Google en Belgique veut des pubs partout, un label, et une omniprésence de cette ambition dans la vie quotidienne et dans le discours politique. Cette approche, le patron de l’Agence du Numérique en Wallonie, Benoit Hucq, la connaît bien. C’est en effet l’objet de la marque ” Digital Wallonia ” qui se décline de plus en plus dans l’univers numérique de la Région. ” Mais il est vrai que, jusqu’ici, nous n’avons pas beaucoup communiqué vers le grand public, admet Benoit Hucq. Pour la deuxième partie de 2018 et pour 2019, nous avons débloqué des budgets pour lancer des campagnes grand public et sensibiliser aux enjeux du numérique. L’idée consiste à montrer que celui-ci représente des opportunités. ” Et, grâce à une marque attractive, à inciter les citoyens et les entrepreneurs à l’adopter et s’inscrire dans cette nouvelle vague. La France l’a par exemple relativement réussi en créant sa marque French Tech, étendard d’un mouvement plus large dans lequel veulent s’inscrire les start-up et les entreprises hexagonales… Et qui sert aussi ce pays à se positionner, non sans un certain succès jusqu’ici, comme une start-up nation… et à attirer investisseurs et talents étrangers.

2. Nommer un “chief digital officer”

“Avoir une personne inspirante dotée de super-pouvoirs transversaux.”

D’emblée, l’auteur de Digitalis le souligne : ” je ne cherche aucune fonction et ne veut pas faire de politique “. Aussi, l’homme ne pense pas à lui quand il envisage de mettre sur pied un poste de ” chief digital officer de Belgique “. La personne qui endosserait ce rôle aurait pour objectif ” d’attirer et de rationaliser toutes les initiatives du digital dans le pays “, écrit Thierry Geerts qui pointe, au passage, les décisions similaires prises en Suède ou au Royaume-Uni. Concrètement, ce CDO devrait disposer d’un soutien politique inconditionnel, se trouverait au même niveau qu’un ministre et serait secondé par un cabinet à part entière. Et il présiderait un conseil mensuel dont les ministres régionaux feraient partie… de quoi pallier ” l’approche fragmentée que nous connaissons aujourd’hui ” argumente le boss de Google Belgium. Gilles Vanden Burre, député fédéral Ecolo très au fait des questions liées au digital, s’inscrit dans cette vision. ” C’est évidemment une bonne idée, réagit-il, car cela permettrait certainement de fédérer les forces derrière une ambition commune. En tout cas sur papier, mais cela dépend des pouvoirs dont ce CDO disposerait et du rôle réel qu’on lui donne. S’il doit réunir des comités de concertation et obtenir des votes positifs de tout un collège pour chaque décision, cela ne mènerait à rien… Il faudrait aussi qu’il soit en charge exclusivement de l’agenda numérique, et de manière transversale. Aujourd’hui, Alexander De Croo dispose de cette compétence et fait avancer pas mal de choses. Mais il est aussi en charge de beaucoup d’autres domaines qui lui prennent beaucoup de temps. ” Pour Benoit Hucq, l’important est surtout ” que ces ambitions se voient offrir une cohérence dans le temps au niveau belge “. Mais cette nécessité ne doit pas, selon lui, forcément passer par un nouveau CDO fédéral. ” En Wallonie, nous atteignons cet objectif de cohérence dans le temps grâce à une gouvernance concertée entre le ministre, le Conseil du numérique et la mouvance Digital Wallonia catalysée par l’Agence. Un agenda pluriannuel est clairement sur pied et sa continuité, malgré le changement de gouvernement wallon, montre que ce triptyque fonctionne. ”

Thierry Geerts en est convaincu: en pharma aussi, les lignes doivent bouger. Car le risque est réel de se faire dépasser.
Thierry Geerts en est convaincu: en pharma aussi, les lignes doivent bouger. Car le risque est réel de se faire dépasser.© Photonews

3. S’imposer comme Silicon Valley du pharma

” Qui sait que la Silicon Valley du secteur pharma se situe en Wallonie ? “

S’il est un secteur dans lequel la Belgique peut se montrer ambitieuse, c’est bien la pharma. Songez que notre pays est le deuxième exportateur européen de produits pharmaceutiques, juste derrière l’Allemagne mais devant la France et le Royaume-Uni. Tous les groupes du top 10 mondial ont une présence significative chez nous (GSK, Pfizer, Novartis, etc.), des entreprises nationales sont bien installées (UCB, IBA, Mithra, etc.) et quasiment chaque semaine, une jeune biotech vient nous annoncer ses progrès. Sur les six derniers mois, les biotechs wallonnes ont levé ensemble pas moins de 350 millions d’euros. Impressionnant.

Cette densité d’entreprises, la proximité des universités et les aides publiques à la recherche forment un écosystème qui attire désormais des firmes étrangères. Mais la digitalisation pourrait, ici comme ailleurs, rebattre les cartes. ” La tendance nous conduit vers une médecine de plus en plus personnalisée, avec des traitements adaptés en fonction du propre ADN de chaque patient, explique Philippe Degive, investment manager à la SRIW (fonds d’investissement de la Wallonie). Et en parallèle, vers une prise en charge par la sécurité sociale des seuls traitements qui se seront vraiment révélés efficaces. ”

Cette évolution implique des méthodes de diagnostic beaucoup plus fines et une capacité à gérer des bases de données très larges. ” Et c’est ici que les géants du Net peuvent s’imposer sur ce marché porteur et déstabiliser à terme des groupes pharmaceutiques bien établis. ” Notre pays peut tirer son épingle du jeu mais le risque est réel de se faire dépasser, s’inquiète Thierry Geerts. Il faut donc que la Belgique fasse savoir à quel point elle est novatrice dans le domaine, de sorte à créer un engrenage positif qui créera de nouvelles vocations. ”

Ceci étant, la Belgique n’est pas absente de ce créneau de la santé digitale, grâce notamment à des start-up comme Dim3, qui apporte une aide à la gestion de la nutrition en milieu hospitalier, ou OncoDNA, une aide au diagnostic et au traitement du cancer qui passe justement par le traitement de données à l’échelle mondiale. ” Nous sommes à un point d’inflexion historique de la médecine, analyse François Blondel, serial entrepreneur et administrateur d’OncoDNA. Pendant des siècles, le défi du médecin a été de trouver l’information sur la santé du patient. A l’avenir, le défi sera de faire le meilleur usage de l’abondance de données sur ce patient. ”

La Belgique ne peut plus se passer du puissant moteur d’innovation qu’est la recherche militaire.

L’homme est convaincu que la biovalley wallonne est une bonne assise pour construire quelque chose de ” connexe “. Evidemment, les Gafa auront certainement envie d’y jouer un rôle. ” La firme Roche vient de racheter en la valorisant à 5 milliards de dollars une société spécialisée dans la médecine personnalisée (Foundation Medecine, active dans l’analyse génomique des tumeurs), dit François Blondel. C’est un groupe européen qui réalise cette acquisition, pas un Gafa. Je ne sais pas qui va gagner la bataille entre l’IT et la pharma, mais je suis convaincu qu’il y aura de la place pour des petites structures, notamment belges. ” Cette évolution doit de toute façon être suivie de près par les pouvoirs publics, à la fois car ils paient l’essentiel des traitements via la sécurité sociale et parce qu’ils ne peuvent négliger l’enjeu éthique de la gestion des données personnelles de santé. ” Toutes ces questions sont ouvertes et c’est cela qui rend le dossier si passionnant “, conclut François Blondel.

4. Débloquer des fonds pour la Défense

” Investir dans des projets de défense innovants pourrait donner naissance à une réelle dynamique. “

Quand le gouvernement fédéral doit combler un trou budgétaire, il actionne généralement deux leviers : il augmente les recettes de la lutte contre la fraude fiscale et réduit les moyens de la Défense nationale. En 1980, la Belgique consacrait l’équivalent d’un peu plus de 3 % de son PIB à son armée. Depuis, c’est la dégringolade et nous sommes passés sous les 1 % en 2014…

Les Etats-Unis et la Chine investissent, eux, des montants considérables dans la Défense, notamment dans la recherche de nouveaux types d’armement. Les innovations technologiques militaires percolent ensuite dans toute l’économie. Elles ont notamment soutenu le développement du GPS, de l’iPhone ou de la société Huawei. ” J’ai fait le constat horrifique que le démarrage de la Silicon Valley était dû à des investissements militaires, raconte Thierry Geerts. Cette découverte ne me fait pas plaisir à moi qui suis pacifiste. Mais la Belgique et l’Europe ne peuvent plus se passer d’un aussi puissant moteur d’innovation. ”

Le patron de Google Belgique ne suggère certes pas de faire exploser les budgets militaires mais simplement d’unifier les quelque 200 milliards d’euros dépensés chaque année dans les 28 armées nationales, avec une vision militaro-industrielle à l’échelle du continent. ” Nous mobilisons des budgets gigantesques pour la Défense. Si ces moyens étaient investis dans des projets innovants, ils pourraient donner naissance à une réelle dynamique. Je ne plaide pas pour une nouvelle bombe atomique qu’on va produire en Belgique, se défend-il. Je songe surtout à la cyberdéfense, ou l’utilisation du big data pour mieux protéger les territoires et les populations. ”

Un tel reprofilage ne peut évidemment pas faire de tort aux économies européennes. Mais il ne faut peut-être pas trop en attendre non plus. ” Hier, les innovations militaires se retrouvaient effectivement à plus ou moins longue échéance dans des applications civiles, explique Xavier Rigo, responsable de la communication de CMI-Defence. Mais la tendance s’inverse. Les technologies numériques se développent de plus en plus vite dans le civil (intelligence artificielle, capteurs, impressions 3D…) et elles arrivent rapidement sur le marché. La perméabilité va dans les deux sens. ” Ces dernières années, CMI a ainsi digitalisé ses tourelles de char avec des technologies dignes d’un cockpit de Boeing, et la possibilité d’intégrer des images ou autres données fournies par des drones.

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5. La révolution e-commerce et l’intelligence artificielle

” L’effet Zalando a touché tous les domaines : de nombreuses chaînes sans webshop ont été balayées par des concurrents. “

Le commerce belge a largement raté le train de l’e-commerce. En témoignent les sorties à répétition de Comeos pour rappeler qu’aujourd’hui encore, l’essentiel des achats en ligne par les Belges se font sur des plateformes étrangères. Comme l’explique Thierry Geerts, seulement 20 % du chiffre d’affaires des 10 principaux sites d’e-commerce actifs dans notre pays sont réalisés par des acteurs belges. L’auteur de Digitalis épingle par ailleurs la disparition des enseignes Photo Hall, Free Record Shop, Toys ‘R’ Us ou The Phone House. ” Toutes ces entreprises qui avaient comme point commun l’absence de site internet ou de webshop ont été balayées par de nouveaux concurrents. Pourtant, les produits et services proposés par ces chaînes existent encore. On n’a jamais écouté autant de musique ni pris autant de photos. ” Il prône donc l’adoption rapide et intensive des technologies web par les acteurs du commerce et notamment ” l’omni canal ” qui, pour le patron de Google Belgique, représente l’avenir de nombreuses chaînes. A l’avenir, tout se jouera en effet dans l’expérience client, argumente-t-il. ” S’il y a des arguments auxquels nous sommes devenus très sensibles, c’est bien la facilité et la convivialité ” écrit-il dans Digitalis. Et de pointer que de nouveaux canaux se développeront, notamment celui des enceintes de type Google Home dopées à l’intelligence artificielle.

La meilleure façon de protéger nos propres normes et nos valeurs est de jouer un rôle de pionnier dans l’essor de l’IA.

Et pour Pierre-Alexandre Billiet, CEO de Gondola, média spécialisé dans la distribution, c’est bien là que se situe l’enjeu. ” Vouloir se lancer à l’assaut du seul e-commerce me semble un combat du passé, avance le spécialiste. Aujourd’hui, on ne différencie plus le online duoffline, le marché ” avec ” ou ” sans ” Internet, et on voit bien que les géants du Web font désormais le pari de mettre aussi les pieds dans le commerce physique. La Belgique a donc bel et bien perdu cette bataille. C’est triste mais le train est passé. En matière de retail, je crois plus intéressant pour notre pays d’anticiper les nouvelles vagues. Le nouveau combat de fond se situe notamment dans le machine learning et ce qu’on appelle l’intelligence artificielle. Là, il y a vraiment à faire pour relier les industries, et transcender les canaux de distribution. Ce machine learning permettra de mieux anticiper les attentes des clients, de travailler le volet ” prédictif “, pour en arriver, notamment, à assurer de la livraison à domicile intelligente. A terme, envoyer les gens vers un site web n’aura plus de sens. L’enjeu sera de nouer un contact direct avec le consommateur et savoir prédire ce dont il aura besoin et quand. Selon moi, c’est bien cela la nouvelle bataille du retail… ” Mais là encore, Amazon n’est pas loin. La firme de Jeff Bezos s’est lancée, depuis des années, dans cette stratégie d’en savoir plus sur ses utilisateurs afin, in fine, de précéder ses besoins. Pour capter la valeur de ces nouveaux défis, nos spécialistes de la distribution doivent donc s’y mettre rapidement. ” Sinon ce sont des acteurs étrangers qui s’imposeront, s’inquiète Pierre-Alexandre Billiet. Et on ne parlera plus de création de valeur, mais d’extraction vers des acteurs comme Google ou Alibaba… ”

6. Sauter dans le train de l’intelligence artificielle

” Il serait judicieux économiquement de miser sur ce marché en croissance. “

Thierry Geerts,
Thierry Geerts, ” Digitalis “, éditions Racine, 280 p.

Thématique du moment, l’intelligence artificielle constitue l’une des suggestions les plus évidentes du patron de Google Belgique. ” Tôt ou tard, l’IA fera partie de nos vies quotidiennes, soutient Thierry Geerts. Et des questions éthiques et morales apparaîtront. La meilleure façon de protéger nos propres normes et nos valeurs est donc de jouer un rôle de pionnier dans l’essor de cette technologie. Nous devons nous fixer comme objectif de développer nos compétences, d’attirer des talents de niveau et de les introduire dans nos entreprises. Notre pays compte déjà de nombreux spécialistes mais ils sont dispersés dans nos différentes universités. Nous devons unir nos forces et combiner nos différentes expertises. ” Les études de consultants ne contredisent généralement pas l’impact de l’intelligence artificielle sur notre économie. McKinsey, par exemple, chiffre à 1 % la croissance du PNB belge par l’effet de l’IA et de l’automatisation de nos entreprises. Roland Berger ou le Boston Consulting Group reconnaissent eux aussi l’impact positif des nouvelles technologies sur la productivité.

Reste qu’en matière d’IA, la Belgique est loin d’être reconnue comme un acteur de premier plan. Et derrière les Gafa (USA) et les BATX (acteurs chinois), ce sont des places comme Paris, Zurich ou le Canada qui se positionnent de plus en plus. ” Mais on n’en est encore qu’aux tout débuts, plaide Thierry Geerts, et il est encore tout à fait possible de se positionner. ” Un discours optimiste qui dénote avec les analyses de nombreux observateurs. ” Pour être un vrai producteur d’IA, il faut atteindre un milliard d’utilisateurs, prévient Laurent Alexandre, observateur spécialisé dans le domaine. Ce n’est pas avec 11 millions de Belges ou même 50 millions d’Espagnols que l’on devient un grand créateur d’intelligence artificielle. La barrière à l’entrée est très forte et ce ne sera pas avec les petits budgets ridicules qui sont débloqués en Europe que l’on va rivaliser avec les meilleurs. Tout au plus ira-t-on se servir aux robinets des grands acteurs du Web qui vont capter l’essentiel de la valeur… ” C’est d’ailleurs bien l’idée derrière la tête de Thierry Geerts : ” il y a un vrai potentiel chez nous. Mais au niveau macro-économique, mieux vaut ne pas développer cette IA nous-mêmes mais utiliser celle que les autres se fatiguent à développer… et s’en servir pour doper toute notre économie, créer de l’emploi, etc. ” Donc se greffer sur les avancées qu’offriront Facebook, IBM, Microsoft ou… Google. ” Ce discours est connu et fonctionne bien, réagit Laurent Alexandre. Mais il est excessivement castrateur à l’heure où nous sommes véritablement dans une guerre féroce pour le plus gros marché économique des prochaines années… ” Tout le monde s’accorde néanmoins sur un point : notre pays n’est pas en avance, mais il demeure néanmoins essentiel de se plonger dans le bain de l’IA et d’y mettre le paquet. Reste à en définir la stratégie…

“On ne peut pas prôner la smart city et ne pas être proactif pour la 5G”

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” Nous avons une expertise et nous pouvons clairement nous positionner en leader dans le monde digital, au moins sur certaines niches comme la gestion des données ou la santé. La capitale de l’Europe se doit d’être pionnière en la matière. Bruxelles a deux universités, l’ULB et la VUB, qui furent les premières à travailler sur les algorithmes, même si à l’époque on n’imaginait pas traiter un si vaste ensemble de données. Nous avons aussi un cadre fiscal favorable aux chercheurs.

Cette ambition implique de la cohérence : on ne peut pas vouloir être la ville de l’innovation digitale et ne pas investir dans les infrastructures. On ne peut pas prôner la smart city et ne pas être proactif pour la 5G. Au-delà de ces aspects techniques, il y a aussi des enjeux sociétaux. L’intelligence artificielle va impacter 60 % des emplois et augmenter la productivité dans 40 % des emplois. Il faut d’une part accompagner cette transformation, dans l’enseignement et la formation. Tous les élèves doivent par exemple savoir coder en fin de secondaire. Et d’autre part, il y a des aspects réglementaires, sur l’organisation du travail notamment, et sans doute des questions éthiques à anticiper.

Les prochains accords de gouvernement doivent être ambitieux sur cette transformation digitale. Nous, les politiques, sommes payés pour réfléchir à l’encadrement, à la gestion des changements dans la société. Je plaide pour l’installation d’une commission spécifique, avec des académiques, des experts à l’image de ce que fait la France pour mener cette réflexion. ”

3 questions à Thierry Geerts

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1. Vous prônez le développement d’un centre d’excellence belge en matière d’intelligence artificielle et avancez les talents qui existent sur notre territoire. Sur ce sujet pourtant, Google, dont vous dirigez l’antenne belge, n’a pas choisi de s’installer chez nous mais bien dans des tas d’autres pays : Suisse, France, Japon, Chine, Canada, Israël, Etats-Unis et même récemment… au Ghana. Pourquoi ?

Thierry Geerts. Dans la plupart de ces projets – à part à Zurich en Suisse où l’on a développé un centre avec des ingénieurs -, Google ne s’est jamais lancé seul. On s’est greffé sur un écosystème et sur une ambition politique. Au Royaume-Uni, il y avait l’entreprise DeepMind. En France, il y a une grande volonté politique de se développer dans l’IA, etc. Si demain, il y avait un grand plan belge, je vous assure que je ferais tout pour que Google soit partenaire. L’erreur c’est de vouloir que Google, Facebook ou d’autres viennent en Belgique installer directement un centre. Il faut être maître de son propre avenir, avoir un plan et montrer au monde que l’on a des spécialistes.

2. Dans une interview que le Premier ministre Charles Michel nous avait accordée en mai sur l’intelligence artificielle, il déclarait que la taxation des Gafa devait être envisagée pour libérer des moyens en vue d’investir dans la recherche et le développement… Qu’en pensez-vous ?

D’abord, les Gafa n’existent pas. Certes, il y a ces quatre sociétés, – Google, Apple, Facebook, Amazon – mais elles ne forment pas un bloc monolithique. Si on veut mentionner les Gafa, il faut alors aussi mentionner Netflix, et toutes les entreprises chinoises comme Alibaba, etc. Il faut parler des sociétés issues du Web. Ceci étant dit, je plaide pour une fiscalité qui permette de trouver un équilibre. Une taxe doit être équitable et toucher tout le monde. Les sociétés tech ne sont que des multinationales comme d’autres. Prévoir des taxes spécialement pour une société, ce n’est donc pas un bon système. D’ailleurs, Google n’est pas non plus une entreprise qui ne paie pas d’impôts… On verse 20 % d’impôts au niveau mondial… Quant aux moyens en recherche et développement, un Etat peut en disposer plus qu’on ne le pense puisque avec la digitalisation, il peut économiser beaucoup sur des budgets existants. Par exemple en réalisant des investissements plus rationnels. Je pense qu’il y a dans les dépenses actuelles des moyens qu’on peut aisément réallouer…

3. Dans vos propositions, on trouve un grand plan marketing pour promouvoir le digital ainsi que l’instauration d’un “chief digital officer” pour la Belgique. Alexander De Croo a pourtant déjà le digital dans ses attributions au niveau fédéral. Il a même lancé la marque Digital Belgium. Et en Wallonie, on a Digital Wallonia. Est-ce que, finalement, vous ne préconisez pas des choses qui existent déjà ?

Alexander De Croo pourrait être cette personne mais quand on parle digital, un des éléments importants, c’est la formation et l’éducation à tous les âges. Or, l’enseignement n’entre pas dans ses compétences. Et puis, on voit qu’il n’y a pas un plan digital mais des plans digitaux en Belgique… Si vous prenez Digital Wallonia, il n’a pas été communiqué au grand public. Il n’y a pas d’affiches sur les autoroutes, par exemple. Il faudrait alors que cette problématique devienne le premier sujet de conversation du ministre-président Willy Borsus. Qu’il évoque le plan digital partout où il va. Cela doit être la première priorité des gouvernements. Ils doivent se focaliser là-dessus. J’ai l’impression que tous les politiques sont enthousiastes mais qu’ils n’osent plus avoir de l’ambition pour la Belgique. Il faut se mouiller, prendre des risques et mettre sur pied un plan inspirant.

“Il nous faut un pacte national sur l’intelligence artificielle”

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” Nous avons la chance d’avoir une capacité professionnelle importante dans ces matières. Cela nous apporte un bon tissu de base face à l’enjeu de l’intelligence artificielle et du numérique. Mais nous avons aussi un sérieux écueil avec la dispersion des forces et des activités : on touche à la formation, au marché du travail, à l’éthique, à la sécurité sociale, à la politique économique, etc. Ces compétences sont quand même un peu éclatées chez nous… Je plaide donc pour la conclusion d’un pacte belge pour l’intelligence artificielle et le numérique, comme nous avons tenté de le faire pour le climat.

Une stratégie concertée est indispensable si nous voulons que l’IA soit un facteur de libération et non d’aliénation humaine. Je veux une société numérique inclusive, dans laquelle les évolutions améliorent les services aux personnes par exemple. Or, nous avons pu voir avec les plateformes collaboratives que cette transformation technologique peut détruire complètement les relations employeurs-travailleurs et la sécurité sociale. Nous devons réinventer un modèle, que ce soit pour les relations de travail, le financement des services sociaux ou l’imposition des entreprises. Tout doit être repensé. Pour l’heure, les géants du numérique avancent tellement vite qu’ils finissent presque par confisquer l’exercice démocratique. A nous de réfléchir avec des experts pour anticiper les évolutions, pour les accompagner et les encadrer. A défaut, nous risquons d’avoir un accroissement des tensions et des inégalités, dont nous voyons déjà les conséquences dans nos sociétés. ”

“N’oublions pas les industries classiques”

Jacques Bughin
Jacques Bughin© Belga image

Directeur du McKinsey Global Institute, Jacques Bughin a largement étudié les effets attendus du numérique, et de l’intelligence artificielle en particulier, sur l’économie et sur l’avenir des jobs. ” L’automatisation et l’IA pourraient contribuer à créer 200.000 emplois dans de nouvelles catégories de métiers d’ici 2030, évoquait son étude sur le Future of Work fin 2017. Si on ajoute ceux nés de l’augmentation de la productivité, ces nouveaux emplois non seulement compenseraient les postes perdus à cause de l’automatisation, mais provoqueraient une croissance nette de l’offre de travail d’environ 1 %, soit 40.000 emplois d’ici 2030. ” Jacques Bughin n’est donc pas le dernier à pointer les effets positifs de l’IA sur l’économie. Le spécialiste insiste toutefois sur ” une réalité qui est rarement abordée, précise-t-il. Que le numérique et l’IA amènent des bénéfices économiques ne devrait faire aucun doute.

La question, par contre, c’est comment s’assurer que ces bénéfices seront réinvestis localement, dans une économie de plus en plus globalisée et où les grandes plateformes de l’IA sont surtout apparues hors de l’Europe ? Il y a donc un double défi à relever : maintenir une politique industrielle locale qui stimule à la fois l’émergence de plateformes numériques, mais aussi l’attractivité de produits et services non numériques au niveau local, afin que les bénéfices de productivité soient consommés dans des produits et services locaux. La digitalisation offre en effet de plus en plus d’opportunités de délocaliser la consommation hors des frontières, et ceci pourrait être inévitable si nos produits/services, – hors impact provoqué par l’IA -, ne sont pas attrayants pour le consommateur local.

Par ailleurs, par rapport à l’analyse de Thierry Geerts, j’ajouterais qu’il ne s’agit pas seulement d’une politique sectorielle. Il faut s’assurer d’une base commune à tous les secteurs, qui offre un terreau favorable. Cette base commune, c’est une infrastructure connectée : une culture de financement de start-up, des compétences cognitives et sociales qui sous-tendent les modèles d’entreprises de demain, ou encore les incitants à l’innovation. Une politique sectorielle ne doit en effet pas fonctionner en circuit fermé et en silo car dans l’économie numérique, les schémas industriels traditionnels sont de plus en plus dépassés par une logique d’écosystèmes ouverts. Un Amazon n’est pas qu’une entreprise de retail, elle est diversifiée en infrastructure cloud, elle est une place de marché qui accueille pas mal de petites entreprises, et opère dans les médias, etc. ”

“Toute la société doit réussir la transition numérique, pas seulement quelques start-up !”

La Belgique, capitale du numérique ?
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” Parler de capitale du numérique, cela peut être porteur en termes de marketing. Mais l’enjeu dépasse les frontières. La Belgique ne peut pas louper le train, elle doit réussir sa transition vers le numérique dans toutes les couches et tous les secteurs de la société. Dans les partis politiques, on commence à en prendre conscience mais pas au point d’être dans la situation d’alerte générale dont nous aurions pourtant besoin. Nous verrons lors des élections régionales, fédérales et européennes de 2019 quelle place prend le numérique dans les programmes : un chapitre comme les relations internationales ou quelque chose de transversal ?

Pointer deux ou trois secteurs dans lesquels la Belgique pourrait être à la pointe, comme la réalité virtuelle ou la santé, c’est très bien, cela nous positionne sur la carte du monde. Mais la réponse doit être beaucoup plus générale : toute la société doit réussir la transition numérique, pas seulement quelques start-up ! Le monde politique doit accompagner ce mouvement global, il doit outiller les hommes et les femmes. Oui, il faudra apprendre à coder en plus de lire et écrire. Mais il faut aussi investir dans ce qui est proprement humain : le lien social, le beau, le sens, l’imagination seront nos plus-values par rapport à l’intelligence artificielle.

Pour moi, il y a enfin un enjeu démocratique : la digitalisation, c’est aussi une nouvelle vision du monde. Aujourd’hui, les Google, Amazon et autres ont cette vision et c’est très bien ainsi. Mais la société doit aussi s’approprier ce rôle. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser ces grands groupes mondiaux jouer seuls sur le terrain.

“Le numérique doit être inclusif et permettre de nouveaux modèles économiques positifs”

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” Le numérique représente une opportunité, c’est une évidence. La Belgique doit donc nourrir l’ambition d’être une capitale en ce domaine. Mais la vision que l’on doit avoir des développements technologiques doit être inclusive. Je ne veux pas d’une société numérique avec une élite qui contrôle le tout et laisse à l’écart la moitié de la population. Ce serait intenable. Le numérique doit au contraire être utilisé pour réduire les écarts et permettre à chacun d’avoir accès aux connaissances et de se développer. D’ailleurs, il ne faut pas le voir comme un simple développement de start-up destinées à être revendues à la Silicon Valley. Il va bien au-delà. Il doit nous permettre de développer de nouveaux modèles économiques, des initiatives locales, et bien sûr doper nos entreprises. Sans oublier les progrès environnementaux où il peut jouer un rôle déterminant dans la mobilité ou l’énergie, par exemple.

Pour parvenir à relever ce gros défi de transformation numérique, plusieurs axes devraient être prioritaires. D’abord, veiller à ce que les infrastructures soient adaptées pour accueillir l’enthousiasme qu’il suscite. Et je ne parle pas que de réseau à haut débit : il faut créer des environnements propices à la culture numérique et au développement de centres de compétence, d’incubateurs, etc. Autre nécessité, c’est le soutien financier à nos entreprises en croissance qui ont généralement besoin de cash. Certes, une série de structures existent, mais on y procède un peu par saupoudrage. Or il vaudrait mieux regrouper les moyens pour créer un gros pôle d’investissement public ou parapublic. Stockholm l’a fait, pourquoi pas Bruxelles ou la Belgique ?

Ensuite, la plus grosse priorité devrait être l’enseignement et la formation continue. Il faut sensibiliser les Belges dès leur plus jeune âge au numérique et à la pensée informatique et algorithmique. Entendez bien : il ne s’agit pas de leur mettre une tablette dans les mains ou de tous les préparer à devenir codeurs, mais de leur permettre de comprendre la manière de fonctionner du numérique. Enfin, je plaide pour la mise en place d’un observatoire de la transformation numérique qui posséderait une vision panoramique du sujet, en ce compris les aspects liés à l’emploi et les questions légales (et éthiques) que posent les algorithmes de plus en plus puissants. Et qui pourrait rendre des avis contraignants… ”

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