Internet, la révolution silencieuse des historiens

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Le monde digital avec sa masse énorme d’archives numériques, ses logiciels puissants de recherche et les mines à ciel ouvert que représentent, pour des chercheurs, les réseaux sociaux, transforme en profondeur le métier d’historien.

– L’odeur disparue des manuscrits –

Il y a 30 ans, la spécialiste française du 18e siècle Arlette Farge décrivait dans un livre personnel, “Le Goût de l’archive”, sa longue et patiente fréquentation des salles d’archives où “l’histoire se décide”, évoquant “la couleur des fiches, l’austérité des archivistes et l’odeur des manuscrits”.

Aujourd’hui, l’historien du temps présent baigne dans un univers numérique où règnent logiciels de recherche et où l’odeur des vieux papiers n’a plus cours. L’itinéraire du chercheur Frédéric Clavert, 41 ans, est un bon exemple de cette mutation.

Cet historien a démarré sa carrière à la fin des années 1990 par une thèse “traditionnelle” sur le banquier central du Troisième Reich, Hjalmar Schacht. De ses séjours aux archives fédérales de Berlin, il se souvient de la “nausée à la lecture de certaines liasses” d’archives nazies.

Maintenant, ce spécialiste en histoire contemporaine à l’Université du Luxembourg utilise essentiellement des serveurs internet et des logiciels pour collecter des tweets comme documents pour un travail sur les commémorations du Centenaire de la Première Guerre mondiale.

“Je fais toujours de l’histoire”, explique-t-il, mais cela n’a “plus grand chose de commun” avec les sessions aux archives berlinoises d’il y a 20 ans.

“Je suis un cas extrême mais beaucoup de collègues utilisent, parfois sans même s’en rendre réellement compte, des archives numérisées, disponibles en ligne avec des logiciels assez poussés pour les exploiter”, confie-t-il à l’AFP.

– 198 millions de fichiers numériques –

Qu’elles soient numérisées après coup à partir de documents anciens ou conçues dès l’origine sous forme électronique (mail, tweets, pages internet, fichiers informatiques), les archives immatérielles submergent désormais par leur taille et leur facilité d’accès les documents papiers.

Aux Archives nationales en France, les archives numériques sont un secteur en “croissance exponentielle” avec plus de 198 millions de fichiers, explique Martine Sin Blima-Barru, responsable du département numérique.

Par exemple, lors du dernier changement de gouvernement français en 2017, 9.000 gigaoctets de données provenant de cabinets ministériels ont été réunis par cette institution dont la mission première est la collecte des archives de l’État.

Paradoxalement, les documents numériques sont plus “fragiles” que de vieux parchemins car “les conserver signifie les garder intelligibles et exploitables dans le temps, au-delà de l’obsolescence technologique de leurs formats et de leurs supports”, selon Mme Sin Blima-Barru.

– Projet Asap –

Instantanés, éphémères mais d’une incroyable richesse, les réseaux sociaux sont devenus des sources incontournables pour nombre de chercheurs en sciences sociales. Aussi les archivistes du monde numérique se chargent désormais de les stocker avec des outils spécifiques.

Par exemple, dans les heures qui ont suivi les attentats à Paris en janvier 2015 contre Charlie Hebdo et en novembre suivant au Bataclan, l’Institut national de l’audiovisuel (Ina) a collecté dans l’urgence des millions de tweets de réaction.

Plus de 20 millions de tweets ont ainsi été archivés par l’Ina et des chercheurs ont commencé à exploiter ce “corpus pléthorique” dans le cadre du projet Asap (Archives sauvegarde attentats Paris) dirigé par l’historienne Valérie Schafer.

– L’illusion du tout numérique –

Enseignant à l’Université Toulouse-Jean Jaurès, Sébastien Poublanc note que, désormais, pour nombre de ses élèves se rendre dans un dépôt d’archives est “totalement inutile” car “toutes leurs sources sont numérisées”.

Mais “la numérisation des archives induit une forme d’effacement, d’atténuation du rapport aux sources” et ne laisse “plus guère” la place aux découvertes fortuites, regrette l’historien dans le document collectif “Le Goût de l’archive à l’ère numérique”.

Son collègue Frédéric Clavert, lui, “ne regrette pas l’odeur des manuscrits” mais met en garde contre l’illusion du tout numérique: le risque est d’oublier que tout n’est pas numérisé et d’ignorer des archives papier essentielles.

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