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Intelligence artificielle: “Qui sont les naïfs et qui a les pieds sur terre ?”

Certains experts de l’intelligence artificielle nous affirment que la “singularité” est proche: le moment où la machine nous dépassera en tout et sur tout, et pourra même prendre son propre destin en main. D’autres déclarent que cette branche de l’informatique n’en est encore nulle part: beaucoup de bruit pour pas grand-chose encore.

Le grand public, du coup, ne sait pas trop quoi penser. Qu’en est-il vraiment ?

S’agit-il d’une simple question de tempéraments, certains voyant toujours le verre à moitié vide là où d’autres le voient à moitié plein, le débat se limitant à la querelle de toujours entre pessimistes et optimistes ?

Les pessimistes, comme Jean-Gabriel Ganascia, spécialiste de l’intelligence artificielle, et professeur à l’Université Pierre et Marie Curie (Paris VI), disent : ” Aucune machine ne sait à la fois jouer au poker et débarrasser la table. ” D’accord, mais certaines machines font l’un et d’autres font l’autre. La raison pour laquelle aucune ne fait encore les deux, c’est l’absence de marché. Mais il viendra ! Un esprit chagrin aurait pu dire de la même manière il y a 20 ans : ” Aucune machine n’est à la fois un appareil photo, une caméra, un téléphone, un enregistreur, un récepteur de radio et de télévision, une machine à écrire, une boîte aux lettres opérant dans les deux sens, un agenda, tous les journaux du monde, un répertoire de cartes routières parlant, un réveille-matin, une lampe-torche, un baromètre, etc. ” Chacun aurait ri en disant : ” Il est fou ! “, or vous et moi, nous avons aujourd’hui une telle machine dans la poche.

Celui qui dit : ” Aucune machine ne sait à la fois jouer au poker et débarrasser la table “, pourrait tout aussi bien dire : ” Aucune machine ne se souvient d’une promenade avec sa grand-mère. ” Bien sûr ! Mais quand on dit ” intelligence artificielle “, il faut évidemment prendre le mot ” artificiel ” au sérieux. De même, aucune machine ne ressentira jamais d’émotion, à moins qu’on ne l’équipe d’un système hormonal pareil au nôtre. Mais rien n’interdit de simuler dans une machine le fait d’avoir mal, pour la décourager de prendre des risques excessifs. A l’époque où j’étais chercheur en intelligence artificielle, à la fin des années 1980, j’avais d’ailleurs pourvu le logiciel ANELLA (pour associative network with emergent logical and learning abilities) que je mettais au point, d’une dynamique d’affect.

La conscience émergera sans doute dans la machine de la même manière que l’ont fait l’intuition et le bluff: spontanément

Les pessimistes disent aussi : ” Aucune machine n’est consciente d’elle-même ! “, sans se poser la question de savoir si la conscience est nécessaire à l’intelligence et si oui, s’il faudra la programmer pour qu’elle apparaisse ?

Or la réponse est non à chacune des deux questions. Pour ce qui est de l’action immédiate, nous savons depuis les années 1960 grâce aux travaux du psychologue Benjamin Libet que l’initiative d’un acte est prise de manière inconsciente, et que la conscience n’est informée de son ” intention ” (en fait, illusoire) qu’avec un retard qui peut aller jusqu’à 10 secondes. Pour ce qui est de l’action planifiée sur le moyen ou le long terme, les ordinateurs ont été capables de la gérer dès leurs débuts, grâce à leur horloge interne, bien avant donc les premiers pas de l’intelligence artificielle.

Quant à la programmation de la conscience, l’auteur du logiciel AlphaGo, vainqueur en 2015 du champion n° 3 du jeu de go, Lee Sedol, affirma n’avoir rien programmé pour reproduire l’intuition dont chacun disait pourtant qu’elle était indispensable pour gagner à ce jeu. De même, le programmeur de Libratus vainqueur de quatre champions de poker en 2017, déclara après avoir vu son logiciel bluffer : ” Je ne lui ai jamais appris à faire cela ! ” La conscience émergera sans doute dans la machine de la même manière que l’ont fait l’intuition et le bluff : spontanément.

Bien sûr des obstacles existent, bien sûr les prévisions les plus enthousiastes que la recherche de financement encourage certains créateurs de start-up à faire, peuvent être déçues, mais par le passé, en intelligence artificielle, aucun goulet d’étranglement d’ordre théorique n’a tenu très longtemps. Si l’on était donc tenté de penser sans trop y réfléchir que ceux qui nous disent que la ” singularité ” est proche sont des naïfs alors que ceux qui disent que l’intelligence artificielle n’est encore qu’un rêve lointain ont eux les pieds sur terre, la réalité pourrait bien être exactement l’inverse.

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