“Il faudra encore attendre 10 ou 20 ans pour avoir de vrais assistants virtuels”

© Christophe Petit Tesson/ Belgaimage

Dans le domaine de l’intelligence artificielle, le Français Yann Le Cun, l’un des pères de la technique de l’apprentissage automatique, compte parmi les références mondiales. D’ailleurs, Mark Zuckerberg l’a recruté en 2013 pour diriger une activité de recherche fondamentale au sein de Facebook. Son équipe compte aujourd’hui une centaine de chercheurs. Entretien exclusif avec l’homme qui dessine le futur technologique du réseau social… et de la technologie en général.

L’intelligence artificielle (IA) nourrit aujourd’hui de nombreux espoirs. Et tout autant de fantasmes. Les géants du Web comme Facebook, Google, Microsoft, Amazon ou IBM se livrent à une course de vitesse pour emporter ce qui pourrait être le plus gros marché du 21e siècle. Une voiture sans conducteur. Des algorithmes qui détectent les tumeurs mieux que l’être humain sur des images médicales. Des applications capables de traduire instantanément votre interlocuteur quelle que soit sa langue. Des assistants personnels qui effectueront toutes les tâches de votre quotidien. Voilà quelques-unes des possibilités que promettent les développeurs de l’intelligence artificielle. Chez Facebook, l’IA est devenue centrale. Au point que son fondateur, Mark Zuckerberg, a investi massivement dans la création d’un laboratoire de recherche fondamentale en intelligence artificielle. Aujourd’hui une centaine de chercheurs y travaillent sous la direction du Français Yann Le Cun, pionnier de la technologie du deep learning. Il nous a reçus dans les bureaux parisiens de son centre de recherche pour un entretien exclusif consacré à cette technologie qui changera, sans aucun doute, notre futur.

YANN LE CUN. Les progrès de l’intelligence artificielle sont déclenchés par la découverte et les progrès des méthodes d’apprentissage profonds, le fameux deep learning. Ce dernier a permis, dès 2011, des révolutions dans le domaine de la reconnaissance de la parole puis, dès 2012, dans celui la reconnaissance d’images et, plus récemment, dans la compréhension du langage naturel, la traduction automatique, etc. Beaucoup de progrès sont aussi enregistrés en robotique. En réalité, tous les domaines de l’IA ont été, ou sont en passe d’être, révolutionnés par l’avènement du deep learning. C’est pour cela qu’on entend parler sans cesse d’intelligence artificielle depuis trois ou quatre ans. Tous ces systèmes sont basés sur l’apprentissage automatique, c’est-à-dire qu’ils sont entraînés à partir de données, les fameux big data. D’ailleurs, ces techniques ont été rendues possibles, d’une part, par l’apparition simultanée de grandes bases de données. Et, d’autre part, par l’apparition des cartes graphiques développées pour les jeux vidéo, les GPU, capables de calculs numériques ultra-rapides. Cette combinaison a permis d’entraîner des neurones artificiels, ce qui a généré un grand engouement de la part de l’industrie.

Profil

• Né en 1960 à Paris.

• Diplômé de l’Ecole supérieure d’ingénieurs en électronique et électrotechnique (ESIEE) de Paris et de l’Université Pierre et Marie Curie (Paris).

• En 1988, il rejoint les laboratoires de AT&T Bell.

• Il est nommé, en 1996, directeur du département “Image processing research” chez At&T Labs.

• En 2003, il devient professeur de la New York University.

• Il prend le poste de directeur de Facebook AI Research en 2013.

• En 2015, il préside à l’ouverture d’un centre de recherche IA à Paris.

Quels sont les exemples d’intelligence artificielle que l’on utilise déjà aujourd’hui ?

L’IA est utilisée de manière journalière par Facebook et d’autres sociétés. Ces entreprises se sont d’ailleurs réorganisées autour de l’intelligence artificielle et ses techniques d’apprentissage profond. Facebook ne fonctionnerait pas aussi bien sans ces techniques-là. De nombreuses autres entreprises du domaine vivent actuellement la même réorganisation. Certaines sociétés offrent même des plateformes dans le cloud pour permettre à d’autres, qui n’ont pas les moyens de la développer en propre, d’avoir accès à l’IA.

Mais ce qui nourrit nombre de fantasmes aujourd’hui, c’est bien une intelligence artificielle plus développée, voire générale, qui peut aller plus loin et combiner plusieurs technologies. Or, vous vous montrez prudent par rapport à cela. Pourquoi ?

A l’heure actuelle, il s’agit de systèmes spécifiques étroits pour des applications particulières. Ils fonctionnent déjà très bien pour la reconnaissance d’images, la compréhension d’un texte, la traduction. Et les technologies de base pour des applications plus complexes comme la conduite automatique des voitures ou la reconnaissance d’images médicales sont d’ores et déjà disponibles. Dans les années qui viennent, ces applications vont largement se déployer. Dans l’imagerie médicale, il faut encore arriver à collecter – et donc avoir accès ! – à des masses importantes de données. Pour la voiture autonome, beaucoup de technologies sont étudiées : il faut encore en tester la fiabilité et en réduire le coût mais, technologiquement, nous disposons de tout ce qu’il faut pour faire rouler une voiture seule dans la plupart des situations. Bien sûr, il va encore falloir un peu de temps avant de pouvoir appeler une voiture depuis un téléphone portable et la faire venir toute seule. Dans cinq ou six ans, les premièrs véhicules de ce type rouleront dans nos rues. Leur déploiement plus large se fera cinq ou 10 ans après. Mais ce n’est pas de l’intelligence artificielle générale. Pour y arriver, nous n’avons pas encore les techniques, ni même la science. Il nous manque les bonnes formulations mathématiques. Et le développement de vrais assistants virtuels intelligents qui nous aideront dans notre vie quotidienne prendra, lui, bien plus de temps.

Tous les progrès technologiques ont conduit à un déplacement de métiers : certains disparaissent, d’autres apparaissent. C’est une constante depuis la révolution industrielle.”

Pourtant, les géants du Net, Google et Apple en tête, semblent avancer très rapidement dans ce domaine des assistants virtuels.

Pour l’instant, les chatbots disponibles, comme Siri, Alexa ou Google Home, sont scriptés. Il s’agit, en réalité, d’intelligence humaine régurgitée. Si l’on sort du scénario, la machine répond par une pirouette ou ne sait pas répondre. Nous cherchons encore des techniques pour acquérir un peu de bon sens ou de sens commun, ce qui rendrait le dialogue avec la machine moins frustrant. Pour cela, il faut enregistrer des progrès significatifs qui ne sont pas seulement technologiques mais également scientifiques. Cela impose de reformuler le problème de l’apprentissage automatique, les mécanismes sous-jacents d’intelligence. Et cela pourrait prendre des décennies.

Insinuez-vous que l’on soit loin d’une intelligence artificielle qui soit de nature à bouleverser les emplois actuels ?

Avec les technologies actuelles basées sur les apprentissages supervisés, certains métiers seront déjà déplacés. C’est une certitude. Mais ce n’est pas un processus différent des autres évolutions. Tous les progrès technologiques ont conduit à un déplacement de métiers : certains disparaissent, d’autres apparaissent. C’est une constante depuis la révolution industrielle. Par exemple, en Europe à la fin du 19e siècle, les gens travaillaient dans les champs. Aujourd’hui, ce métier ne représente plus que 2 % de la population. Les métiers évoluent, simplement. Les radiologues, par exemple, ne seront pas au chômage mais je pense que leur travail sera beaucoup plus intéressant.

Plus intéressant ? Cette évolution donne plutôt l’impression qu’ils seront soumis à une machine qui effectuera elle-même le diagnostic et pourquoi pas, à terme, l’élaboration d’un traitement.

Ah non, ce sera justement tout le contraire ! Aujourd’hui, le travail d’un radiologue consiste à s’asseoir devant un écran et à analyser des tranches d’IRM et de scanners, la plupart n’ayant rien. Cela nécessite une attention constante pour détecter le moindre indice.

A terme, la machine va filtrer les images et écartera celles qui n’ont absolument rien. Cela permettra au radiologue de se concentrer sur les cas compliqués et intéressants. Cela rendra son travail bien plus passionnant qu’aujourd’hui puisqu’il pourra se concentrer uniquement sur les problèmes que la machine n’a pas réussi à résoudre. De manière générale, beaucoup de métiers seront déplacés et deviendront plus intéressants.

Dans une intervention très médiatisée au Sénat français, le Dr Laurent Alexandre estimait que, d’ici 2050, aucun emploi qui n’est pas complémentaire à l’IA ne pourra exister. Qu’en pensez-vous ?

C’est comme si en 1950 on avait dit qu’aucun métier qui n’est pas complémentaire au stylo à bille n’existera. Ou en 1960, qu’aucun métier complémentaire de la machine à écrire ou du téléphone n’existera. C’est donc provocateur et ne reflète pas, selon moi, la réalité. C’est vrai que beaucoup de métiers vont évoluer vers une interaction homme-machine. Mais c’est déjà le cas, tous les opérateurs de grues et d’engins voient ces appareils comme une extension de leur propre corps. Nous voyons déjà les ordinateurs comme des extensions de notre intelligence et cela va continuer de se développer. Ils vont amplifier notre intelligence et cela va conduire à une réévaluation de la valeur qu’on donne aux choses de la vie. Les biens matériels vont diminuer en valeur car leur fabrication sera automatique. Un lecteur Blu-ray s’achète 50 euros alors que c’est une technologie très sophistiquée qui fait intervenir des inventions récentes comme le laser bleu. Mais si vous allez acheter une pièce chez un potier, qui utilise une technologie plus que millénaire, il vous en coûtera 200 euros.

Le regain de créativité comme rempart à l’intelligence artificielle constitue un argument souvent avancé. Pourtant, des intelligences artificielles ont déjà créé des scénarios de film, des livres et même une peinture à la façon de Rembrandt… La créativité n’est donc même plus le propre de l’être humain !

Effectivement. Des intelligences artificielles écrivent aussi de la musique. Et certains travaillent même sur des systèmes qui inventent la suite d’une vidéo à partir d’un segment initial. Il existe des travaux intéressants sur la signification de la créativité des machines.

Mais il y a des limites. Il est possible, certes, de créer des pièces visuelles amusantes mais l’art permet avant tout de communiquer des émotions humaines. Donc si une machine crée une oeuvre, cette composante artistique disparaît. Et cela perd de son intérêt. On finira par réévaluer des expériences qui se concentrent sur l’interaction humaine. D’ailleurs, connecter les gens, c’est la raison d’être et le business de Facebook.

La véritable intelligence artificielle, aujourd’hui, ce sont les grands ” plateformistes ” qui la détiennent grâce à l’accès à la gigantesque collection de données qu’ils possèdent. Les start-up sont-elles en mesure de faire de l’IA ?

Oui. En réalité, la valeur de l’accès aux données est moins grande que ce qu’on ne pense. Pour les activités de Facebook Artificial Intelligence Research (FAIR), nous utilisons des données publiques qui nous permettent de comparer nos méthodes à celles des autres, et donc de faire de la science. Quand nous testons une nouvelle idée pour voir si cela marche bien, nous comparons nos résultats à ceux obtenus par d’autres sur les mêmes bases de données publiques. Pour la recherche fondamentale, nous utilisons finalement assez peu de données propres à Facebook.

Donc toutes les photos, vidéos et informations postées par les utilisateurs de Facebook ne vous servent pas à développer l’IA ?

Non, en tout cas pas pour cette phase de la recherche fondamentale. Mais bien sûr, quand une technique semble assez bien fonctionner, nous pouvons l’essayer sur des applications en interne. Et là, la machine est entraînée sur des données internes. L’accès à des données importantes donne naturellement de la valeur au système d’intelligence artificielle. Mais ce n’est pas une caractéristique si essentielle. Par ailleurs, c’est devenu simple pour des start-up d’utiliser l’IA au travers des plateformes logicielles développées en open source par les grands groupes.

A l’inverse d’IBM qui commercialise Watson, Facebook ne semble pas avoir l’ambition de commercialiser un produit d’intelligence artificielle. Pourquoi ?

Facebook développe des technologies pour ses besoins propres dans le but de connecter les gens et de leur donner accès à l’information. Un but important à long terme consiste à créer des assistants virtuels qui aident les utilisateurs dans leur vie de tous les jours. Mais la technologie à cette fin n’existe pas encore. Les progrès sont rapides, mais avant que ces systèmes puissent résoudre tous les problèmes de notre quotidien, cela prendra du temps. Peut-être une ou deux décennies !

Vous faites allusion à l’assistant virtuel M ?

Oui, M est une expérience bien plus qu’un projet finalisé de produit. Il s’agit, pour l’instant, de voir quelles fonctionnalités les gens utiliseraient s’ils disposaient d’un assistant virtuel proche d’une intelligence humaine. M est constitué d’humains secondés par des machines. Voilà pourquoi un déploiement à grande échelle n’est pas possible pour le moment : cela coûterait beaucoup trop cher. Nous avons constaté qu’un petit nombre de questions sont récurrentes et, donc, faciles à automatiser. Mais il existe une longue liste de tâches très compliquées à effectuer pour lesquelles il faut des technologies d’automatisation dont nous ne disposons pas. Cela requiert des changements majeurs dans les technologies actuelles et prendra donc du temps.

Les machines ne sont pas faites pour avoir les mêmes défauts et qualités que nous. Il n’y a aucune raison qu’une machine ait l’instinct de survie ou le désir de dominer d’autres entités intelligentes.”

Les développements liés à l’intelligence artificielle sont majoritairement conduits par des Américains et des Chinois. Quel rôle peut jouer l’Europe selon vous ?

Il faut se méfier de la partie visible de l’iceberg. De nombreuses technologies qui ont l’air bluffantes sont développées par Facebook, Microsoft et d’autres acteurs tels que Nvidia, Mobileye ou Toyota dans la voiture autonome. Mais en réalité, elles se construisent sur des avancées scientifiques et des technologies dont la plupart des idées émanent des universités. C’est une des raisons pour laquelle Facebook fait de la recherche ouverte. Cela accélère les progrès du domaine complet. Peut-être que les réalisations épatantes viennent des Etats-Unis et de la Chine mais il y a beaucoup d’activités intéressantes en Angleterre et en France. L’Europe possède de grandes compétences. Voilà pourquoi Facebook a installé à Paris un centre de recherche sur l’IA. Il permet de recruter des gens de qualité en Europe continentale.

Cela n’en constitue pas moins une fuite des cerveaux européens puisque ces talents travaillent pour une entreprise américaine.

La réalité, c’est qu’il y a peu de recherche avancée dans l’industrie en Europe. Il n’y a pas ou peu d’entreprises européennes avec un labo ouvert sur l’extérieur, qui publient et font office d’innovateurs dans le domaine de la science. Il n’y en a pas, à part des filiales de sociétés américaines ou des boîtes européennes rachetées. Ce n’est certainement pas à cause d’un manque de talent, mais plutôt en raison d’une culture fermée et secrète. Mais le terreau principal, la condition nécessaire au succès, c’est la qualité des gens. Et, elle est présente. A charge des gouvernements de savoir comment mobiliser la créativité et la qualité pour accélérer le processus de développement de l’intelligence artificielle.

Croyez-vous dans l’apparition d’une IA générale plus intelligente que l’être humain ?

Les machines plus intelligentes que l’homme existent déjà mais pour des domaines restreints, comme jouer aux échecs ou conduire une voiture. Est-ce que nous allons réussir à créer des machines qui sont plus généralement intelligentes que l’homme ? Il n’y a aucun doute que oui. C’est juste une question de temps et de manière. Dans l’histoire de l’intelligence artificielle, les prévisions ont souvent été très optimistes. La circonspection est donc de mise puisque le problème est plus compliqué que nous le pensions. Dès qu’il y a un engouement pour de nouvelles technologies, des idées novatrices fleurissent. Et nous pensons avoir la solution au problème. Puis, on se heurte à un mur qui ralentit les progrès pendant quelques années, jusqu’à la prochaine idée qui relance l’intérêt. Ce qui est différent aujourd’hui, c’est la présence d’une industrie prête à financer l’étape suivante. Cela n’existait pas par le passé.

Doit-on avoir peur de la naissance de cette ” IA forte ” ?

La nature de l’intelligence artificielle sera très différente de l’intelligence humaine. Beaucoup craignent la compétition avec les machines parce qu’on leur attribue des traits de caractère qui font peur. Mais ce sont des traits humains. Par exemple, l’envie de dominer l’humanité, d’avoir accès aux ressources, etc. Or, les machines ne sont pas faites pour avoir les mêmes défauts et qualités que nous. Il n’y a aucune raison qu’une machine ait l’instinct de survie ou le désir de dominer d’autres entités intelligentes.

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