Objectif: changement de génération

Comment préparer les nouvelles générations à reprendre les rênes de l'entreprise familiale ? © Getty Images/iStockphoto

Aujourd’hui, 70 % des entreprises sur le marché belge sont des entreprises familiales. Quasi la moitié de ces entreprises sont aux mains de la première génération d’entrepreneurs et doivent être transmises dans les cinq à 10 ans à venir. Quarante pour cent d’entre elles n’ont pas encore structuré leur transmission, selon Bruno Soetaert, “customer journey expert” chez ING Belgique.

A la voix de Sandra Lennertz, ponctuée régulièrement par celle de son mari, Bruno Thysebaert, on perçoit que le moment est délicat. Le couple est à la tête de Bio-Life, une PME qui développe et fabrique des compléments alimentaires, et qu’ils ont lancée ensemble en 1991. Comme 40 % des entrepreneurs, Sandra Lennertz et Bruno Thysebaert ont plus de 50 ans et envisagent peu à peu de transmettre leur entreprise à Damien, un de leur deux fils, qui travaille depuis cinq ans dans l’entreprise familiale. Un moment important pour leur famille et pour la trentaine d’employés de cette entreprise basée à Isnes, entre Namur et Gembloux.

Mais ce processus prend du temps : il faut compter une dizaine d’années, en moyenne. Tout dépend de la taille de l’entreprise, de l’histoire familiale, de la réactivité des générations, des conflits qui peuvent surgir, etc. Pour Johan Hatert, partner en charge des fusions et acquisitions chez BDO, beaucoup d’entreprises ne préparent pas suffisamment ce passage de témoin.

Dialogue permanent

Damien Thysebaert n’est pas le seul à vouloir s’impliquer dans l’entreprise familiale. Valérie Denis, directrice de la chaire Familles en entreprises à l’Ichec, a interrogé plus de 300 jeunes concernés par une entreprise familiale entre 2011 et 2015. Sur base de cette étude, et avec l’aide de Manuela Hollanders, elle a coécrit le livre Dans les yeux de la Next Gen : “70 % d’entre eux sont, a priori, intéressés par jouer un rôle dans l’entreprise familiale”, explique-t-elle. Dès lors, comment préparer au mieux la transmission de son entreprise à un membre de sa famille ?

“La première chose, c’est d’informer les successeurs de l’état de l’entreprise. Où en est la société ? Qui sont les actionnaires ? A-t-elle encore du potentiel ?”, poursuit Valérie Denis. Ce principe est important pour Martine Reynaers, CEO de Reynaers Aluminium, à la tête du groupe familial depuis 1986. Les actionnaires actuels informent chaque année leurs enfants sur l’état de l’entreprise, dès leur 14e anniversaire.

Martine Reynaers, CEO de Reynaers Aluminium : Les gens me demandent souvent lequel de nos enfants va prendre la tête de l'entreprise après moi. Ce n'est pas sûr que nous ayons, aujourd'hui, dans la famille, les talents et l'expérience qu'il faut pour diriger la société.
Martine Reynaers, CEO de Reynaers Aluminium : Les gens me demandent souvent lequel de nos enfants va prendre la tête de l’entreprise après moi. Ce n’est pas sûr que nous ayons, aujourd’hui, dans la famille, les talents et l’expérience qu’il faut pour diriger la société.© dr

“Nous nous voyons deux à trois fois par an. Nous montrons les résultats de la société. Nous parlons des développements, des investissements importants, etc.”, explique-t-elle. Les stages, les rencontres avec les employés, les visites des filiales à l’étranger, etc., peuvent également donner un bon aperçu de l’activité et de l’état de l’entreprise aux futurs gestionnaires.

Echanger fait sens mais, en réalité, la discussion n’est pas toujours ouverte entre les différents membres de la famille. Or, cette communication permet de cerner la motivation, l’attitude par rapport aux valeurs et à la culture de l’entreprise, et les compétences des successeurs potentiels. Elle permet aussi de mieux cerner les projets de chacun, de construire une vision et une stratégie commune, et de cerner le type de dirigeant dont l’entreprise a besoin. Mais ce dialogue autour des questions de succession et de gestion n’est pas toujours simple. Dans une entreprise familiale, la frontière entre vie professionnelle et vie privée est ténue. “Comme c’est notre fils, nous avons peur des conflits. Cette proximité empêche souvent, de notre part, un franc-parler”, confie Sandra Lennertz, cogérante de Bio-Life.

Valider les compétences

En parlant de projet, cédants comme successeurs doivent garder à l’esprit que ce qui est

important, c’est la société. “Ce ne sont pas les besoins de la famille qui prévalent, ce sont ceux de l’entreprise”, poursuit Valérie Denis. La transmission, c’est finalement une renaissance, une nouvelle étape entrepreneuriale. Chaque successeur qui souhaite s’investir dans l’entreprise familiale doit avoir un projet, apporter sa contribution : comme accroître sa digitalisation, par exemple.

Cependant, avoir un projet ne suffit pas. Encore faut-il avoir les compétences pour le mener à bien. Vérifier ces compétences est indispensable pour s’assurer que le successeur ait toutes les chances de son côté pour arriver aux objectifs fixés, mais également pour qu’il soit légitime aux yeux des autres employés. C’est particulièrement important dans le cas de postes clés. “Si nos enfants veulent travailler en tant que directeur, il y a une procédure spécifique à respecter”, explique Martine Reynaers, CEO de Reynaers Aluminium. Des critères d’autant plus difficiles à remplir que la société est importante.

Martine Reynaers est à la tête d’un groupe qui compte 2.200 employés, est actif dans une septantaine de pays et a réalisé 430 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2017. “Les gens me demandent souvent lequel de nos enfants va prendre la tête de l’entreprise après moi, poursuit Martine Reynaers. Ce n’est pas sûr que nous ayons, aujourd’hui, dans la famille, les talents et l’expérience qu’il faille pour diriger la société. La famille peut aussi diriger au niveau du conseil d’administration et pas forcément au niveau de la direction générale.”

Charte familiale

Ces conditions d’accès aux différents postes de l’entreprise peuvent être inscrites dans une charte familiale. Tout comme la vision, les valeurs, la culture entrepreneuriale, les rôles de chacun, etc. Des critères qui doivent être identiques à ceux requis pour tout nouveau collaborateur extérieur à la famille. Quel type d’expérience et de compétences sont nécessaires pour ce poste ? Cela se complique lorsque plusieurs membres de la famille peuvent prétendre à la place ouverte dans l’entreprise.

Valérie Denis, directrice de la chaire Familles en entreprises à l'Ichec : Ce ne sont pas les besoins de la famille qui prévalent, ce sont ceux de l'entreprise.
Valérie Denis, directrice de la chaire Familles en entreprises à l’Ichec : Ce ne sont pas les besoins de la famille qui prévalent, ce sont ceux de l’entreprise.© dr

“Admettons que l’on ait plusieurs cousins et cousines qui rencontrent les critères, poursuit Valérie Denis. On va donc créer un comité de sélection – et ce sera noté dans la charte – constitué d’experts non familiaux qui viendront évaluer le meilleur candidat.” Une sélection ouverte également, si nécessaire, aux personnes extérieures. Quitte à préciser dans cette charte qu’à compétences égales, un membre de la famille sera toujours privilégié par rapport à un candidat extérieur. Et si la famille ne possède pas les compétences requises pour le poste en question, pourquoi ne pas l’attribuer à ce talent extérieur ?

Suite à une série de conflits, certaines familles interdisent même à leurs membres d’occuper un poste managérial pour ne se concentrer qu’à leur rôle au sein du conseil d’administration. Elles l’inscrivent donc dans leur charte familiale. Objectiver l’attribution d’un poste permet d’éviter les jalousies, de répondre aux besoins de l’entreprise et ainsi, d’augmenter la légitimité du nouveau collaborateur familial aux yeux des salariés. Communiquer aux membres du personnel les règles établies au sein de la famille, en toute transparence, aide également à renforcer cette légitimité.

Une succession progressive

Attendre qu’un poste se libère avant de l’attribuer à un membre de la famille est également un trait de bonne gouvernance. C’est un principe qu’ont suivi Guerric, Valérie, Anne-Sophie et Nadège Quatacker. Propriétaire de l’hôtel Bedford, un établissement fondé dans les années 1950 à Bruxelles, la famille Quatacker en est sa troisième génération. Guerric, Valérie, Anne-Sophie et Nadège Quatacker occupent différents postes au sein de l’entreprise familiale, dont celui d’ “hotel manager” pour ce qui concerne Guerric Quatacker. “A la base, des personnes externes à la famille étaient à ces postes. Au fur et à mesure, dès que ces employés partaient, nous avons repris leur place. Cela s’est fait petit à petit, dès qu’il y avait des opportunités”, raconte le manager.

Cette succession progressive a été également déterminante dans la transmission d’un autre établissement, le restaurant étoilé “Comme chez soi”. Ce midi-là, dans la cuisine, une brigade de toques et de tabliers s’affaire. Parmi eux, le chef Lionel Rigolet. Situé depuis 1936 place Rouppe, à Bruxelles, le “Comme chez soi” est devenu une institution au fil des quatre générations de cette famille de restaurateurs, dont Lionel Rigolet est membre par alliance. Plusieurs tables sont disposées dans la cuisine pour permettre aux clients de profiter de cette chorégraphie tout en dégustant leurs plats. C’est là que nous rejoignons Laurence Wynants, arrière-petite-fille du fondateur historique, et épouse de Lionel Rigolet. Le fouet d’un des cuisiniers ponctue régulièrement la conversation.

Début des années 1990, après des études à l’école hôtelière de Namur où elle rencontre son futur mari, Laurence Wynants revient travailler dans le restaurant familial. Son père, Pierre Wynants, propose alors à Lionel Rigolet de travailler quelques mois dans sa cuisine avant d’entamer son service militaire. “C’est comme ça que l’aventure a commencé”, raconte Laurence Wynants. Après son devoir national, le futur chef travaille quelques années à l’étranger. Il ne retrouve les cuisines du “Comme chez soi” que trois jours avant son mariage, en 1994. “A partir de là, il a fait le tour de la cuisine en occupant, peu à peu, tous les postes”, poursuit-elle. Le second en place à cette époque décide finalement de partir, libérant la place pour Lionel Rigolet. “Papa a ensuite commencé à s’absenter progressivement.” En 2007, le maître des lieux quitte définitivement sa cuisine. Lionel Rigolet devient alors officiellement le nouveau chef du “Comme chez soi”.

Trouver la combinaison gagnante

Là où cela se complique dans beaucoup d’entreprises familiales, c’est au moment de la transmission des titres de la société : comment transmettre les parts de son entreprise à ses successeurs ? Pour répondre à cette question, nous avons fait appel à Bruno Soetaert, customer journey expert chez ING Belgique et Jean-Philippe Weicker, legal advisor chez BDO. Une multitude de combinaisons sont évidemment possibles, mais elles sont généralement rassemblées dans deux scénarios : la vente ou la donation de son entreprise.

Sandra Lennertz, cogérante de Bio-Life : Comme c'est notre fils, nous avons peur des conflits. Cette proximité empêche souvent, de notre part, un franc-parler.
Sandra Lennertz, cogérante de Bio-Life : Comme c’est notre fils, nous avons peur des conflits. Cette proximité empêche souvent, de notre part, un franc-parler.© dr

Dans le cas de la vente, les enfants constituent souvent une nouvelle société et financent l’achat de l’entreprise de leurs parents grâce à un crédit, voire à l’intervention d’investisseurs extérieurs, avec le risque, malgré tout, de perdre une partie de cet ADN familial. “Dans ce scénario, les parents qui vendent l’entreprise familiale encaissent la totalité de la contre-valeur de leurs actions, y compris des réserves constituées par la société, sans payer de taxe. Pour la nouvelle entreprise des enfants, les intérêts du crédit de reprise sont fiscalement déductibles.”, précise Bruno Soetaert.

Une fois la recette de la vente perçue, les parents peuvent faire don d’une partie de cette recette à leurs enfants. Les cédants gardent ainsi un pécule pour leur pension. “Il est possible d’effectuer une donation d’argent liquide sans la faire enregistrer (elle ne donne donc lieu à aucun frais, Ndlr), en procédant à un simple virement bancaire, mais cela présente un risque si le donateur décède dans les trois ans qui suivent l’opération”, explique Jean-Philippe Weicker. Dans ce cas, cette donation fait l’objet de droits de succession. Pour éviter une taxation trop lourde en cas de décès, il est possible de l’enregistrer moyennant un taux de 3,3% en Wallonie ou de 3% à Bruxelles pour les donations en ligne directe (entre parents et enfants, comme c’est le cas dans cet exemple, Ndlr), de 5,5% en Wallonie ou de 7% à Bruxelles pour les donations à des personnes plus éloignées, par exemple des cousins. Il faut cependant noter que la perspective de recevoir une somme d’argent via une donation après la vente de l’entreprise n’est pas une condition pour obtenir un crédit pour financer cette opération.

Néanmoins, plus la société est importante, plus les successeurs éprouveront des difficultés à racheter l’entreprise. “Dans ce cas, le vendeur peut accorder des délais de paiement via un vendor loan (un crédit vendeur, Ndlr), ajoute Bruno Soetaert. Les successeurs doivent être non seulement capables d’acquérir la société familiale, mais aussi d’investir dans sa croissance, une fois qu’ils en sont propriétaires. Autre solution : les cédants peuvent aussi envisager de donner leur entreprise à un taux de 0%. Pour profiter de ce taux, les deux parties doivent respecter plusieurs conditions qui varient d’une région à l’autre. Notons cependant que les bénéficiaires de cette donation doivent se soumettre à certaines règles après la donation pour continuer à bénéficier de ce taux de 0%. En Wallonie, cette période dure cinq ans contre trois à Bruxelles.

Cependant, “le donateur supporte un gros inconvénient : il ne reçoit rien en échange de l’entreprise qu’il a développée pendant des années”, nuance Bruno Soetaert. “Il est

toutefois possible d’assortir la donation d’une charge, telle qu’une rente viagère à charge des enfants, ou de réserver l’usufruit des actions au donateur, ce qui lui permettra de continuer à percevoir les dividendes qui seraient distribués”, poursuit Jean-Philippe Weicker.

Transmettre son entreprise à un membre de sa famille n’est pas simple et impose une longue préparation. Au bout de cette transmission, il est important de “marquer le coup”. “Il faut prendre le temps du rituel”, clame Valérie Denis. Transmettre son entreprise, c’est clôturer un chapitre pour en ouvrir un autre. Il faut donc prendre le temps de remercier ses anciens collaborateurs, d’accueillir les nouveaux gestionnaires et de leur souhaiter le meilleur pour la suite, désormais, de leur entreprise.

Bastien Pechon

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content