Jef Colruyt: “Favoriser la famille peut faire couler une entreprise”

La première et deuxième générations de Colruyt Group. De droite à gauche : Franz Colruyt, Jo, Annie, Franz, Marie-Jeanne, Agnes, Jules, Elisabeth, la maman Adeline Moens et Cecile. André, le petit dernier, n'était pas encore né. © DR

Colruyt n’est pas une chaîne de supermarchés comme les autres. Sa politique de prix bas rend le consommateur heureux et l’actionnaire riche. La famille elle-même a un côté original. ” C’est une combinaison de sens des affaires, de goût de l’esthétique et de spiritualité, à quoi s’ajoute une solide dose de bon sens. ” Jef Colruyt, le CEO du groupe, s’exprime à coeur ouvert sur cette lignée dont les 108 rejetons réussissent à si bien s’entendre.

C’est en 1928 que Franz Colruyt (1901-1958), fils de boulanger, a l’idée d’ouvrir un commerce de marchandises coloniales à Lembeek, à proximité de Hal. Café et épices arrivent alors par le port d’Anvers. Moins d’un siècle plus tard, ce nouveau venu sur le marché belge de l’alimentation mène la danse. Avec sa politique des prix les plus bas et son vaste assortiment, la formule a très vite fait mouche. Sobriété des magasins, sérieux et bon sens en sont les maîtres mots.

Et que dire de la famille ? Qu’elle est restée simple malgré sa fortune… Car de 40 millions d’euros lors de l’entrée en Bourse, en décembre 1976, la valorisation boursière du groupe flirte aujourd’hui avec les 3,7 milliards. Ce qui n’a pas empêché Jo Colruyt de préciser, à l’occasion de son élection au titre de Manager de l’Année 1992 du magazine Trends, que la tribu était composée ” de religieux et d’artistes “. André, l’oncle de Jo, était prêtre, son frère Jef, peintre, Kamiel était sculpteur. Son père Franz et ses oncles Rik (Henry) et Jules étaient commerçants. Jo lui-même ne se destinait pas spécialement à une carrière de grand patron. ” Je n’ai pas eu le choix. En tant qu’aîné de neuf enfants, j’ai dû reprendre l’affaire. Si j’avais pu, j’aurais peut-être été architecte. Alors qu’ici, je suis tous les jours plongé dans les chiffres et l’argent ; sans cela, j’aurais été un grand rêveur “, avait-il ajouté.

” Toutes ces caractéristiques se sont transmises d’une génération à l’autre, affirme Jef Colruyt, fils de Jo, actuel CEO et Manager néerlandophone de l’Année 2002. La parenté inspire une certaine philosophie de vie. Nos racines remontent aux années 1400, dans la commune de Herfelingen, qui fait partie de l’entité de Herne, en Brabant flamand. Nous avons été façonnés dans l’argile du Brabant flamand. Ce qui signifie que nous cultivons la discrétion et la simplicité. Vous trouverez en moi une combinaison de sens des affaires, de goût de l’esthétique et de spiritualité, à quoi s’ajoute une solide dose de bon sens. ”

Un magasin Colruyt dans les années 1970.
Un magasin Colruyt dans les années 1970.

Holding familial faîtier

Construire et structurer de concert : ce mot d’ordre vaut aussi pour l’actionnariat familial. Début novembre 1976, 18 descendants de la maisonnée Colruyt travaillant pour la SA Etablissementen Franz Colruyt sonnent le rassemblement et initient l’entrée en Bourse. Adeline Moens, l’épouse de Franz Colruyt, est la principale actionnaire privée. A l’époque, l’actionnariat ne s’étend que jusqu’à la troisième génération.

La deuxième grande étape est franchie en février 2012, lorsque 108 membres de la famille, répartis entre 10 branches, créent la SA Korys, dont huit des neuf descendants de Franz Colruyt constituent aujourd’hui l’épine dorsale (André, le neuvième fils, a cédé ses parts en 1989). Theresa, une fille d’Henry, frère de Franz, est à l’origine de la neuvième branche ; quant à la dixième, elle est constituée d’arrière-neveux et nièces.

A l’image de ses magasins, la famille n’aime pas le clinquant. Jef Colruyt a beau être baron depuis l’été 2012, l’heure n’a jamais été aux mariages de raison, pas même avec la noblesse. Les 10 plus grands actionnaires s’appellent tous Colruyt, et sont tous des descendants de Jo et de Jules. Tout aussi remarquable : les actionnaires non familiaux sont peu nombreux ; dans ce domaine, les liens du sang sont primordiaux.

La fidélité à l’entreprise l’est tout autant. A l’époque de l’entrée en Bourse, la famille possédait les deux tiers de la SA Colruyt (elle en détient plus de 53 % aujourd’hui encore). La SA Korys réunit près de 46 % de la participation familiale dans la chaîne de magasins. ” Maintenir la cohésion familiale ne va pas de soi. Je suis très heureux que Korys y ait contribué, annonce Jef Colruyt avec soulagement. Le grand-père Franz a eu des difficultés à l’époque de la transmission de la boulangerie familiale à ses frères et soeurs. C’est la raison pour laquelle il a fondé en 1950 la SA Etablissementen Franz Colruyt. Par la suite, nous avons créé un certain nombre de holdings familiaux, au sein desquels nous n’avons toutefois pas pu intégrer les générations suivantes. Au début des années 2000, nous avions le sentiment d’être devenus un mastodonte. L’époque coïncidait avec la transmission de la deuxième à la troisième génération. Nous nous sommes réunis huit jours durant. Il s’agissait de définir notre identité commune, d’identifier les différences. Cet exercice a continué à nous tenir en haleine pendant des années. “

Jef Colruyt:

La SA Korys est donc le résultat de ce remue-méninges. Son nom est inspiré de corylus, qui désigne en latin le noisetier et dont dérive le patronyme Colruyt. Mais Corilus existait déjà en Flandre (il s’agit d’une firme spécialisée dans les logiciels médicaux), d’où le choix de la variante Korys. ” L’actionnariat familial veut régler la question de la transmission aux générations suivantes et aboutir à une structure unique de bonne gouvernance impliquant autant d’actionnaires que possible “, expose l’acte constitutif du 27 février 2012. ” Il s’agit de créer un holding faîtier, pouvant intégrer tous les actionnaires de la famille. Ce regroupement de l’actionnariat au niveau de la SA Korys doit assurer la continuité de l’entreprise sur le long terme. ”

La SA belge Korys est elle-même surplombée par une stichting administratiekantoor néerlandaise, la STAK Cozin, dans laquelle les mêmes actionnaires familiaux ont concentré leurs intérêts, cette fois en qualité de détenteurs de certificats. La stichting compte neuf administrateurs, dont aucun n’appartient au clan. ” Cinq administrateurs défendent surtout les intérêts des actionnaires, compte Jef Colruyt ; les quatre autres assurent des fonctions opérationnelles, que leur confère leur mandat d’administrateur au sein aussi bien de Colruyt Group que de Korys. Ce qui est générateur d’un équilibre sain pour la structure familiale. Car l’extension de la tribu entraîne une dilution des liens du sang. Les cercles de détenteurs de certificats nous ont offert la solution. Ils travaillent ensemble sur la base de thèmes, pas seulement de la parenté. ” Ces thèmes sont le développement durable, l’humanité, le monde. ” Nous voulons tous entreprendre en tenant compte d’un certain nombre de valeurs. Ce sont ces choix stratégiques que Korys est chargée de concrétiser. ”

Jef Colruyt:

La branche de Jo, la plus lourde de toutes

Les liens familiaux s’entretiennent à l’occasion des réunions officielles, comme celles du conseil d’administration et l’assemblée générale. ” Nous avons également des groupes de travail, des tables rondes, des soirées de discussion. Korys organise des visites d’entreprises. En fonction du sujet, on recense entre 20 et 40 participants. Et n’oublions pas les fêtes de famille ! Chaque année, plusieurs membres de la tribu viennent avec nous faire de la voile aux Pays-Bas ou skier dans les Alpes. ”

Au sein de Korys, certaines branches ont plus de poids que d’autres. C’est très simple : la branche ” Jo “, celle du CEO Jef et de son frère Wim, détient le plus grand nombre d’actions. Jef et Wim sont administrateurs de Colruyt, de Korys et de Cozin. A eux deux, ils ont fourni la moitié des administrateurs de Colruyt et de Korys : aucune décision ne peut donc être prise contre leur volonté. Jef est président du conseil d’administration de Colruyt Group et de Korys. Leur soeur Marian est en outre administrateur de Cozin, dont la présidence est tournante. Les étrangers ne sont pas précisément les bienvenus dans les conseils d’administration des véhicules familiaux : les postes d’administrateur sont exclusivement réservés aux descendants en ligne directe de Franz Colruyt et de son frère Henry.

Ce 27 septembre, Hilde Cerstelotte, qui fait partie de la troisième génération, succédera à son cousin Piet Colruyt au poste d’administrateur à l’occasion de l’assemblée générale des actionnaires de Colruyt. Piet restera administrateur de Korys. Hilde travaille chez Colruyt depuis 2003 ; elle est principalement chargée de la simplification des processus et de projets liés aux ressources humaines.

La famille doit travailler

Jef Colruyt, CEO de Colruyt Group:
Jef Colruyt, CEO de Colruyt Group: “Maintenir la cohésion familiale ne va pas de soi. Je suis très heureux que Korys y ait contribué.”

Les divers organes de direction préparent l’arrivée de la quatrième génération qui, forte de ses 60 membres, constitue le groupe le plus fourni au sein de la SA Korys. ” Nous nous occupons constamment des questions de succession, souligne Jef Colruyt, âgé de 58 ans. Ce sang frais arrivera au moment opportun. Nous avons mis tout en oeuvre pour permettre à la prochaine génération de faire son travail. Elle n’a aucune inquiétude à avoir, ce dont je me réjouis. Nous voulons être très ouverts au sujet de ces structures familiales ; nous voulons montrer qu’il est parfaitement possible de garder une maisonnée soudée. Je vois des entreprises dont les actionnaires familiaux revendent leurs parts parce qu’ils n’arrivent pas à s’entendre, c’est dommage. ”

Neuf membres de la lignée, dont cinq de la quatrième génération, travaillent dans la chaîne de supermarchés. ” Les critères de recrutement sont les mêmes que pour les candidats venus de l’extérieur, insiste Jef Colruyt. Il est par contre vrai que nous nous montrons plus souples à l’égard des rejetons candidats à des postes de jobistes ou de stagiaires : nous les encourageons. Mais il ne peut en aucun cas être question de népotisme. Tout le monde évolue au mérite. La famille n’a pas priorité, bien au contraire : elle doit, pour faire ses preuves, travailler plus que les autres. J’en sais quelque chose. Pour moi, c’est une question de bon sens. Favoriser la famille peut signifier la mort d’une entreprise. ”

Et les nouveaux actionnaires familiaux de bosser dur d’emblée. Les jeunes passent tous par la Korys Academy. ” Ils y entrent à 17 ans, pour suivre une formation de trois ans, dévoile Jef Colruyt. Tout y passe : le marketing, la vente, la logistique, les actions, le fonctionnement du conseil d’administration. La direction et les membres du conseil d’administration y donnent des conférences. On travaille sur des projets thématiques. Tous les actionnaires doivent suivre cette formation, nous voulons qu’ils sachent de quoi ils parlent. Ils bénéficient de ce que rapportent les actions Colruyt, mais ils doivent aussi partager les responsabilités. ”

Les questions familiales semblent donc constituer un job quasi à plein temps pour le CEO. ” Elles exigent en effet beaucoup de travail. Nous nous en occupons en compagnie des neuf administrateurs de la stichting Cozin, à quoi s’ajoute un groupe de travail constitué de 10 personnes. C’est une tâche à part entière, qui est parfois décourageante ; mais à d’autres moments, on se dit qu’on a vraiment bien avancé. Je n’ai pas du tout l’impression d’être un pater familias. Je mets évidemment mes connaissances et mon expérience au service de la famille, mais rien n’est acquis ; tout passe par le dialogue, les propositions. Rien n’est imposé. ”

“Un regard positif sur le monde”

Si Colruyt présente aujourd’hui un bilan extrêmement sain, il n’en a pas toujours été ainsi. Les pionniers ont connu des années de vaches maigres. Le groupe est entré en Bourse à la fin de l’année 1976 : il s’agissait, en attirant de l’argent frais, d’alléger son colossal endettement. A l’époque, les capitaux propres ne représentaient pas plus d’un dixième du total du bilan. L’expansion rapide et les acquisitions immobilières avaient eu tôt fait d’aggraver l’endettement. L’entreprise s’est même régulièrement trouvée au bord de la faillite. Elle n’est devenue financièrement très saine qu’à partir des années 1990.

Au début des années 2000, la famille était donc particulièrement aisée. A l’époque, le groupe payait plus de 14 millions d’euros de dividendes par an. Plutôt que de thésauriser, la lignée a opté pour une remarquable politique d’investissements. “La réussite de Colruyt Group avait fait passer à l’arrière-plan les risques liés à l’entrepreneuriat, se souvient Jef Colruyt. L’idée même que les choses pouvaient mal tourner avait disparu. Il fallait ranimer ce sentiment. Pour réussir, il faut travailler dur. Entreprendre ne va pas de soi. Ce n’est pas de tout repos et les dividendes ne s’obtiennent pas aux distributeurs automatiques de billets.”

Entre 2000 et 2010, trois véhicules d’investissement familiaux, baptisés Stonefund, ont été créés. Ils servaient à financer des entreprises spécialisées dans les énergies vertes et durables, l’informatique ou la médecine. L’impact sociétal et la valeur ajoutée avaient été jugés plus importants que le rendement. Mais financièrement, ces fonds n’ont pas tenu la route. “Stonefund fut une expérience coûteuse mais surtout, instructive”, soupire Jef Colruyt. L’an passé, Stonefund 1 a acté une perte reportée de plus de 26 millions d’euros. Les participations sont systématiquement démantelées. Stonefund 2 (rebaptisé dans l’intervalle Korys Real Estate SA) s’est défait de toutes ses participations dans des entreprises technologiques et ne possède plus que le bâtiment de Hal, où Korys installera son siège social à la mi-2018. Stonefund 3 est lui aussi démantelé ; il investissait par exemple dans Odislor, une entreprise bretonne aujourd’hui faillie spécialisée dans l’installation de panneaux photovoltaïques dans des exploitations agricoles.

Depuis le tournant du millénaire, la famille a investi, via Stonefund ou non, voire parfois en compagnie de tierces parties, dans une bonne centaine d’entreprises. Aujourd’hui, elle détient des participations dans des parcs éoliens (entre autres au large de la côte belge, en France et en Espagne), dans des projets immobiliers en Pologne et en Serbie, ainsi que dans une agence de travail intérimaire spécialisée dans les professions en situation de pénurie (House of Talents) ; ajoutons à cela les investissements dans Geodynamics, à Courtrai (solutions d’enregistrement pour les collaborateurs mobiles), dans Smartmat (colis-repas sains) et dans Agendia (tests de dépistage du cancer du sein). L’entreprise immobilière Re-Vive réhabilite et convertit en quartiers d’habitation d’anciens sites industriels dans diverses villes. “Chaque projet est une invitation à opter pour une vie meilleure et plus heureuse”, écrit sur le site Internet de Re-Vive Piet Colruyt qui, en plus d’être administrateur de Korys, est une des têtes pensantes de cette politique. Naïve, l’idée ? En tout cas, elle fait partie des valeurs-clés du clan. “A propos de quoi tous les membres de la famille sont-ils d’accord ? A propos de la nécessité de jeter un regard positif sur le monde”, conclut Jef Colruyt.

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