Quand les entrepreneurs remplissent les caisses de l’Etat

Johan Van Overtveldt et Kris Peeters © Belga

Les sociétés n’ont encore jamais versé autant dans les caisses de l’Etat qu’aujourd’hui. Au cours des sept dernières années, les recettes de l’impôt des sociétés ont augmenté de 70%. Ce n’est pas uniquement grâce aux bonnes performances de nos entreprises. Le taux d’imposition réel ne fait qu’augmenter. Cela ne peut plus continuer, se plaignent les employeurs. La Belgique risque de passer à côté de nombreux investissements étrangers.

Le gouvernement Michel peut remercier les entreprises belges. Le fait que le contrôle budgétaire 2017 ait été réglé aussi facilement est notamment la conséquence de l’augmentation des revenus issus de l’impôt des sociétés. En 2010, les entreprises payaient 9,2 milliards d’euros d’impôt sur leurs bénéfices, en 2016 on est passé à 15,2 milliards d’euros ou 3,6% du PIB. En 2017, l’impôt des sociétés devrait rapporter plus de 15,5 milliards d’euros. En sept ans, il s’agit d’une hausse de 6,3 milliards d’euros ou de 70%. A cet égard, la Belgique contraste avec les pays voisins, où le rendement de l’impôt des sociétés varie entre 2,5 et 2,6% du PIB.

“Les entreprises ont alimenté les caisses de l’Etat dans une mesure croissante ces dernières années. Alors que d’autres impôts, qui perturbent moins l’économie, ont diminué”, constate Pieter Timmermans, l’homme à la tête de la Fédération des Entreprises Belges (FEB).

Le fait que l’impôt des sociétés rapporte toujours plus a différentes causes. Beaucoup de sociétés se rétablissent doucement de la crise financière, ce qui signifie qu’elles ont moins de pertes reportées. En Belgique, les pertes fiscales sont déductibles de manière illimitée dans le temps pour une société. Cet avantage fiscal joue moins à mesure que les entreprises comptabilisent moins de pertes. Ensuite, il y a l’attaque européenne contre les excess profit rulings, les bénéfices excédentaires. Le Commission Européenne qualifie ce régime fiscal favorable aux multinationales en Belgique d’aide illégale de l’Etat, et les impôts sont tout de même réclamés.

Le taux réel augmente et s’approche du taux nominal

Mais la cause principale est le moindre attrait des intérêts notionnels. La faiblesse des taux d’intérêt met cet avantage fiscal pour les entreprises avec beaucoup de capitaux propres sous pression. Grâce à ce système, les sociétés peuvent déduire des intérêts de leurs capitaux propres de leur bénéfice imposable. Ces intérêts sont basés sur le taux d’intérêt à long terme et celui-ci diminue depuis pas mal de temps déjà. Et l’avantage pour les entreprises diminue par conséquent. Pour l’année d’imposition 2007, le taux d’intérêt s’élevait à 3,4%, à présent il est à peine de 1,131%. La Cour des comptes fait comprendre que les caisses de l’Etat encaisseraient de ce fait 772 millions d’euros supplémentaires en 2017. Ce chiffre a également circulé au sein du gouvernement. Dans une récente interview, la ministre du Budget Sophie Wilmès disait: “Nous pourrions en fait aller jusqu’à environ 700 millions d’euros, mais nous avons été prudents et nous avons inscrit 300 millions dans le budget.”

A très court terme, c’est une bonne affaire pour les finances publiques, mais toujours plus d’entreprises se soucient des effets à long terme. Car le taux belge réel de l’impôt des sociétés – donc sans une série de déductions et de régimes favorables – glisse doucement mais sûrement vers le taux nominal de 33,99%. Seuls la France et Malte appliquent un taux officiel plus élevé.

Le taux belge réel de l’impôt des sociétés a diminué pendant des années, jusqu’à environ 25% en 2007. Actuellement, il approche des 30%. Alors que la moyenne dans l’Union Européenne continue à diminuer. La croissance du taux réel de l’impôt des sociétés rend la Belgique moins attirante pour les investisseurs étrangers. Et ce n’est pas tout. “Alors que notre taux d’imposition augmente, nos pays voisins envisagent une diminution. Nous serons ainsi plus chers que le marché”, prévient Timmermans.

La course vers le bas est un fait

En Europe, une bataille fait rage, en effet, pour attirer les entreprises par un impôt des sociétés plus bas. Les Britanniques envisagent de contrer l’exode attendu suite au Brexit par un taux de 15%, ou peut-être même inférieur. En France, les candidats aux élections présidentielles Emmanuel Macron et François Fillon font miroiter 25%. Le Luxembourg parle de 18% et la même discussion se tient aux Pays-Bas. La course vers le bas est un fait.

Le ministre des Finances Johan Van Overtveldt (N-VA) estime que la Belgique ne peut pas rester à la traîne. Il plaide depuis plus d’un an déjà pour une réforme de l’impôt des sociétés. Le taux nominal diminuerait à 20% d’ici 2020. En même temps, toute une série de déductions seraient réduites ou supprimées. Mais le dossier est depuis des mois au frigos et cela inquiète les organisations patronales. Timmermans: “Une réforme est nécessaire. Une diminution de l’impôt des sociétés stimule l’entrepreneuriat, les investissements, la croissance et la création d’emploi. Mais cela devient de jour en jour plus difficile de réformer l’impôt des sociétés sans créer de problèmes budgétaires. L’objectif était notamment de compenser la suppression des excess profit rulings et la moindre attirance des intérêts notionnels par une diminution des taux. Nous l’attendons toujours. La hausse du précompte mobilier à 30% n’est également pas compensée. Le rendement est simplement utilisé pour mettre de l’ordre dans le budget.”

Le nouvel impôt des sociétés

La FEB reçoit l’appui du Fonds Monétaire International dans son plaidoyer pour un autre impôt des sociétés. Le FMI est favorable à la diminution des taux simultanément à une suppression du nombre de niches fiscales. Seules les réductions fiscales favorables à la croissance pourraient continuer à exister. Voici les jalons de l’impôt belge des sociétés 2.0.

1 Taux plus bas, base plus large

Sur le principe de base de l’impôt des sociétés réformé, les économistes et les politiques sont doucement d’accord: le système actuel avec un taux nominal de 33,99% et de nombreuses déductions doit évoluer verse un taux de 20 à 25% avec moins de déductions. Des taux inférieurs et une base imposable plus large sont les principes généraux acceptés dans la fiscalité des entreprises. C’est également une tendance internationale.

Reste la question de la signification d’une telle réforme pour les finances publiques. Selon une étude du Conseil supérieur des finances, une diminution du taux à 25 ou 20% peut induire un trou dans les caisses de l’Etat de 1,4% du PIB, ou 5,6 milliards d’euros. Le FMI est moins pessimiste et il parle d’un coût de maximum 4,4 milliards d’euros (1,1% du PIB). Le ministre des Finances Johan Van Overtveldt affirme que la réforme qu’il a proposée est budgétairement neutre, mais le partenaire de coalition CD&V le conteste.

Selon le FMI, une réforme pourrait en partie être amortie par des investissements supplémentaires par exemple. Toute diminution de 1% de l’impôt des sociétés coûte en fait seulement 80 cents aux autorités, selon le FMI. Le rapport affirme qu’il y a ‘place pour une réforme qui soutient le potentiel de croissance, sans compromettre les recettes fiscales”.

2 Pas de réductions économiquement inutiles

Quelles déductions et régimes favorables doivent passer à la trappe ? Selon le FMI, surtout ceux qui ne favorisent pas la croissance économique et sont dès lors inutiles. Les déductions des frais de restaurant, de réception et de voiture pourraient ainsi parfaitement disparaître. Le système des amortissements dégressifs pourrait être remplacé par des amortissements linéaires. Les entreprises pourraient de la sorte amortir moins rapidement leur matériel et elles paieraient plus rapidement des impôts.

3 Taux proportionnel au lieu de taux progressif

La plupart des pays appliquent un seul taux pour l’impôt des sociétés. Pas la Belgique. Les bénéfices jusqu’à 25.000 euros sont taxés à 24,98% chez nous, ceux entre 25.000 et 90.000 euros à 31,93%, tous ce qui est supérieur à 33,99%. Le FMI plaide pour des barèmes inférieurs, uniformes et proportionnels. Le taux progressif est économiquement perturbateur: il ne stimule pas les entreprises à devenir plus grandes. Ou il entraîne la subdivision des entreprises en de plus petites entités qui comptabilisent moins de bénéfice et paient donc moins de taxes. Cela conduit à des structures d’entreprises inefficientes.

4 Les pertes reportées continuent à exister

En Belgique, les pertes peuvent être reportées à une année ultérieure, ce qui entraîne une limitation du bénéfice imposable. Il n’y a pas de limite dans le temps, ni de limite du montant. Une limite dans le temps – par exemple jusqu’à dix ans – pourrait être une option, mais c’est désavantageux pour les entreprises sensibles à la conjoncture, surtout dans les secteurs industriels.

Une société belge ne peut pas consolider ses pertes et bénéfices. Si un seul département fait du profit et qu’un autre fait des pertes, la société doit alors tout de même payer l’impôt des sociétés sur le bénéfice du premier département. Le FMI plaide pour un assouplissement. Si les pertes peuvent être plus facilement absorbées dans le groupe, c’est susceptible d’encourager les entrepreneurs à faire preuve de plus de cran et d’audace. La FEB est également protagoniste de la consolidation fiscale tout comme dans d’autres pays. Les résultats des sociétés mère et fille peuvent alors être additionnés.

5 Intérêts notionnels pour les institutions non financières

Les intérêts notionnels doivent-ils continuer à exister ? Une question légitime maintenant que ce régime fiscal est devenu moins attrayant du fait de la faiblesse des taux d’intérêt. Le FMI met tout de même en garde contre une suppression. Cela créerait une insécurité juridique pour les multinationales qui sont précisément venues en Belgique pour cette raison. Mais les nombreuses sociétés financières qui utilisent ce système ont toutefois peu de valeur économique, reconnaît le FMI. Elles ont à peine de personnel et ne contribuent pas vraiment à la croissance économique

La FEB est également en faveur du maintien d’un intérêt notionnel attrayant, par exemple par le gel du taux. Pieter Timmermans: “Les capitaux propres et les capitaux empruntés seront de la sorte traités de manière comparable sur le plan fiscal. Cela reste un puissant stimulant pour l’entrepreneuriat, la croissance et l’emploi. Également pour les PME et les sociétés familiales.”

6 Maintien et ajustement des déductions à l’innovation

Certaines déductions fiscales ont un impact à la baisse sur les coûts de recherche et développement et peuvent par conséquent stimuler l’innovation. C’est une bonne chose, déclare le FMI. Les sociétés exploitant des droits de propriété intellectuelle voient par exemple 80% de leurs revenus exonérés fiscalement dans notre pays.

Mais d’autres revenus de l’innovation sont fiscalement privilégiés dans l’impôt des sociétés. Les revenus nets de l’innovation sont déductibles à hauteur de 85%, ce qui signifie une pression fiscale effective de 5,1% sur ces revenus. La Belgique score particulièrement bien en la matière comparativement à d’autres pays. Seuls Chypre et le Liechtenstein font mieux. La FEB est un grand défenseur de ce type de déductions.

Mais le FMI exprime des réserves. Le régime favorable avantagerait surtout les grandes entreprises et certains secteurs (pharma, chimie). Le FMI plaide pour l’attribution de déductions à l’innovation via les coûts salariaux, ce qui est d’ailleurs déjà possible en Belgique. Le salaire des chercheurs dans les entreprises et les institutions de la connaissance peut à 80% être exempté de versement du précompte professionnel

La faiblesse des taux d’intérêt atrophie la déduction des intérêts notionnels

Impasse à la rue de la Loi

La réforme de l’impôt des sociétés est au frigo de la rue de la Loi depuis des mois maintenant. Lors de l’établissement du budget 2017 à l’automne de l’an dernier, le ministre des Finances Van Overtveldt a mis sur la table une réforme calculée. Le CD&V s’est senti pris de vitesse et a exigé un impôt sur la plus-value sur les actions en compensation. Depuis lors, le dossier est bloqué.

Le Premier ministre Charles Michel s’en est approprié mais les choses n’avancent pas. Le libéral francophone aimerait volontiers continuer à gouverner après les élections de 2019 et ne désire brusquer personne, certainement pas le CD&V. La réforme de l’impôt des sociétés aura-t-elle dès lors vraiment lieu ? Les principaux défenseurs restent la N-VA et l’Open Vld. Mais pour les libéraux, ce n’est possible que sans impôt sur la plus-value. “Un tel impôt est inacceptable”, entend-on du côté de l’Open Vld. “Une diminution de l’impôt des sociétés reste bienvenu. Mais c’est un trophée pour Johan Van Overtveldt. Si elle n’a pas lieu, c’est bon aussi.”

Seules les réductions fiscales qui favorisent la croissance peuvent, selon le FMI, être maintenues

La société comme échappatoire

Le vice-Premier et ministre du Travail Kris Peeters est l’un des membres du CD&V qui lie expressément une réforme de l’impôt des sociétés à un impôt sur la plus-value sur la vente des actions. Il craint qu’une diminution de l’impôt des sociétés incitera beaucoup d’indépendants à créer une société, et donc à payer moins d’impôt.

Pour l’instant, cela fait peu de différence qu’un dirigeant d’entreprise travaille oui ou non via une société. S’il n’a pas de sprl ou de sa, il est soumis aux taux d’imposition de l’impôt des personnes physiques qui grimpent jusqu’à 50%. Ou alors il peut fonder une société et se payer un salaire minimum de 36.000 euros, et distribuer le bénéfice en dividendes. Mais avec un précompte mobilier de 30% sur les dividendes, la pression fiscale globale s’élève dans ce cas aussi à plus de 50%.

Une autre possibilité consiste, pour le chef d’entreprise à percevoir le salaire minimum de 36.000 euros mais à garder les bénéfices dans sa société. Si, plus tard, il vend son entreprise, il ne devra pas payer d’impôt sur la plus-value sur les actions. Selon l’étude du FMI, la pression fiscale moyenne s’élève dans ce cas à un peu plus de 30%.

Kris Peeters désire fermer cette échappatoire fiscale avec une taxe sur la plus-value. Mais pour l’Unizo, l’organisation des indépendants, c’est une hérésie: l’argent que les indépendants gardent dans leur société sert, pour nombre d’entre eux, de réserve de pension.

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