Pourquoi Lloyd’s a posé ses valises à Bruxelles

Lloyd's n'est pas une compagnie d'assurance comme les autres. Ce géant mondial dont le siège est à Londres (photo) est, en effet, un animal hybride, à la fois marché et compagnie. © BELGAIMAGE

Dans la bataille entre capitales pour attirer les institutions financières à la recherche de nouvelles bases européennes après le Brexit, la place de Bruxelles vient de marquer un solide point.

Le 30 mars, un jour après la notification officielle par Londres de sa sortie de l’Union européenne, Lloyd’s of London, le marché tricentenaire de l’assurance, a publié un communiqué qui a fait chaud au coeur du Premier ministre Charles Michel : Lloyd’s disait choisir notre capitale pour y installer sa base continentale et continuer à bénéficier du passeport européen lui permettant d’opérer facilement dans l’Union européenne. Cette entité bruxelloise devrait être opérationnelle au 1er janvier 2019.

Certes, Lloyd’s ne compte déménager qu’une petite centaine d’emplois chez nous et conserver son QG à Londres. Mais le fait qu’une des plus vénérables institutions britanniques choisisse la Belgique pour s’installer est ” une excellente nouvelle pour la crédibilité du pays “, a réagi Charles Michel.

Précieux passeport

Mais au fait, pourquoi fallait-il que Lloyd’s crée rapidement une antenne sur le continent ? Certes, l’Europe hors Royaume-Uni représente 14 % de ses revenus totaux. Mais la vraie raison est ailleurs. Elle s’appelle Brexit. Tant que le Royaume-Uni est membre de l’Union européenne, Lloyd’s bénéficie d’un passeport européen : une fois agréée dans son pays d’origine, l’institution peut opérer dans les autres Etats membres sans devoir être agréée individuellement dans chacun d’eux. Mais avec le Brexit, ce passeport va disparaître, à moins que Lloyd’s établisse dans les deux ans (le temps que le Brexit soit effectif) une filiale agréée dans l’Union européenne.

Le maintien de ce passeport est d’autant plus important que Lloyd’s n’est pas une compagnie d’assurances comme les autres. Ce géant (30 milliards de livres sterling de primes récoltés l’an dernier) est, en effet, un animal hybride, à la fois marché et compagnie. C’est un marché qui fait se rencontrer trois types d’acteurs : des clients qui cherchent une assurance, des intermédiaires spécialisés et les investisseurs privés qui acceptent de couvrir ces risques. Ces investisseurs se regroupent en syndicats – ils sont environ 80 aujourd’hui, – qui sont constitués pour une année. La plupart de ces syndicats se reconstituent au fil des ans avec à peu près les mêmes membres.

 Selon Inga Beale, CEO de Lloyd's, Bruxelles présente
Selon Inga Beale, CEO de Lloyd’s, Bruxelles présente “un cadre régulatoire robuste dans une position au coeur de l’Europe”.© BELGAIMAGE

Mais c’est aussi une corporation, une institution qui garantit le bon fonctionnement des remboursements des dommages et la solvabilité des investisseurs qui portent les risques. Et le fait d’être une corporation reconnue par le droit européen est précieux. ” Cela permet à Lloyd’s plutôt que de devoir demander un passeport européen pour chaque syndicat individuellement de recevoir un agrément unique à ce titre “, explique Wauthier Robyns, directeur de la communication d’Assuralia, le lobby belge des assureurs.

Bruxelles, ma belle

Au lendemain du référendum du 23 juin 2016 validant le Brexit, l’institution s’est donc mise à la recherche d’un point d’ancrage où il pourrait constituer une filiale agréée par un gendarme européen de l’assurance et conserver son fameux passeport. Il a établi une liste de 37 critères. Six mois plus tard, Bruxelles s’est retrouvée sur une short list de quatre ou cinq noms. Et notre capitale a finalement remporté ce concours de beauté.

Pour conserver son passeport européen, Lloyd’s doit établir, le temps que le Brexit soit effectif, une filiale agréée dans l’Union européenne.

Certes, la Belgique n’est pas une terre inconnue pour le management de Lloyd’s qui compte un Belge, Vincent Vandendaele, dans sa haute direction (il officie, depuis 2012, comme chief commercial officer). Mais il y a évidem-ment davantage. Tout d’abord, les avantages naturels de Bruxelles ont évidemment joué. ” La ville présente un certain nombre d’atouts, note Wauthier Robyns. Vous êtes à proximité du centre de décision politique européen. Vous êtes à la croisée de deux cultures, celle de l’Europe du Nord et celle de l’Europe latine. Sur le plan des communications, la ville n’est pas mal lotie et la pratique du multilinguisme y est assez naturelle. Dans d’autres places financières, la fonction publique serait peut-être plus crispée à l’idée d’employer la langue anglaise. ”

” Bruxelles rencontre les éléments cruciaux qui sont un cadre régulatoire robuste dans une position au coeur de l’Europe “, résume Inga Beale, CEO de Lloyd’s. Des atouts renforcés par un lobbying politique. Conscient du symbole que pouvait revêtir pour notre place financière l’arrivée d’un nom aussi prestigieux, Charles Michel a, en effet, entretenu des contacts réguliers avec, entre autres, le président de Lloyd’s, John Nelson. Comme à Davos en janvier où notre Premier ministre a vanté, une fois encore, les projets du gouvernement de renforcement de l’industrie financière. Parallèlement, Lloyd’s est entré en contact avec notre Banque nationale, le gendarme des assureurs. ” Ils nous ont contactés comme toute institution qui désire avoir un agrément en Belgique “, confirme la BNB, qui précise qu’elle a mis en place, après le Brexit, une ” infrastructure d’accueil pour les fintech ou les investisseurs potentiels en Belgique afin d’accompagner ces candidats dans la compréhension du cadre réglementaire et dans l’octroi des agréments à obtenir. L’objectif est simplement de faciliter la vie de ces investisseurs car les exigences réglementaires auxquelles toute institution doit souscrire sont dictées par la réglementation européenne “.

Pragmatisme à la belge

Ce pragmatisme à la belge a vraisemblablement pesé également lourd dans la balance en faveur de Bruxelles. ” Nous avons expliqué que la réglementation sur l’emploi des langues pouvait en théorie paraître complexe, mais qu’il existait en réalité beaucoup de souplesse et que les relations avec les autorités pouvaient se faire en anglais, explique une source proche du dossier. La faculté de la Banque nationale de travailler en harmonie avec les régulateurs britanniques, même après le Brexit, a rassuré le management de Lloyd’s. ”

Auprès de Lloyd’s, on espère d’ailleurs que ce déménagement bruxellois fasse des émules : ” Je m’attends à ce qu’un petit écosystème se développe graduellement à Bruxelles, a affirmé John Nelson au Financial Times. Je pense que d’autres entreprises pourraient nous suivre. ”

Existerait-il donc un écosystème financier chez nous ? ” Je crois que ce que Lloyd’s veut souligner, c’est la possibilité de joindre à Bruxelles les grands courtiers internationaux (Aon, Marsh, Willis, etc.), les grands consultants, les grands cabinets d’affaires internationaux. C’est de l’existence de ce microcosme-là qu’il est question “, estime Wauthier Robyns.

Un microcosme que les autorités pourraient faire grandir, estime-t-on chez Assuralia. ” Nos revendications à l’égard des autorités sont celles que vous allez entendre ailleurs dans le monde de l’entreprise en Belgique, dit encore le porte-parole d’Assuralia. Cela commence par avoir une fiscalité et une législation sociale qui soient accommodantes pour les investisseurs étrangers. Et cela se termine par résoudre les problèmes des tunnels et des bouchons ! ”

Une institution “So British”

Lloyd’s of London est une institution séculaire et riche en traditions comme les Britanniques en ont le secret. “Les touristes qui désirent se plonger dans l’histoire britannique vont à l’Abbaye de Westminster ou à Tower Bridge. Les courtiers en assurances vont chez Lloyd’s of London où les documents sont encore écrits à la plume, où les contrats sont scellés par l’apposition d’un tampon et où les déjeuners d’affaires sans alcool sont vus comme une hérésie”, relevait récemment le Financial Times.

L’histoire de Lloyd’s remonte aux alentours de 1688, lorsqu’un certain Edward Lloyd ouvre un café au coeur de Londres. Pour attirer la clientèle des hommes d’affaires, il récolte des informations commerciales, notamment sur les navires transportant des cargaisons des colonies vers la capitale. Les armateurs s’y retrouvent et y négocient avec des investisseurs disposés à assurer leurs navires. Le marché des Lloyd’s of London (Lloyd’s en abrégé) est né.

Au départ, les investisseurs sont de riches particuliers (les Names dans le jargon de Lloyd’s), responsables sans limites sur leurs biens propres. Cette organisation est cependant violemment secouée au début des années 1990 lorsqu’éclate le scandale de l’amiante qui débouche sur une kyrielle de plaintes, notamment aux Etats-Unis. Les entreprises américaines attaquées par leurs anciens ouvriers se retournent contre leurs assureurs. Pour la première fois de l’histoire de Lloyd’s, les Names ne peuvent pas indemniser leurs clients : 1.500 d’entre eux (sur 34.000) font faillite.

Pour résoudre la crise, le Lloyd’s modifie sa structure en 1994. Il loge ses anciens risques dans une structure ad hoc et élargit le membership à des sociétés étrangères qui peuvent devenir membre à responsabilité limitée. “Grâce à cette réforme, nous avons ainsi pu devenir la première société non britannique à être membre de Lloyd’s, se souvient Pierre van de Mersch, aujourd’hui président du holding belgo-luxembourgeois Brederode, dont la filiale, Athanor, est active dans sept syndicats. Pour être membre, il faut certes montrer patte blanche, mais aussi, apporter des garanties, des funds at Lloyd’s qui peuvent être du cash ou des titres mis en dépôt. L’importance des risques auxquels les membres peuvent souscrire dépend de la hauteur de ces fonds.”

Une organisation onéreuse

Cette réforme assoit à nouveau la solidité de Lloyd’s, qui affiche aujourd’hui un beau rating (AA- chez Fitch, A+ chez Standard and Poor’s). Elle permet aussi de renforcer l’internationalisation du marché qui a réalisé l’an dernier 50 % de ses activités en Amérique du Nord, contre 15 % au Royaume-Uni, 14 % sur le reste du continent européen et 10 % en Asie-Pacifique. “Lloyd’s est un marché de niche, ajoute encore Pierre van der Mersch. Les syndicats ne couvrent pas les risques de masses : ils n’offrent pas de police d’assurance auto et presque pas d’assurance-vie. En revanche, ils assurent des risques très particuliers : les dommages corporels comme les mains des pianistes célèbres, les risques nucléaires (un syndicat s’est spécialisé dans ce type de business), les plateformes pétrolières, les événements… et la réassurance.”

Pour être présent aux quatre coins de la planète, Lloyd’s peut compter sur un réseau mondial de 200 courtiers qui négocient les assurances auprès des syndicats pour le compte de clients, et de 4.000 coverholders (des intermédiaires qui peuvent souscrire des risques pour le compte de syndicats). Ce réseau n’est pas gratuit et les charges opérationnelles représentent 40 % des primes encaissées, contre 25 % auprès de certains de ses concurrents. En 2016, Lloyd’s a engrangé un bénéfice de 2,1 milliards de livres sterling, apparemment en ligne avec les années précédentes, mais ces chiffres ont été embellis par les effets de change (des primes encaissées en devises et des comptes libellés dans une livre sterling qui a fortement chuté). Sans cela, Lloyd’s aurait accusé un bénéfice réduit à 1,4 milliard de livres, le plus faible depuis 2011.

Les écrits à la plume d’oie, l’usage des tampons et les négociations en face à face présentent un certain charme. Mais ces traditions coûtent cher, surtout à l’heure de la finance en ligne…

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