Pourquoi les héritiers Renault font un procès à la France

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Les héritiers du constructeur automobile attaquent l’Etat français en justice pour contester la nationalisation-sanction de Renault en 1945. Les clés de l’affaire.

Les petits-enfants de Louis Renault attaquent l’Etat français en justice pour contester la nationalisation-sanction de Renault en 1945 et obtenir réparation. Sept héritiers du constructeur ont en effet déposé lundi une assignation devant le tribunal de grande Instance de Paris afin de contester l’ordonnance de confiscation du 16 janvier 1945, qui transforme Renault en une Régie nationale.

Les faits historiques

Louis Renault fonde avec ses deux frères l’entreprise en 1898 dans la maison de campagne de leur père sur l’île Seguin à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), transformée en ateliers. Placé en 1940 sous contrôle allemand, Renault fabrique du matériel pour la Wehrmacht, ce qui lui vaut d’être arrêté pour collaboration avec l’ennemi quelques semaines après la Libération de Paris en septembre 1944 et incarcéré à la prison de Fresnes.

Fragilisé depuis plusieurs années par un accident vasculaire, il y meurt le 24 octobre, sans avoir été jugé. Le 16 novembre, le gouvernement provisoire présidé par le général de Gaulle examine le projet d’ordonnance “portant confiscation et nationalisation des usines Renault”.

Au projet originel de simple “réquisition” des usines est substitué le principe de la confiscation. Le capital de la société est alors évalué à 240 millions de francs, détenus à 96,80 % par Louis Renault, 0,73 % par sa famille, 0,60 % par les administrateurs et 1,87 % par les “employés supérieurs”. La confiscation ne s’applique qu’aux parts détenues par Louis Renault et les administrateurs. Les petits actionnaires sont expropriés mais indemnisés.

Les arguments juridiques pour contester l’ordonnance

L’avocat des héritiers Me Thierry Lévy fait valoir que l’ordonnance porte atteinte à plusieurs principes constitutionnels, dont le droit de propriété, garanti par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Mais ce qui pose problème aussi, c’est que la confiscation est décidée alors que Louis Renault est déjà mort et qu’il n’a pu être jugé. Ainsi auraient été bafoués la présomption d’innocence, les droits de la défense et la personnalité des peines (“nul n’est punissable que de son propre fait”) car les héritiers ont été punis à la place de leur grand père.

L’avocat considère que si l’ordonnance est inconstitutionnelle, le tribunal pourra dire que la nationalisation constituait une “voie de fait”, c’est-à-dire un fait de l’administration qui porte matériellement et illégalement une atteinte grave à une liberté fondamentale ou à un droit de propriété, et qui n’entre pas dans ses pouvoirs.

Enfin, l’assignation que s’est procurée le quotidien le Monde rappelle aussi qu'”aucune autre entreprise n’a fait l’objet d’un pareil traitement, même parmi celles dont les dirigeants ont été condamnés par la justice pour des faits de collaboration”. De fait, Renault a été la seule entreprise à être sanctionnée par une nationalisation.

La question de fond : Renault a-t-il collaboré ?

C’est la question fondamentale. Car si la famille porte l’affaire en justice, c’est parce qu’elle considère que c’est le seul moyen de “rétablir la vérité”. L’assignation s’inscrit en effet dans une campagne de réhabilitation pour démontrer que Louis Renault n’a pas collaboré.

“Cela fait 16 ans que l’on se bat pour ça”, explique Hélène Renault-Dingli, une des petites filles du fondateur qui rappelle sur Europe 1 que “l’usine a été mise sous contrôle allemand dès le début, alors même que mon grand-père était en mission aux Etats-Unis auprès du président Roosevelt pour continuer l’effort de guerre”. Pour elle, son grand-père a été “un bouc-émissaire” : le gouvernement provisoire aurait voulu “céder aux communistes” en sacrifiant “un symbole du patronat”.

Son époux, l’historien Laurent Dingli, a écrit en 2000 une biographie de Louis Renault. “Mon mari a eu accès à des archives inédites, le dossier de justice de Louis Renault qui est vide des faits dont on l’accusait”, affirme-t-elle. Dans un article publié en avril sur le site Louisrenault.com, il affirme que les négociations avec les Nazis aux premiers jours de l’Occupation étaient le fait de François Lehideux, le directeur général de l’entreprise et neveu par alliance de Louis Renault. Quant aux réparations de chars allemands, elles auraient été faites “dans des ateliers réquisitionnés par les Allemands sous la direction de leurs ingénieurs et avec du personnel recruté directement par eux”.

Des explications qui ne convainquent pas Annie Lacroix-Riz, professeur émérite à l’université Paris-VII. Dans un article paru en février, l’historienne affirme que Renault finançait l’extrême droite avant-guerre et rappelle que Louis Renault avait rencontré Hitler trois fois, en 1935, en 1938 et en et 1939. Pendant l’occupation, Renault aurait, selon elle, non seulement réparé mais aussi construit des chars.

Dans cette guerre des versions, les héritiers ont remporté une première bataille juridique en 2010. La Cour de Limoges a condamné le Centre de mémoire d’Oradour-sur-Glane à retirer une photo de Louis Renault entouré d’Adolf Hitler et d’Hermann Göring au salon de l’auto de Berlin, en 1939, ainsi que la légende qui indiquait que “Louis Renault fabriqua des chars pour la Wehrmacht”. La justice a en effet considéré que cette photo établissait “un lien historiquement infondé entre le rôle de Louis Renault pendant l’Occupation et les cruautés dont furent victimes les habitants”.

Pourquoi attaquer en justice aujourd’hui ?

Les héritiers avaient porté une première fois leur revendication en 1959 devant le tribunal administratif, puis devant le Conseil d’Etat, qui l’avait rejetée : l’ordonnance de 1945 ayant valeur de loi, un juge ne pouvait l’annuler. Or la création en 2008 de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) rend aujourd’hui cette contestation possible. Entrée en vigueur en mars 2010, cette réforme permet à tout citoyen de saisir, avec les filtres de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat, le juge constitutionnel de la constitutionnalité d’une loi, alors même qu’elle est déjà en vigueur. Il revient donc désormais au TGI de décider de transmettre ou non la QPC à la Cour de Cassation qui à son tour décidera de saisir ou non le Conseil constitutionnel.

L’Expansion.com

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